Présentation critique de l'apertisme
(en cours de correction et d'hypertextualisation)

Nous avons besoin d’un nom.

Un nom non biaisé, dépourvu de toute connotation a priori, pour dénoter l’idéologie contemporaine dominante des sociétés démocratiques en cours de mondialisation, la résumer en un point central ; pour condenser tout ce qui relève de cette survalorisation de la diversité, de l’échange et de la liberté, mais aussi de cette sociabilité nouvelle instantanée et horizontale qui caractérise notre temps. Car aussi surprenant que cela puisse paraître, cette idéologie, invisible en son principe bien qu’omniprésente en ses manifestations, non seulement ne se présente pas comme telle, mais elle a pu jusqu’à présent échapper à l’entreprise de définition la plus élémentaire qui soit, celle de la dénomination. Or, se montrer capable de nommer ce phénomène constitue la première condition de sa critique, mais aussi le cas échéant de sa défense explicite, et en tous les cas de notre capacité à apprécier avec pertinence les termes de la voie civilisationnelle dans laquelle nous nous trouvons engagés, souvent indépendamment de (pour ne pas dire contre) notre volonté.

L’idéologie implicite qu’il s’agit de définir doit successivement être appréciée sous différents aspects :

- Philosophique : elle se rattache avant toute chose directement à l’idéal de la société ouverte (open society) classiquement associée à Hayek et Popper. D’ailleurs, si un substantif clairement assigné existait déjà pour désigner « l’idéologie de la société ouverte », il ne serait pas nécessaire de créer un nouveau terme, une déclinaison du vocable existant suffirait à peu près. Cependant, pour affiner un peu, on peut remarquer qu’elle peut ensuite être considérée comme une branche de ce que j'appellerai l’humanisme dogmatique (c'est-à-dire la branche de l'humanisme selon laquelle c'est ontologiquement que l’homme est tenu pour la valeur suprême, au contraire de la branche de l’humanisme classique selon laquelle l’homme n’est envisagé que comme une créature intermédiaire perfectible à force d’éducation); il s’agit encore une forme d’individualisme, mais un étrange individualisme collectif, si l’on peut dire, les structures sociales organiques intermédiaires et les hiérarchies traditionnelles y étant remplacées par les relations en réseau généralisées. Elle relève également de l’utilitarisme par la priorité qu’elle donne à l’immanence sur la transcendance, et du cosmopolitisme dans sa capacité à relier immédiatement chaque individu à l’universel, quel que soit par ailleurs le niveau d’atomisation sociale de l'environnement dans lequel il évolue.

- Théologique : il s’agit avant tout d’un relativisme qui exclut toute référence à un absolu fixe et dominateur de nature à imposer une quelconque limite à la généralisation des flux horizontaux de circulation des hommes, des services et des marchandises. Aucun principe suprême n’est reconnu, qui permette de distinguer l’en-deçà de l’au-delà, de structurer une quelconque verticalité par l’affirmation d’une transcendance, même hypothétique. On peut envisager alternativement une telle approche comme un laïcisme, un agnosticisme, un athéisme ou plus précisément un anti-théisme. Son œcuménisme de principe se heurte, en une aporie irrésolue, à tous les dogmatismes traditionnels qu’elle prétend naïvement ou hypocritement pouvoir rassembler et/ou intégrer.

- Politique : au-delà des groupes et partis progressistes (ou auto-définis comme tels) qui en constituent l’origine historique, ce courant d’idées embrasse également toutes les forces –artistiques, associatives, médiatiques notamment- qui, d’une manière ou d’une autre, ont admis puis se sont mis à relayer l’hégémonie culturelle de ce que ses critiques ont appelé la « gauche morale », et son cortège de « luttes » contre toutes les « discriminations » ; c’est donc un mouvement qui, par sa volonté de désaliénation de toute détermination, s’apparente en première instance à la fois au socialisme (dont il reprend la logique égalitariste et la logique de révolution permanente), au libéralisme (dont il partage le principe de neutralité axiologique et la valeur de liberté) et à l’anarchisme (par son refus de toute autorité supérieure) ; lorsqu’il s’affranchit de toute opposition, sa systématisation extrême (soit la négation du réel nécessaire à la proclamation de l’abolition de toute différence, comme dans certains courants transgenres) relève aussi d’une forme de totalitarisme de la bienpensance que Philippe Muray désignait comme l’« l’Empire du Bien ». Il est aussi, bien sûr et pour ainsi dire par définition internationaliste et même plus précisément sans-frontièriste dans ses versions les plus radicales, ce qui en fait potentiellement un outil au service de l’impérialisme de ses promoteurs.

- Economique : très compatible avec le matérialisme marchand, il s’exprime au mieux dans un cadre libéral (ou libéral-social) productiviste éventuellement envahi d’un droit foisonnant et auto-généré créant un tel fatras de signes (juridiques, commerciaux et financiers) que rien de clairement structuré ne s’en dégage, tout pouvant à la fois se référer et s’opposer à tout sans qu’un principe supérieur ne permette d’ordonner ce chaos.

- Culturel : dominant sur la plupart des grands médias, des émissions les plus racoleuses aux programmes les plus prétendument culturels, il s’alimente de toutes les transgressions (même factices, l’essentiel étant qu’elles prétendent l’être), notamment celles de l’art contemporain, et il nourrit largement le discours politiquement correct sur l’abolition des différences et le culte de la diversité. Il encourage à détruire (ou plus exactement déconstruire ou inverser, à la suite de Foucault et des structuralistes) plutôt qu’à édifier, puis affiner ou nuancer, substitue les problématiques sociétales aux questions sociales (suivant la ligne politique préconisée par Terra Nova) et ironise sur l’existence résiduelle de toute structure organique hiérarchisée –famille, église, village-, surtout lorsque celle-ci plonge ses racines dans le passé ou la tradition.

Or si on cherche maintenant à organiser les différentes manifestations listées ci-dessus en causes et en conséquences, et si on s’applique à en dégager la nature essentielle, on observe que le principe central à l’œuvre est celui de l’ouverture, en ce que c’est celui-ci qui constitue au sens propre la condition nécessaire de l’échange –physique ou marchand-, mais aussi au sens figuré (celui de l’ouverture d’esprit) la condition de possibilité de l’évolution/de l’adaptation/du progrès.

Je propose en conséquence :

- de nommer cette idéologie « apertisme » (n. m.), du latin « aperire » qui signifie « ouvrir » (donnant aussi « aperture » en Anglais, « aprire » en Italien, « obrir » en Espagnol, « aperti » en Esperanto, et qui peut aussi se relier par consonance à « open » en Anglais ou Néerlandais, donc « öffnen » en Allemand), terminé du suffixe en « isme » classiquement utilisé pour désigner les idéologies. Ce terme se traduit facilement en « apertism » en Anglais ; « apertismo » en Espagnol ou Italien, ou « Apertismus » en Allemand ;

- et de la définir la plus synthétiquement possible comme l’idéologie qui postule que l’ouverture est par principe préférable à la fermeture, l’échange à l’autosuffisance, la liaison à l’indépendance, le relativisme aux actes de foi, et la tolérance à la critique.

On peut citer entre autres comme exemples de manifestations de cette idéologie :

La division du travail et le « doux commerce » international qui en résulte ; les lois anti-cartels ; le libre-échange ; la bourse ;

La pratique intéressée ou ludique du réseautage (LinkedIn, Facebook, jeux en réseau) ; les forums de discussion ; les wikis ; la programmation open-source ; le web en général ; la domination des moteurs de recherche sur les annuaires structurés ; le bitcoin ;

La généralisation du voyage comme activité de loisir et comme mode d’action professionnel ; les programmes d’échanges étudiants comme Erasmus ; l’économie collaborative ; le covoiturage ; le couchsurfing ; les fast-foods qui vous invitent à « venir comme vous êtes » ;

Les chaînes d’information en continu ; le mélange de l’information et du divertissement sous la forme de l’info-tainment, en particulier lorsque les plateaux réunissent des personnalités venant de domaines qui n’ont rien à voir les uns avec les autres; la multiplication des rubriques « people », « insolite » ou « humour » en page d’accueil des sites d’information générale; les vidéos virales ; les émissions de télé-réalité ;

Le pédagogisme ; le nivellement par le bas du niveau scolaire, notamment concernant les savoirs fondamentaux, masqué par une baisse des sanctions et une augmentation des évaluations moyennes inversement proportionnelles ; le franglais ;

Le mouvement hippie ; le mouvement new-age ;

La lutte contre les discriminations (à l’exception contradictoire de la discrimination positive) ; la tolérance (sauf face à ce qui est désigné, en général unilatéralement, comme intolérant) ; la généralisation des « droits » sans contrepartie en termes de « devoirs » ; en particulier le droitdelhommisme, qui justifie souvent le droit d’ingérence ; les « anonymous » ;

La dénonciation des stéréotypes, des « stigmatisations » et des « amalgames » ; la valorisation du métissage qui se conjugue contradictoirement à l’éloge de la différence ; la confusion des genres ; le relativisme des moeurs ; les « collectifs » en tout genre ; les chartes pro-diversité ; la responsabilité sociale de l’entreprise ;

La primauté des sentiments –surtout des sentiments positifs et plus particulièrement de l’amour ou de la passion amoureuse- sur l’analyse logique –surtout l’analyse critique et l’énonciation du négatif; le respect de toutes les opinions, mêmes fausses, à condition qu’elles soient politiquement correctes ; la « cordicophilie » (c’est-à-dire cette manie de placer des cœurs partout) ; l’injonction à l’épanouissement personnel sous ses formes les plus variées ; la féminisation des valeurs ; la lutte contre le terrorisme au moyen de bougies et de cellules psychologiques ; le festif au sens de Philippe Muray.

Cette accumulation d’exemples donne déjà une idée saisissante de la nature et de l’étendue de cette idéologie jusqu’à présent sans nom, puisqu’on voit que c’est elle qui inspire la majorité des acteurs majeurs du monde contemporain (des grandes entreprises aux ONG en passant par les artistes à la mode et les médias dominants).

Toutefois et pour aller plus loin, on peut aussi tenter de cerner l’apertisme par son contraire, ce qui peut être utile à ses détracteurs comme à ses défenseurs (puisque la première qualité politique consiste selon Carl Schmitt à être capable de nommer son ennemi) ; notons au passage qu’une telle entreprise se révèle particulièrement difficile dans le cas présent du fait que justement, l’apertisme ne s’oppose expressément à rien ; il préfère d’abord englober, diluer, relativiser puis le cas échéant discréditer ou disqualifier indirectement tout principe contraire à lui-même, plutôt que de le reconnaître comme tel, de chercher à le définir, et de s’engager contre lui dans un débat dialectique équilibré. Il ne peut cependant tout de même pas, pour de strictes raisons logiques, absolument tout tolérer, et en premier lieu l’intolérance à lui-même. Et voici ce qui découle de cette exception initiale :

- L’apertisme s’oppose d’abord à toute forme de conservatisme ou de repli identitaire, c’est le point le plus immédiatement évident. Compte tenu de l’origine historique des civilisations humaines, cette opposition se manifeste principalement à l’encontre de toute forme d’intégrisme religieux d’une part, d’autorité patriarcale de l’autre (d’où son allergie à la fois à la phallocratie, au patriotisme, à l’aristocratie, à la tradition, etc.)

- Il s’oppose ensuite à toute entreprise de discrimination, de distinction, de clarification, de définition, de mise en opposition, de structuration, de jugement, de tout choix exclusif, de toute préférence affirmée, de toute hiérarchi¬¬¬¬sation des valeurs, de toute règle claire non contradictoire, en un mot de toute critique : en somme à tout ce qui constitue la condition de possibilité de la philosophie, de la science, et même de la pensée raisonnable. En cela, il se montre très compatible avec la substitution de la quête du bonheur (que sa vision matérialiste résume principalement à celle de la satisfaction des désirs) à celle de la vérité comme but implicite individuel et collectif de l’existence.

- Il interdit en principe toute censure mais neutralise en pratique toute remise en question par la multiplication des opinions contradictoires et bruyantes se trouvant toutes placées à parité d’estime et de considération, quel que soit le niveau de connaissance préalable, de capacité logique et de qualité d’expression de ceux qui les émettent ; il s’agit donc aussi d’une entreprise de brouillage axiologique rendant impossible la définition d’un objectif précis autre que lui-même. Il génère en particulier une classe de faux rebelles intégrés au système et en général fortement valorisés par lui (appelés « rebellocrates » par Philippe Muray) dont la fonction consiste à canaliser le ressentiment et l’indignation populaires vers des options irréalistes ou contre-productives, empêchant ainsi le regroupement de toute opposition politique vers une contre-proposition organisée et pertinente.

- Il s’oppose enfin à toute forme de décision arbitraire et d’action volontaire ou autoritaire : privilégiant l’engagement de chacun à développer sa capacité d’adaptation plutôt que son pouvoir d’influence, il s’agit donc aussi d’une curieuse idéologie de la passivité, qui encourage davantage à la soumission aux normes qu’à l’émergence de personnalités providentielles.

La question du rapport de l’apertisme au changement mérite un traitement un peu plus nuancé. En première approche, il est bien entendu tentant de penser que l’apertisme encourage sans réserve toute forme de changement, et qu’il en fait même l’une de ses valeurs centrales, directement liée à celle de l’ouverture : sur le plan social, l’ouverture d’esprit est à la fois la conséquence et la cause du changement des mœurs ; sur le plan économique l’ouverture des frontières permet le développement commercial, et la croissance elle-même est d’ailleurs aussi un changement (en l’occurrence un changement de taille) ; dans le domaine des affaires, les apertistes louent le « change management » ; dans celui de l’art contemporain, la nouveauté semble une valeur en soi (au contraire exact de l’école du classicisme qui se soucie davantage de la correspondance aux canons d’usage) etc. Le concept central est ici celui de progrès, qui conjugue deux valeurs chères à l’idéologie dominante : le changement et le bien. Postuler qu’il existe un progrès des mœurs autant qu’un progrès des techniques, et que ceux-ci peuvent se combiner pour produire un progrès civilisationnel qu’il convient d’étendre au monde entier, voici ce qui pourrait constituer l’un des crédos de notre époque. On serait donc tenté de penser que l’apertisme s’inscrit dans une conception du temps vectorielle plus que cyclique (Popper considérait d’ailleurs que les sociétés, une fois ouvertes, ne pouvaient plus être refermées), assez saint-simonienne dans son postulat mélioriste de principe, et qu’il néglige ou ignore le concept de conatus cher à Spinoza, soit la vertu consistant, plutôt que croire qu’il faille d’abord être adaptable pour devenir meilleur, à demeurer fidèle à une identité essentielle dans laquelle il peut aussi exister une forme de perfection.

Ce constat simple et logique se heurte cependant à plusieurs observations : la première concerne l’éducation, et en particulier la baisse du niveau scolaire constatée dans certains pays directement inspirés par l’idéal de la société ouverte. Si l’on cherche à comprendre pourquoi les aptitudes en lecture ou en calcul y diminuent alors que les moyens éducatifs n’y ont jamais été aussi élevés, il faut observer que le principe pédagogique visant à mettre l’apprenant au centre du dispositif, s’il semble généreux dans un premier temps, peut dans certains cas agir comme un puissant inhibiteur. L’éducation consiste en effet à se dépasser plus qu’à se centrer sur soi ; et à s’approprier des codes ou des normes en partie arbitraires et externes : par exemple l’orthographe ou la notation décimale, mais aussi un certain nombre de textes fondateurs ou des théorèmes qu’il serait long et difficile de retrouver seul. En somme, l’élève livré à lui-même est bien souvent condamné à stagner dans un sur-place complaisant plutôt qu’à évoluer vers la maîtrise d’outils dont l’utilisation suppose un véritable effort, assorti de frustrations, de déconvenues et d’échecs éventuels en cours d’apprentissage.

Cette remarque concernant l’éducation se transpose à la vie en société en général. Si le système parvient à persuader tout le monde que chacun doit être accepté tel qu’il est, avec sa couleur de peau et sa culture propres, mais aussi son orientation sexuelle, ses préférences musicales et ses particularités, y compris ses tares, alors il n’existe aucun impératif de changement pour quiconque. Chacun se retrouve libre de mener sa vie telle qu’il l’entend, et se définit lui-même comme son unique cause déterminante, sans plus se soucier d’aucune règle commune. Cela ne veut pas dire que les normes disparaissent : au contraire, elles n’ont jamais été aussi nombreuses ; seulement, impersonnelles, elles ne concernent plus que le comportement public visible, et ne disent plus rien des valeurs, des préférences et des comportements privés. En somme, elles sont incapables de produire le moindre sens partagé, et elles prétendent d’ailleurs rarement le faire. L’axiologie privée chère aux libéraux se trouve alors poussée à son terme et devient une axiologie d’abord communautaire, puis strictement individuelle. Or ce narcissisme que Renaud Camus a nommé « soi-mémisme » constitue en réalité une formidable entreprise de régression civilisationnelle. Au minimum, le désir mimétique envisagé par René Girard, même s’il menait en général à la compétition et à la frustration, constituait tout de même l’amorce d’une sociabilisation, car il supposait la prise en compte et l’appropriation des valeurs d’autrui. Rien de tel dans une auto-référence réduite à chaque individu dès lors enfermé dans sa propre psyché. En termes psychanalytiques, cette domination du moi, bien vite résumé au ça, sur toute forme de surmoi, est en effet proprement vertigineuse et déstabilisante, en ce qu’elle mène à l’atomisation sociale et à la dépression, voire à la psychopathie. Pour paraphraser Sartre, on pourrait dire que si l’enfer c’est les autres, l’enfer, c’est également à l’opposé, et peut-être plus encore, la solitude de chacun face à la tyrannie de ses propres désirs.

Il serait donc simplificateur de réduire l’apertisme à une apologie indistincte du changement généralisé. La réalité est plus subtile : l’apertisme semble en fait davantage se donner pour objectif l’acceptation du changement que le changement lui-même, essentialisé et/ou dans toutes ses formes possibles. Or cette différence de perspective est centrale à la compréhension du phénomène.

Dans le progressisme classique, le monde est supposé évoluer en conséquence de la volonté humaine : la science définit le champ des possibles, la politique, éclairée par les intellectuels, décide comment ce champ des possibles doit se traduire en actes. Un tel modèle a été relativement opérant, par exemple en Occident, de 1820 à 1970. Homo Sapiens est considéré comme une sorte de jardinier de la Terre, ayant pour fonction de s’acquitter de mieux en mieux de sa tâche, tout en en restant le maître, sous la bienveillante surveillance du Créateur, dont il est d’une certaine manière l’instrument voire le représentant.

L’apertisme, dont les racines remontent au milieu du XXème siècle, prend cependant acte du fait qu’à partir d’un certain point, l’homme n’est plus capable de maîtriser l’évolution du monde. Les technologies progressent trop vite, leur puissance de destruction créatrice augmente trop, les informations devient si nombreuses que personne ne peut les intégrer toutes, et encore moins les hiérarchiser, les différents systèmes de régulation évoluent vers tant de complexité que personne ne comprend plus leur fonctionnement de détail, donc encore moins d’ensemble. A partir de là, le raisonnement s’inverse : l’homme n’a plus les moyens d’être le sujet de la technique, et de ce fait il en devient progressivement l’objet ; ou pour parler en termes Heideggeriens : ce n’est plus l’homme qui arraisonne la nature au moyen de la technique, c’est désormais la technique seule qui arraisonne tout à la fois la nature et l’homme (et notons au passage qu’elle n’a besoin pour cela ni de personnalité ni de volonté, il s’agit simplement d’une question d’évolution dynamique endogène). Or comme ce renversement risque de provoquer une blessure narcissique plus importante encore que celle des révolutions copernicienne ou darwinienne, une idéologie de justification doit émerger qui prévienne les tentations réactionnaires (néo-luddisme, néo-conservatisme) : cette idéologie, l’apertisme de Hayek, va consister à affirmer bruyamment la suprématie de l’homme en tant que valeur (en tirant profit de la carence de sacré issue de la « mort de Dieu » accompagnant le processus de sécularisation des sociétés modernes) tout en convainquant simultanément celui-ci de s’adapter tout de même aux conditions nouvelles que l’évolution dynamique du monde ne va pas manquer de faire apparaître sous l’effet de la technique : l’homme est fait roi, mais roi sans pouvoir d’une monarchie constitutionnelle dont le pouvoir exécutif est confié à un système en lui-même totalement inhumain.

Le changement demandé à l’homme ressemble dès lors davantage à une régression qu’à un progrès. En échange de la satisfaction de ses désirs, rendue possible par la toute-puissance de la technique, il lui est en effet demandé d’abandonner toute prétention au contrôle effectif du monde.

Si l’apertisme est une idéologie du changement, c’est donc plus une idéologie de l’acceptation par l’homme du changement du monde indépendamment de sa volonté qu’une idéologie de la conduite volontaire du changement du monde par l’homme au service de l’homme ; si l’homme doit changer, ce ne sera pas du fait de son choix souverain ou de son effort personnel (comme dans l’humanisme classique) mais comme simple conséquence de son adaptation nécessaire à un nouvel environnement imposé de l’extérieur. Ses désirs seront le plus souvent satisfaits à bon compte, mais sa volonté de puissance sera progressivement neutralisée et son pouvoir réel sur son environnement soumis à des mécanismes sur lesquels il n’aura pas de prise. En cela l’apertisme se présente dans une certaine mesure comme un humanisme incomplet, voire un humanisme au rabais ou même un humanisme inversé, puisqu’il ne fait que prétendre ériger l’homme en valeur (donc en finalité) alors qu’il le traite en pratique comme une variable d’ajustement au système qui l’encadre et le dépasse (donc comme un moyen).

Par la flatterie et l’instrumentalisation des faiblesses humaines, l’apertisme semble en réalité se donner à la fois les moyens et l’objectif de transformer les sociétés modernes en armées de zombies égalitaristes sentimentaux et jouisseurs, hyperactifs mais rétifs à tout effort durable, capricieux enfants gâtés inaccessibles à la véritable puissance, qui en deviennent progressivement les relais inconscients et empêchent par leur nombre l’émergence de la moindre alternative. Très entropique dans ses conséquences, il ouvre la voie à une atomisation sociale presque totale, privilégiant la quantité au détriment de la qualité et regroupant toutes les formes vivantes et tous les assemblages de signes, quel que soit le degré de leur élaboration, au sein d’un espace unique largement numérisé dépourvu de référentiel ordonné. Il fait disparaître toutes les individualités au profit du collectif, noie toute création originale dans une profusion de mèmes plus ou moins aléatoires, autorise le remplacement de chacun par tous, organise le dépassement des mémoires organiques par les supports informatiques, et prépare peut-être la fusion à venir de l’homme et des machines, sous la forme transhumaniste des cyborgs, comme abolition de l’humanité telle que nous l’avons connue depuis ses origines.

Cela ne signifie pas pour autant que l’apertisme interdise toute forme de création, de production de sens ou de beauté. Au contraire, d’une certaine manière jamais celles-ci n’ont été si possibles et même si aisées. Les outils existent, les connaissances sont accessibles, le temps non contraint n’a jamais été si disponible à l’homme ordinaire.

Seulement, cette création doit désormais se faire au sein d’une matrice unique, à la fois beaucoup plus vaste mais pour l’instant beaucoup moins structurée que le monde ancien, accessible à tous mais ordonnée par personne, et sans autre critère de succès qu’une extension quantitative souvent consacrée par le hasard, tant qu’un nouveau principe d’organisation n’apparaît pas qui permette de redonner un peu de verticalité, un peu de profondeur, un peu de décalage dimensionnel, dans cet immense chaos.







Quelques références sur le sujet :
- Marcel Gauchet (le désenchantement du monde)
- Zygmunt Bauman (la société liquide)
- Gilles Lipovestky (l’ère du vide)
- Laurent Ozon (https://soundcloud.com/meridienzero/emission-n221-linformation-contre-nos-libertes 48'52)
- Philippe Muray (la série des Exorcismes Spirituels, Moderne contre moderne)
- Renaud Camus (par exemple La dictature de la petite bourgeoisie)
- Jean-Claude Michéa (par exemple L’Empire du moindre mal)
- Michel Houellebecq (Le conservatisme, source de progrès ; Les particules élémentaires ; la possibilité d’une île)