Eléments biographiques

Dernière mise à jour le 4/09/2022

"J'achetai plusieurs rames de papier 21 x 29,7 afin d'essayer de mettre en ordre les éléments de ma vie. C'est une chose que les gens devraient faire plus souvent avant de mourir. Il est curieux de penser à tous ces êtres humains qui vivent une vie entière sans avoir à faire le moindre commentaire, la moindre objection, la moindre remarque. Non que ces commentaires, ces objections, ces remarques puissent avoir un destinataire, ou un sens quelconque; mais il me semble quand même préférable, au bout du compte, qu'ils soient faits." (M. Houellebecq, Plateforme)

Préambule

Le texte qui suit raconte mon parcours de vie tel que je m'en souviens aujourd'hui, sans que j'aie beaucoup recouru, lors de sa rédaction, aux sources documentaires à ma disposition. Il est donc possible que quelques erreurs factuelles émaillent le récit, mais ce risque d'approximation ne porte pas préjudice à sa fidélité à l'histoire vécue. Il lui permet au contraire de se rapprocher au plus près de la représentation que je m'en fais en toute sincère subjectivité, au moment de sa rédaction principalement réalisée au printemps de l'année 2019, à l'âge de 55 ans. A ce titre, l'une des fonctions que je lui assigne est de servir de récit de vie à l'objectif proche de celui décrit par Houellebecq dans La possibilité d'une île, lorsqu'il s'agit, pour un individu anticipant la fin de son existence particulière, de préparer la transmission de sa mémoire à sa postérité (incarnée dans le roman par sa lignée de clones), sous une forme au fond beaucoup plus poétique que par un simple et brutal uploading.

Pour donner une image plus complète de ce à quoi ma vie a pu ressembler, le récit gagne bien sûr à être complété, à la discrétion du lecteur, par les réflexions dispersées en d'autres points de mon hypertexte ainsi que par certains éléments descriptifs du contexte qu'il est possible de trouver au moyen de sources documentaires externes, permettant de dépeindre la toile de fond, le background culturel, sonore et visuel, des différentes époques traversées. C'est la raison pour laquelle mon témoignage insiste davantage sur ce qui ne pourrait précisément pas être connu autrement: des bribes de mémoire enfouies, des restes de mon enfance, des périodes sur lesquelles aucun journal de bord ou aucune pièce de correspondance ne permettrait de jeter un éclairage suffisant. Au moment de la rédaction de ces lignes, je pense à une analogie possible avec la photographie ou le cinéma. A quoi bon, lors d'un voyage, accumuler les prises de vue du Taj-Mahal ou des chutes du Niagara? D'une part de telles représentations (images ou vidéos) existent à foison sur le web, et d'autre part et surtout elles ne relatent, de l'expérience vécue, que ce qui est plus ou moins commun à tous les voyageurs. Or ce qui mérite d'être conservé, c'est précisément le contraire, ou plutôt le complément: ce qui est strictement individuel, non synthétisable, non substituable, non codable, contingent. Pour éviter l'avalanche de détails rendant l'ensemble illisible (ou chaotique par accumulation), encore faut-il opérer un tri, et c'est là -et là seulement ou presque en fait- que le travail de l'auteur intervient, travail finalement apparenté à celui d'un monteur plutôt que d'un réalisateur. Se pose bien sûr en particulier la question du choix du degré de précision des souvenirs relatés, des personnages présentés, des situations vécues, etc. Sur cette question il est difficile d'éviter un certain aléa: il est probable que si je devais réécrire ce texte plusieurs fois, le résultat serait à chaque fois assez différent. Il m'arrive d'ailleurs à l'occasion de m'interroger, à sa relecture, ou même simplement lors de rêveries solitaires: tiens, ai-je bien parlé de telle chose dans mon texte? N'ai-je pas oublié tel autre fait qui me paraît d'importance? Et vérification faite, la réponse n'est pas toujours celle que j'imaginais.

Un autre point délicat, pour ce genre d'écriture, consiste à définir le bon dosage d'intimité. Par prudence ou reste de conformisme, j'ai opté pour une position de compromis, qui paraîtra trop timide à certains en même temps que trop impudique à d'autres. J'ai choisi de garder en particulier assez de discrétion sur les questions amoureuses, qui sont pourtant en général d'une grande importance dans la vie d'un homme. Il suffira de dire que je ne cache aucun secret que je tiendrais pour honteux en la matière. De l'extérieur au moins, mes différentes aventures sentimentales, si elles étaient dévoilées dans tous leurs détails, seraient considérées comme essentiellement banales (au contraire de leur expérience vécue), et mes inclinations sexuelles parfaitement conformes à celles de la majorité des individus de mon âge et de ma condition, pour autant que je puisse les connaître. Seulement, cette dimension de ma vie implique d'autres personnes que je souhaite protéger d'une indiscrétion exagérée, et il me paraît au final préférable de la taire en partie. Quand j'en décrirai les épisodes les plus importants, les plus poignants ou les plus intenses, je garderai de surcroît en général un ton allusif et neutre, comme distancié. Cela ne signifie pas que les émotions éprouvées étaient amoindries, tout au contraire. Malgré la froideur de mon apparence, ma faculté à maîtriser l'expression de mes émotions, j'ai le sentiment intime d'avoir vécu les moments les plus importants de ma vie comme un grand passionné. C'est délibérément, par conviction logique que la communication au sujet des passions est au mieux vaine, au pis trompeuse ou impossible, que je laisse au lecteur toute liberté d'interprétation à ce sujet.

Ce texte n'est cependant pas privé de subjectivité, ni ne prétend l'être. Au-delà de sa fonction descriptive principale, il lui arrive d'affirmer, de juger, mais quand il le fait il le fait sans hypocrisie ni détour: c'est aussi en cela qu'il peut prétendre me représenter fidèlement. La tolérance n'est pas mon fort, je n'ai aucun problème avec ce trait de personnalité. Je m'incline toujours devant la vérité, mais devant la vérité seule. Les opinions des autres, et en particulier les opinions dictées par l'ignorance, la paresse, ou le conformisme, me laissent complètement indifférent, et ne suscitent même que rarement en moi le goût de la contradiction, de l'explication ou de la pédagogie. Avec beaucoup d'orgueil peut-être, j'ai le sentiment de n'avoir de comptes à rendre qu'à Dieu, ou ce qui en tient lieu, s'il existe, ainsi, mais à un degré beaucoup plus faible, qu'aux membres de mon premier cercle. Je ne suis pas un grand propagandiste, et je crois que ce n'est pas grave, ni même un simple pédagogue, et cela l'est peut-être davantage, de mon action dans le monde.

Les destinataires de ce texte ne sont pas très précisément définis dans mon esprit au moment de son écriture, d'autant plus que, sans aller jusqu'à en cacher l'existence, je n'envisage pas d'en faire une grande publicité. Je suppose que ni mes proches, ni d'autres contemporains, n'auront l'occasion ou ne jugeront opportun de le lire en détail, à tort ou à raison, mais je ne peux tout de même pas l'exclure non plus. Tout comme au sujet de mes autres productions écrites, j'imagine plutôt mes lecteurs comme des entités distantes dans le temps et l'espace, et pas forcément humaines au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Le plus juste serait peut-être de dire que j'écris pour ma, la, ou peut-être plutôt pour une, postérité potentielle. Et cette affirmation doit être dégagée de toute la prétention parfois induite par l'emploi de ce mot de "postérité": je l'utilise ici au sens de "ce qui vient après", et le terme "potentiel" doit être pris au pied de la lettre, dans sa double dimension d'hypothèse et de pouvoir. Mais quels que soient ces lecteurs indéfinis, j'écris dans un esprit de sincérité et de fraternité, m'exposant avec confiance à leur regard, leur jugement, et peut-être leur affection, et acceptant en contrepartie sans les ignorer, mais sans les surestimer non plus, les risques d'incompréhension ou de moquerie. J'écris pour des lecteurs solitaires, animés chacun de bonnes intentions, dotés d'un libre-arbitre et d'une sensibilité propres, non pour un groupe hostile mu par un sot conformisme, et je me souviens vaguement à ce propos des mots de Houellebecq concernant la bienheureuse intimité, la connivence allusive, l'i-chin-den-chin rassurant, perceptible dès l'enfance lors de la découverte de la lecture, qui peuvent exister entre un auteur et son public qui, paradoxalement, est bien plus privé que son nom le laisse croire. J'écris aussi, dans une tout autre perspective, pour me fondre dans un hypertexte général (ce qu'on pourrait appeler l'omnitexte), que j'envisage et espère comme un vecteur de qualité s'affranchissant progressivement de la tyrannie de la quantité.

Selon une hypothèse plus ambitieuse mais plus improbable, j'écris aussi pour que, dans la perspective de l'avènement d'une singularité technologique de haut niveau doublée d'un accès abondant à l'énergie, mon existence, ou peut-être quelque chose comme une projection de mon être, une sorte d'avatar, puisse faire l'objet d'une reconstitution relativement fidèle, en partie fondée sur une sorte de reverse engineering.

Au-delà de ces espoirs un peu théoriques, je ne prétends pas que ces lignes aient une valeur particulière, qu'elles se distinguent d'une manière indiscutable d'autres récits de vie analogues, d'autobiographies ou de journaux personnels -je peux difficilement être le juge objectif d'une telle affirmation de toute manière, sur la question de la modestie je n'ai jamais trouvé de réponse claire. Ma seule conjecture à ce sujet est que l'hypothèse de leur existence est préférable à celle de leur inexistence, je souscris précisément sur ce point à l'idée évoquée dans l'épigraphe sans toutefois complètement oublier la belle parole de l'Ecclésiaste "Vanitas vanitatum et omnia vanitas".

Récit de vie

Je suis né le 28 novembre 1963 à Belfort, un peu plus d'un an après ma soeur Elisabeth, dans une famille française ordinaire de la classe moyenne-supérieure, on pourrait éventuellement dire de la petite bourgeoisie, mais ce serait sans doute trompeur car nos aspirations étaient plus méritocratiques que notabiliaires. Mes origines lointaines sont, pour autant que je sache, exclusivement européennes, avec des ramifications principales dans le Berry, en Alsace et en Bretagne, ainsi qu'une ligne autrichienne mineure. Les plus anciens de mes ancêtres identifiés étaient des paysans (viticulteurs, pêcheurs en eau douce) de la région d'Issoudun, au XVIIème siècle. Mon père a écrit peu avant sa mort plusieurs petits ouvrages, en partie romancés, à propos de la généalogie familiale.

L'une des premières photographies de moi, en 1964

Au moment de ma naissance, mes parents s'étaient installés non loin de ma famille maternelle, dans l'Est de la France, ce qui constituait à un compromis entre les ambitions professionnelles de mon père, alors ingénieur en début de carrière, et les besoins affectifs de ma mère qui, jeune épouse au foyer (23 ans à ma naissance), ne souhaitait pas encore quitter la région où elle avait vécu sa jeunesse. Je n'ai aucun souvenir de cette première période de ma vie, de ma naissance à mes trois ans.

Seuls deux déménagements ont eu lieu avant que je ne quitte le foyer familial pour suivre mes études. Le premier nous a amenés de Belfort à Fontenay-le-Fleury, près de Versailles, lorsque j'avais environ trois ans. Nous avons vécu quelques mois dans un appartement de location situé au premier ou deuxième étage d'un bâtiment d'une petite résidence d'assez bon standing. C'est là, je crois, que j'ai mes premiers souvenirs, épars, ni très heureux ni très malheureux. Je me souviens, peut-être, de mai 1968 (j'avais quatre ans, cela paraît possible), ou du moins de sa représentation à la télévision (à vrai dire, je n'ai que des images de chars d'assaut circulant dans les rues, cela pouvait être n'importe quel défilé militaire). Je crois aussi me souvenir d'un camarade de classe nommé Brice, de l'existence de son oncle, et d'avoir pris une fois une voiture très sale, peut-être une 2 CV, dont le sol était couvert de journaux. Je me souviens enfin d'un géant, probablement barbu, circulant sous le balcon de l'appartement. S'agit-il d'un personnage réel dont ma mémoire aurait exagéré la taille? Etait-ce carnaval? Je n'ai aucune certitude à ce sujet.

Cette vie n'a pas convenu à mes parents, et surtout à ma mère qui, souffrant de l'éloignement de sa famille, n'a pas trouvé dans cet environnement très "banlieue ouest" matière à s'épanouir ou à s'intégrer socialement. Le malaise affectif dont elle a souffert alors, ainsi qu'un tempérament dépressif alors mal compris et longtemps resté secret, ont sans doute été les raisons principales pour lesquelles je n'ai pas grandi dans les beaux quartiers, ce que je considère rétrospectivement probablement comme une chance. Au bout de peu de temps, moins de deux ans je crois, nous avons donc changé de situation en nous installant dans une maison assez ordinaire d'une zone pavillonnaire de Chelles, à la limite de la Seine-saint-Denis et de la Seine-et-Marne. L'environnement social était intermédiaire, nettement moins aisé que celui de Fontenay-le-Fleury. La ville étaint majoritairement habitée par des banlieusards de la classe moyenne, dont beaucoup prenaient chaque jour le train pour Paris (la gare SNCF était installée en plein centre-ville, et la Gare de l'Est n'était qu'à treize minutes de train direct), auxquels s'étaient greffés les actifs locaux du secteur des services (enseignement, commerces, administration, bâtiment). Quelques grands ensembles avaient déjà poussé à la périphérie de la ville, qui comptait beaucoup d'immigrés des années 1950, 1960 et 1970, soit de grosses minorités d'Espagnols et de Portugais, plus récemment rejointes par la première génération de Maghrébins.

Notre maison, au 19 rue de Champagne, se présentait comme un assez grand cube blanc/crème surmonté d'un toit de tuiles à deux pans. Cette maison n'avait pas le charme désuet de certains pavillons de meulière parsemant les rues voisines, mais il compensait cette absence de cachet par une distribution des pièces fonctionnelle et un volume intérieur spacieux, permettant à chaque enfant d'avoir une assez vaste chambre. Une étroite bande de terrain séparait la maison de la rue, une rue tranquille habitée par des familles de condition moyenne, souvent des retraités. Derrière la maison, un jardin carré entouré de hauts murs se composait principalement d'un espace engazonné et aménagé sans grande imagination (un grand noisetier au fond à droite, un potager occasionnel à gauche, quelques fleurs sur les parties latérales), et où les jeux de ballon n'étaient qu'en partie tolérés par mon père, qui nous enjoignait régulièrement d'un "Noue-Brossard!" sonore (du nom de l'espace sportif principal de la ville), d'aller ailleurs user la pelouse. C'est là qu'à l'exception des vacances scolaires et des week-ends de sortie, nous amenant souvent chez nos grands-parents paternels, dans la ville voisine de Gagny, où nous avions l'occasion de rencontrer nos cousins germains, ou plus rarement chez nos oncle et tante possédant une maison de campagne à Luzancy, à environ une heure de route, j'ai vécu la totalité de mon enfance et de mon adolescence. C'était un environnement plutôt terne et stable, convenant bien à mon tempérament discret et casanier d'alors.

La maison de mon enfance, presque inchangée 40 années plus tard

Aussitôt arrivé à Chelles, à l'été 1968 ou 1969, j'ai été scolarisé dans une école maternelle proche de la maison. Je n'ai que peu de souvenirs de cette époque. Je suis presque sûr que je n'aimais pas aller à l'école, et que c'est avec soulagement que ma soeur et moi échappions à une partie de ses contraintes (pas de cantine, pas d'accueil du soir). Notre mère, soucieuse de se montrer à la hauteur de son rôle de ménagère dévouée, s'occupait de nous avec application et nervosité, nous laissant beaucoup de liberté à l'intérieur de la maison, et peu en dehors. Nous avons dès lors adopté une vie calme et routinière, dont la principale originalité, toute relative, tenait au choix des activités extra-scolaires dans le cadre d'associations municipales, en ce qui me concerne danse classique (pendant peu de temps, quand j'étais très petit), gymnastique sportive (entre huit et quinze ans, principalement au club de l'ASCC rival de l'AGC), tennis (à partir de onze ans jusqu'à l'âge adulte), football (entre treize et quatorze ans, en qualité d'inter défensif, poste typiquement assigné aux joueurs sans qualités particulières), athlétisme (brièvement, vers seize ans), beaux-arts (entre onze et treize ans). Nous avions cependant l'autorisation d'aller faire de menues courses au bout de la rue, en général une bouteille de lait, chez un vieil épicier italien qui m'appelait bruyamment "Manouélé", nous rendait consciencieusement les pièces de deux centimes en fer blanc, et refusait d'appeler une bouteille de lait autrement que "un lait", ce qui irritait un peu mon sens naissant de la syntaxe et de la précision. Nous avons appris bien plus tard qu'homosexuel, il était mort étranglé dans des circonstances obscures, peut-être à la suite d'une affaire de moeurs.

Cours de gymnastique à Chelles, j'étais assez bon en grimper de corde car ma souplesse, me permettant de grimper en quelques profondes bascules seulement, compensait mon absence de force dans les bras

A partir de la classe de cours préparatoire, un peu avant six ans donc, en septembre 1969, j'ai été scolarisé dans une autre école, qui s'appelait l'Ecole Pasteur. C'était un établissement sans histoire, qu'on pouvait gagner à pied de notre maison en ne traversant presque que des zones pavillonnaires tranquilles, à l'exception d'une rue commerçante assez animée, si bien qu'assez rapidement, probablement dès l'âge de huit ou neuf ans, nos parents nous ont laissé cheminer quotidiennement jusqu'à l'école, ma soeur et moi, chargés de nos gros cartables d'écoliers et occasionnellement de notre nécessaire de cantine (on y amenait en particulier sa gourde et sa serviette). Au début, j'étais vêtu de culottes courtes, de pullovers de laine et de blouses de nylon, mais sur la fin de l'école primaire, en classe de CM2 probablement, j'avais obtenu une sorte de promotion vestimentaire par l'achat d'un blouson en skaï brillant orné d'un col de fausse fourrure, peut-être acheté chez "Chelles 2000" à l'occasion de la rentrée.

Notre école était une école de garçons, mitoyenne de l'école de filles, dont elle n'était séparée, au niveau de la cour, que par une ligne blanche d'une dizaine de centimètres de large peinte grossièrement sur le sol goudronné. Personne ne se serait avisé de franchir cette limite symbolique, bien que la communication visuelle entre les deux espaces fût totale. Nous étions la dernière promotion annuelle à vivre cette séparation intégrale, déjà dans les classes inférieures la mixité commençait à s'imposer, progressivement mais irréversiblement. Parfois, les groupes de filles (les "quilles à la vanille", comme on disait parfois alors), pouffaient en lorgnant les bandes de garçons (les "gars au chocolat"), constituées autour de chefs naturels supposés les plus forts; dans mon cas, la bande à Ronron (du surnom du leader naturel de ma classe, un beau garçon aux boucles blondes, plus grand et plus rapide que les autres), rivale de la bande à Pédro (un fils d'immigrés espagnols d'une autre classe scolaire et sans doute sociale). On peut noter que ce nom de "bande à Pédro" (ensuite déformé en "bande à Pédalo") contrevenait, pour des raisons inconnues, aux règles en vigueur en matière de dénomination, car il était d'usage de s'appeler entre garçons exclusivement par son nom de famille. On s'appelait Dubray, Carrier, Garnier, etc., et non Alain, Stéphane, ou Thierry. Contrairement à ce que j'allais observer au collège puis au lycée, il y avait peu de bagarres. En revanche, nous passions beaucoup de temps à des jeux de garçons assez physiques, s'organisant autour de la course-poursuite, des billes et des jeux de ballons. Nous connaissions ainsi bien les aptitudes de chacun à la vitesse en ligne droite comme aux décalages et aux changements de direction, et nous avions une idée très précise de notre valeur au football ou la balle au prisonnier, notamment à cause des règles de constitution des équipes par choix itératif alterné des capitaines. C'est dans cet environnement que j'ai débuté ma vie sociale en suivant quelques principes simples qui m'ont finalement accompagné pendant presque tout le reste de mon existence: ne pas me faire spécialement remarquer, ne pas rester trop à l'écart non plus; concernant les exigences communes, viser à être au-dessus de la moyenne sans trop m'en éloigner, développer des relations de confiance discrètes avec la plupart de mes camarades de classe; rester à l'écart des débiles et des marginaux.

En 1970, la famille s'est agrandie: mon frère Stéphane est né, nous étions séparés d'un peu plus de six ans, mais de sept années scolaires car il est né en janvier et moi en novembre. Durant la plus grande partie de mon enfance, je l'ai ignoré autant que j'ai pu; je n'aimais pas l'idée qu'un plus petit que moi, qui n'avait à mes yeux aucun autre mérite que celui d'être né, jouît de certains privilèges auxquelles ma soeur et moi n'avions pas eu droit à son âge (en ces temps-là, les moeurs et les habitudes de consommation changeaient rapidement, le goûter au pain sec et barre de chocolat était remplacé par les Choco BN, puis les biscuits Prince, le sirop de citron de base se trouvait doublé par le sirop de pêche ou de fraise, puis les sodas, etc). Il m'arrivait de l'appeler "Bébé rose" pour le faire enrager. Ce n'est que vers la fin de mon adolescence que j'ai dépassé ce stade d'une jalousie un peu bornée, à un moment où j'étais presque déjà parti du foyer. Le tennis aurait pu nous réunir, Stéphane était un très bon joueur de sa classe d'âge et moi un joueur moyen de la mienne, compte tenu de la différence d'âge ça aurait pu coller, mais cela n'a été que très partiellement le cas, et au final, j'estime donc l'avoir peu connu, je le regrette maintenant un peu, mais il n'est pas facile d'avoir le recul suffisant pour ajuster son comportement avant l'âge adulte, le temps s'écoule sans faire de bruit et c'est déjà trop tard, la vie est passée. Cela explique en tout cas pourquoi Stéphane sera rarement mentionné plus tard dans mon récit, en tout cas nettement moins qu'Elisabeth.

Vacances en Vendée en 1970, la fratrie au complet

Pendant mes premières années d'école primaire, j'étais un élève moyen. Au moment de l'apprentissage de la lecture et de l'écriture, j'étais un peu dyslexique, chose apparemment assez courante chez les gauchers. J'ai par exemple mis beaucoup de temps à distinguer ma gauche de ma droite, ou à lacer mes souliers (j'emploie toujours à l'âge adulte une méthode particulière, plus grossière mais plus symétrique que la méthode habituelle). De surcroît, j'étais timide et assez peu dégourdi, ma croissance était lente, par exemple, j'ai longtemps fait pipi au lit. Je préférais en toute circonstance rester à l'abri de tout danger, et ne pas interagir avec les inconnus.

En culottes courtes dans le jardin de Chelles en 1970

A la fin de la classe de CP ou de CE1, je crois, un curieux système de récompense a été introduit: il s'agissait d'acquérir des points en fonction de ses performances: non pas seulement des bons points isolés et à valeur limitée (dans le genre: cinq bons points égalent un bonbon), mais de véritables unités de compte sur une échelle très variable. Et à la fin (de quoi? de l'année? du trimestre?) ces points épargnés permettaient de faire virtuellement l'acquisition d'un certain nombre d'images découpées dans différents magazines, et dont la valeur d'échange était inscrite au feutre dans un coin de la découpe. Ainsi, une paire de bottes (La Redoute) pouvait valoir 5 alors qu'une tente canadienne (catalogue La Hutte) valait 20. Je me souviens surtout qu'il n'y avait guère de limites, car sur le marché existaient aussi des bateaux à moteur ou des villas avec piscine, dont le tarif était fixé à plusieurs centaines ou plusieurs milliers de points. L'échelle n'était pas linéaire, c'était la préfiguration inattendue d'un système inégalitaire, au sein duquel la valeur symbolique prenait aussi le pas sur la valeur d'usage, préfigurant les analyses de Veblen sur les biens de consommation ostentatoire. Cela a été mon premier contact avec le libéralisme et le fétichisme de la marchandise, et je ne me souviens pas que cette rencontre ait provoqué en moi autre chose qu'un désir mimétique naïf, et en tout cas aucun sentiment d'injustice ou de révolte. Cependant, conformément à mon naturel timoré et mes performances limitées, je ne me portais acquéreur que de biens de valeur moyenne (pas risibles ou méprisables tout de même, mais simplement modestes ou intermédiaires), alors que certains de mes camarades de classe poussaient l'affirmation de leur ego jusqu'à la voiture de sport ou l'avion de chasse, je ne sais pas très bien où ils trouvaient les points car dans ma mémoire, ce n'était pas non plus les plus brillants qui y parvenaient, je devais mettre encore quelques années à devenir attentif aux questions de la hiérarchie et du mérite.

Je crois que ma maîtresse de CP traversait une mauvaise passe, probablement un divorce. Je ne l'ai pas trouvée mauvaise enseignante, je ne m'en souviens presque pas, mais j'ai l'impression qu'elle avait toujours les yeux rougis et le visage fatigué. Je crois aussi qu'elle a changé de nom en cours d'année.

Classe de CP, 1970, je suis au centre du premier rang

En classe de CE1, j'ai connu un léger décollage. J'avais toujours quelques problèmes de latéralité et de vitesse d'apprentissage, mais j'ai réussi à les maîtriser à peu près, je ne sais pas du tout comment ni pourquoi. Ma maîtresse était une plantureuse blonde permanentée d'âge moyen dont le mari conduisait une grosse berline Mercedes. Elle me faisait un peu honte en me bisoutant encore régulièrement avec affection, deux à trois ans après que j'eus quitté sa classe, quand elle me croisait dans les couloirs. Elle a été ma dernière institutrice: après elle je n'ai plus eu que des maîtres d'école, ce qui m'a en quelque sorte amené à abandonner la phase du maternage pour celle, plus sérieuse, de l'apprentissage structuré.

Mon maître de CE2 était un vieux monsieur acariâtre en blouse grise et en fin de carrière qui se distinguait par les boules de coton oblongues, probablement imprégnées d'un liquide médical, qui pendaient de ses oreilles. Il ne devait pas entendre grand chose à ce que ses élèves racontaient, enfin il devait tout de même être assez attentif au chahut, car je me souviens distinctement d'une occasion où il m'avait sorti de la salle de classe d'un vigoureux coup de pied au derrière dont ma mémoire retient, sans doute à tort, qu'il m'avait littéralement projeté dans le couloir suivant la forme d'une longue trajectoire parabolique. Malgré ma nature timide, je n'ai pas le souvenir d'avoir été du tout traumatisé par cet épisode, pas plus que par les occasionnelles mises au piquet ou tirages d'oreille qui nous paraissaient, à mes camarades et moi, tout simplement faire partie de l'ordre des choses. Je crois d'ailleurs que concernant l'histoire du coup de pied au derrière, j'étais innocent, ayant probablement pris pour l'un de mes voisins à la suite d'une méprise liée aux cotons dans les oreilles, et je devais me sentir assez sûr de mon bon droit (et en tout cas pas du tout sujet à un sentiment d'injustice, ce que j'ai encore un peu de mal à m'expliquer compte tenu de mon tempérament plutôt sensible et susceptible d'alors: était-ce le tout début de mon autonomie critique, ou plus sûrement le sentiment de la banalité et du peu de conséquence de l'épisode? Mais dans ce cas, pourquoi m'en souviens-je encore?)

Le bon côté de cette classe de CE2 un peu terne et dépourvue d'enjeu, c'est qu'elle m'a encore laissé une année pour grandir tranquillement, mûrir à l'abri en quelque sorte, procéder sans urgence à quelques apprentissages techniques de base, comme les opérations arithmétiques élémentaires et le découpage grammatical des phrases simples. Je pense que c'est pendant cette période de demi-latence que j'ai le plus joué dans la cour de récréation, notamment aux billes. J'aimais beaucoup le jeu du trou, ou celui de la planche, qui permettaient de gagner non seulement d'autres billes mais aussi de menus objets comme des miniatures de porcelaine ou de plastique, des figurines d'animaux ou de soldats dont il fallait négocier la valeur exprimée en billes de terre (valeur unitaire de base) ou en billes de verre (une bille de verre valait environ deux billes de terre, une bille d'acier de dix à cinquante selon la taille); c'était le début de la relation à la notion de valeur d'échange, donc de monnaie. C'est aussi là que j'ai commencé à vraiment avoir d'assez nombreux "copains" (même si je dirais en même temps que je n'avais aucun véritable ami). Il faut se souvenir aussi que ma soeur Elisabeth veillait sur moi, de l'autre côté de la ligne séparant la cour, et que je m'accommodais bien de cette supervision à distance, m'assurant un minimum de sécurité tout en me laissant suffisamment de liberté. Il me semble me souvenir qu'une fois ou deux, d'assez vagues menaces avaient été proférées (même pas des menaces de représailles violentes d'ailleurs, une sorte de simple rappel à l'ordre) intimant à de potentiels fauteurs de trouble de me laisser tranquille. De mon côté, je n'ai jamais eu à me confronter à d'éventuelles bagarres (je veux dire de bagarres sérieuses, avec des coups portés, car autrement les épisodes de simple lutte de prise de dessus, à terre ou parfois à cheval sur le dos d'un camarade plus grand, ne manquaient pas, tout en n'étant vécues que comme de pures activités récréatives de type sportif), ce qui doit être assez atypique pour mériter d'être signalé, mais a peut-être aussi laissé en moi un certain manque, manque d'expérience du courage physique peut-être, manque de réalisme dans les rapports humains également.

C'est en classe de CM1 que j'ai commencé à m'intéresser un peu au contenu des leçons, et à prendre vaguement conscience du fait que je pouvais sans grand effort devenir bon élève. J'avais sans doute un minimum de dispositions naturelles à l'apprentissage, la rigueur logique et la mémorisation, mais le mérite en revient sans doute aussi à mon instituteur d'alors, un homme pondéré au regard perçant et à la barbiche noire, précis, équilibré et juste dans ses enseignements, une sorte de Saint Louis de l'école primaire. Avec quelques camarades parmi les plus studieux, nous avions eu le droit d'aller au mois de juin 1973 cueillir des cerises dans son jardin de la ville voisine de Gagny (à moins que ce ne soit l'année suivante?), ce qui témoigne assez de nos bonnes relations. Il n'était pas très expansif non plus, il était simplement sérieux et dévoué, et en un sens il nous a surtout préparés à l'apothéose qui allait suivre.

Classe de CM1, 1973, je suis à droite près du radiateur

Je dis "nous" car mes relations de classe avaient un peu évolué. D'un ensemble un peu indistinct quelques années auparavant avaient progressivement émergé quelques figures qui allaient devenir certains des personnages principaux de mon enfance. Deux d'entre eux se dégageaient nettement: le premier, Eric M. (que je n'ai en fait pour ma part jamais appelé autrement que par son nom de famille, comme tous les autres et comme c'était la norme), était un garçon égocentrique et élitiste qui brillait dans presque toutes les disciplines scolaires et méprisait souverainement tous ceux qui n'avaient jamais eu l'occasion de menacer sa suprémacie de premier de la classe. Le second, Stéphane D., se distinguait par une maîtrise de la langue improbable pour un garçon de son âge. Cabotin, imitateur, plagiaire peut-être, excellent conteur, il n'était certes pas aussi brillant en sciences qu'en français, mais pour donner un ordre de grandeur, je crois bien qu'à l'âge de dix ans, il avait une capacité de rédaction (aussi bien en termes de créativité, d'esprit de synthèse, et de maîtrise de l'orthographe et de la grammaire) équivalente à celle d'un assez bon élève de lycée de notre époque (ce qui équivaut sans doute à un bon bachelier 50 ans plus tard). D'autres camarades gravitaient dans la périphérie de ces deux phénomènes-là: Thierry E., bon élève et bon vivant en avance sur nous du point de vue du développement physique et psychique (plus tard, il intégra une classe préparatoire au lycée Henri IV, puis une bonne école d'ingénieurs en 3/2); Sylvain V., plus placide, mais qui nous dépassa tous, et de loin, par sa maîtrise des mathématiques en classe de Seconde, avant de s'effondrer inexplicablement peu avant le baccalauréat; Frédéric G., petit, rapide et efficace, qui obtenait souvent les toutes meilleures notes dans les petites classes, mais fut le premier que je perdis de vue dès la fin de l'école primaire, sans doute pour cause de déménagement.

Exemple d'un poème rédigé par Stéphane D. au milieu du collège (à l'âge de 13 ou 14 ans) sur un coin de mon cahier de texte

Tout ce petit monde finit par se regrouper durant l'année scolaire 1973/1974 dans la classe de CM2 d'un maître d'école redoutable et magnifique, LE maître d'école par excellence, et le seul que j'aie jamais tenu pour tel jusqu'à la fin de ma scolarité, Serge R. Voici le témoignage d'un de ses anciens élèves que j'ai retrouvé sur le web plus de quarante ans après avoir quitté sa classe: "Il est des hommes qui marquent une vie: Serge R. appartient à cette classe. Nos années de CM1 et CM2 à l'Ecole Pasteur de Chelles [...] ont été marquées par cet instituteur exceptionnel. D'un caractère certes sanguin et très sévère, M. R. a su tirer l'ensemble de ses élèves vers le haut, exigeant le meilleur de chacun sans jamais délaisser les élèves en difficulté. Comme beaucoup d'élèves, je lui dois la réussite de mon parcours [...] Je veux dire à ses proches, avec beaucoup de retard, la lumière qu'a allumé Serge R. chez des générations d'élèves. J'ai pensé et penserai encore longtemps à lui." Je suis en tout point d'accord avec cet éloge.

Avec M. R., sans l'avoir vraiment conceptualisé alors, j'ai profondément intégré les notions de mérite, de justice, de progrès et de hiérarchie. J'ai compris que la vérité objective existait indépendamment de nous, qu'elle pouvait dans certains cas faire l'objet d'une démonstration, qu'elle avait une force suffisante pour résoudre les conflits d'opinion. J'ai véritablement vécu ce qui s'apparente à une révélation (une sorte de satori) après avoir été confronté à un problème de gâteaux au chocolat et sans chocolat qu'il s'agissait de dénombrer. L'énoncé annonçait quelque chose comme: "4 gâteaux au chocolat et 6 gâteaux sans chocolat valent 70 francs; 6 gâteaux au chocolat et 4 gâteaux sans chocolat valent 80 francs; combien vaut un gâteau au chocolat?". La réponse au problème nécessitait de recourir à la méthode de résolution d'un système de deux équations à deux inconnues (méthode inscrite, je crois, au programme de Quatrième ou de Troisième à cette époque (et encore au moment où j'écris ces lignes), mais M. R. avait pour sa classe une ambition dépassant de loin le cadre prévu. Or ce problème, posé sans doute au détour d'une de mes dernières journée de CM2, m'a profondément marqué, parce qu'il m'a permis de comprendre qu'il existait une solution démontrable au problème (et probablement, selon mon intuition d'alors, une solution unique) sans que j'aie encore les moyens de la déterminer. Lorsqu'après nous avoir laissé mariner quelque temps (des minutes, des heures, des jours?), M. R. nous a donné les clés de la solution par la méthode soustractive, il a ouvert chez moi, à la manière d'un prophète ou d'un chamane, les vannes d'une soif de vérité qui ne m'a plus jamais abandonné ensuite. La méthode de résolution était à l'évidence généralisable à d'autres problèmes du même type, et le principe d'une méthode généralisable était lui-même généralisable à une grande partie des mathématiques (mais sans doute pas à la totalité, comme je ne l'apprendrai que plus de vingt ans plus tard, au travers des travaux de Kurt Gödel). Comme l'écrit Houellebecq dans Plateforme "Je réagis vivement à l'information: il y avait donc certains domaines, certains secteurs de l'intelligence humaine où il avait été le premier à percevoir nettement la vérité, à en acquérir une certitude absolue, démontrable." Je pense que des gens comme Bertrand Russell ou Alan Turing ont été, à leur mesure et dans le contexte qui était le leur, sujets au même émerveillement dans le courant de leur parcours scolaire ou universitaire (au moins à ce que j'en connais au travers de Logicomix pour le premier, de la biographie d'Andrew Hodges dans le second). Cette certitude que la vérité existe, dans son absolue intégrité, a joué plus tard un grand rôle dans bien des domaines de ma vie, pour le meilleur et pour le pire. Elle m'a doté d'une grande confiance (confiance au sens général, qui a pu se traduire aussi bien par une confiance en moi que par une fidélité à certains engagements), mais aussi d'une grande intolérance au relativisme et à l'ignorance.

Dans une certaine mesure, on peut dire que c'est à ce moment, au printemps 1974, à l'âge de dix ans donc, que j'ai intégré profondément en moi la différence de valeur de vérité entre croyance et savoir, autrement dit entre foi et connaissance; que j'ai senti aussi intuitivement et par voie de conséquence les prémices de la théorie des ordres, et été mis en position de comprendre presque de moi-même les notions de dualisme, de scepticisme religieux, de doute solipsiste, de logique formelle et de complexité algorithmique. C'est ainsi seul, plongé ensuite dans la morne succession d'années indistinctes d'un collège dépourvu d'intérêt, sans véritable modèle ni lecture édifiante, sans autre influence sérieuse que celle reçue en CM2, que j'ai par exemple songé à écrire un livre critique sur la vie de Jésus et plus généralement l'imposture de son message prétendument divin (irrité par ce que le catéchisme nous enjoignait à tenir vrai sans preuve), puis conçu la notion de Point-là, sur laquelle je reviendrai plus loin.

Mes activités de loisir étaient simples et répétitives. Sur le plan sportif, mon enfance s'est principalement caractérisée par la pratique de la gymnastique sportive, activité exigeante et parfois dangereuse. Au sein de mon groupe d'âge et de niveau, j'ai occupé, comme en bien d'autres occasions, une position intermédiaire, de bon camarade discret. Ni particulièrement bien coordonné ni clairement très fort ou rapide, j'étais moyen à tout point de vue et n'en éprouvais pas de déception particulière. Evidemment, je m'efforçais de bien faire, mais sans implication particulière non plus. Je ne peux non plus affirmer que la gymnastique me plaisait ou me déplaisait beaucoup. J'avais conscience qu'il s'agissait d'un sport complet constituant une excellente base de développement physique, mais le gymnase était grand et froid, les agrès durs et surdimensionnés pour de jeunes garçons, les principes d'entraînement pas spécialement orientés sur la bienveillance ou le souci du confort. Les blessures n'étaient pas rares, en particulier nous nous abîmions régulièrement la paume des mains par la friction des barres, malgré l'emploi de la magnésie, ou de maniques grossières, et rentrions souvent avec deux ampoules sanguinolantes sous l'annulaire ou le majeur. L'un des côtés rassurants de cette activité était qu'Elisabeth la pratiquait en même temps que moi, et que la mi-distance entre les groupes de filles et de garçons au sein du gymnase reconstituait assez précisément celle de l'école primaire, ce qui me permettait de jouir du sentiment d'un bon niveau de compromis entre liberté et sécurité.

Un peu plus tard, j'ai commencé le tennis dans le même gymnase; mes premiers cours ont été un peu difficiles. Le moniteur, un nommé Massip, ressemblait à Jean Yanne, il avait l'air un peu vicieux et brutal. D'un gabarit frêle, je n'avais guère la force de manier une raquette en bois sans doute trop lourde pour moi. J'aimais bien la machine à envoyer les balles, munie d'un dispositif mécanique en grande partie visible de l'extérieur de sa carapace. Un long tuyau métallique ajouré alimentait une sorte de catapulte à marteau montée sur une base rotative, c'était ingénieux et fonctionnel. Quoi qu'il en soit, j'ai mis plusieurs années à trouver un peu de plaisir à renvoyer la balle, et ce n'est qu'à partir de 15 ou 16 ans que j'ai vraiment considéré le tennis comme l'un de "mes" sports de référence. C'était un peu tard. La pratique modeste de la compétition de club, en équipe de jeunes puis d'adultes (peut-être pendant trois ou quatre ans), puis plus sérieusement l'inscription à des tournois lors de mes vacances en Normandie (au maximum trois à quatre par an) m'ont amené à me classer en fin de troisième série (15/5) vers l'âge de 20 ans. Ensuite, j'ai toujours aimé le tennis sans jamais le pratiquer beaucoup, et puis le temps a passé sans que je trouve vraiment le temps de m'y consacrer comme je l'aurais souhaité. Lors d'un de mes derniers tournois, vers l'âge de trente ans, j'ai réalisé ma meilleure performance en battant facilement un 15/4, puis je n'ai pas joué le tour suivant pour cause de week-end à la mer, et je n'ai jamais repris la compétition. Quinze ou vingt ans plus tard, lors de très rares parties de loisirs, j'ai commencé à jouer en alternance de la main droite et de la main gauche, l'originalité de la méthode convenait à mon tempérament original, mais ni ma condition physique ni le temps consacré ne m'ont véritablement permis de pousser très loin cette façon de jouer.

Indépendamment du sport, je me souviens de mon enfance comme d'une période où le temps libre était abondant, ce qui convenait bien à mon tempérament plutôt casanier et rêveur. La télévision existait, mais que ce soit à cause de la qualité médiocre des écrans, de la pauvreté des programmes, ou d'un mode de vie assez bien réglé, nous ne la regardions pas tant que cela en dehors des périodes de vacances. Mes parents (et nous par voie de conséquence) regardions parfois le journal télévisé, surtout au moment de notre adolescence. Il y avait aussi le film du dimanche soir, avec Jean-Paul Belmondo ou Lino Ventura quand nous avions de la chance, plus peut-être de temps à autre une émission de variétés, de théâtre ou de cirque (mais là encore, pas avant l'âge de dix ou douze ans pour autant que je m'en souvienne). Petits, nous ne regardions que des séries édifiantes de quelques minutes, comme le manège enchanté, Aglaé et Sidonie, ou Bonne nuit les petits, émissions que je n'aimais de toute manière pas, les jugeant trop infantilisantes et répétitives.

Dans l'ensemble, nos parents nous laissaient assez libres, et ne se préoccupaient qu'indirectement de nos activités, voire de notre sécurité: dès l'âge de dix ou onze ans par exemple, et jusqu'au lycée, j'allais presque tous les jours au collège en vélo, ce qui supposait de circuler seul en ville. Je me souviens de m'être fait renverser un jour, ce qui m'avait très légèrement blessé mais surtout vexé, par une voiture ayant exercé sa priorité à droite: me concernant, je ne savais même pas de quoi il s'agissait.

Je ne crois pas m'être mis très tôt ni très intensément à la pratique de la lecture. En fait, techniquement, je n'étais pas un bon lecteur avant l'âge de huit ou neuf ans, et j'ai longtemps préféré les bandes dessinées, et en particulier la lecture de Pif Gadget et surtout des aventures de Rahan dès que cela était possible (Eric M. possédait la collection complète, mais pour ma part je ne l'achetais qu'occasionnellement; il fallait donc souvent que je me soumette à ses caprices pour pouvoir lui emprunter un exemplaire, c'est un exercice qui m'a appris la diplomatie). A la maison, il y avait quelques bandes dessinées classiques, principalement des Tintin, des Astérix et des Lucky Luke. il y avait aussi des albums souples de qualité inférieure, comme des Picsou magazine, ou des livres de jeux ou de blagues à l'humour un peu simplet, imprimés sur un papier de mauvaise qualité.

Rahan, le héros kantien de mon enfance. André Chéret m'a dédicacé ce dessin trente ans plus tard

J'ai été plus lent qu'Elisabeth à commencer à lire les livres de la bibliothèque rose, puis verte, notamment ceux d'Enid Blyton; les plus classiques, du genre de ceux de la comtesse de Ségur, ne m'intéressaient guère, ils me semblaient dépourvus d'imagination, compassés et conformistes, petit-bourgeois en somme. Cependant, progressivement, l'habitude est venue, et je suis devenu un lecteur assez régulier, certainement pas un grand lecteur, mais enfin un lecteur assez exercé sur le plan pratique pour que, des années plus tard, j'aie suffisamment de familiarité dans le rapport à l'écrit pour lire en grande quantité lorsque le besoin s'en est fait sentir (à partir de mes études supérieures) puis passer occasionnellement du côté de la consommation à celui de la production de texte dans le cadre professionnel comme dans le cadre privé.

Je me souviens en particulier d'avoir buté longtemps sur mon premier livre de poche, je devais avoir une dizaine d'années. Il s'agissait d'un livre de Cronin, intitulé "Les vertes années", suggéré, je crois, par mes parents. J'ai mis plusieurs semaines ou plusieurs mois à entrer dans sa lecture, il s'en est fallu de peu que je renonce. Et puis j'ai réussi à dépasser la difficulté du déchiffrement, j'ai trouvé mon rythme, et je suis arrivé au bout. Cela n'a pas été un éblouissement, j'ai dû mettre quelque temps à enchaîner sur un autre livre du même type; mais progressivement, de justesse, l'habitude est venue, et je me suis mis à aimer la lecture. Mes carnets de bord de l'époque indiquent que vers l'âge de douze ans, je lisais assez souvent un livre par semaine. Je n'ai jamais tellement goûté aux classiques, cependant, signe peut-être que je ne suis pas un pur littéraire. Je crois qu'on peut dire aujourd'hui que j'accorde une grande importance à l'écriture et aux textes (et aussi au style) sans pour autant être un amateur de littérature au sens habituel du terme. Pour le formuler différemment, je dirais que de mon point de vue, l'esthétique d'un texte ne doit être qu'un moyen au service d'une histoire ou d'un sens, jamais une fin en soi. C'est pour cette raison que je peux aimer les romans épiques (Alexandre Dumas, Robert Merle, John Irving), fantastiques (classiques de la science-fiction, Barjavel) ou porteurs d'une signification (Tournier, Houellebecq), ainsi que les essais bien écrits (Philippe Muray, Jean-Michel Truong) ou les pièces ironiques (Molière, Desproges), mais que je me lasse ou m'agace très vite des constructions essentiellement formelles ou stylistiques (poésie, romans classiques, pamphlets, nouveau roman). J'en reste pour ma part à l'évidence du constat de Schopenhauer cité par Houellebecq "La première – et pratiquement la seule – condition d’un bon style, c’est d’avoir quelque chose à dire."

Mon premier livre de poche, lu vers 1974

L'une des particularités du livre de Cronin, c'est qu'il m'a fait comprendre, très indirectement, la logique de "jardin secret" qui est à l'oeuvre derrière l'activité imaginaire de projection encouragée par le roman. Je m'explique: quelque part dans le roman, sans doute dans la première moitié, le héros Robert Shannon est saisi d'un trouble parce qu'il devine, sous la chemise de sa cousine Kate je crois, le volume de ses seins. On ne saurait être à la fois plus chaste et plus suggestif. Il ne se passe d'ailleurs rien d'autre: Robert, peut-être âgé d'une douzaine d'années, regarde distraitement sa cousine et prend conscience du fait qu'elle est en train de se transformer en adolescente. On est loin d'une scène hardcore. Et pourtant, cette scène m'a troublé suffisamment pour que je m'en souvienne encore 50 ans plus tard. Pourquoi ? D'abord, bien sûr, parce que c'était la première fois que je voyais le mot "sein" écrit noir sur blanc (c'est le genre de concept et de registre lexical complètement absent de la littérature de jeunesse d'alors, imagine-t-on Tintin avoir un problème de sein?), suffisamment caché au milieu d'une page quelconque d'un livre comme un autre pour que personne ne s'en émeuve ou s'en scandalise. Ensuite, parce que cette scène, identifiée par moi comme une scène troublante au détour d'un paragraphe que nul autre n'aurait pu remarquer, semblait n'être écrite que pour moi, ce qui m'a fait comprendre cette possibilité d'un lien intime entre un auteur et son lecteur, comme une entente secrète et mystérieuse comprise par les deux parties sans qu'aucun observateur tiers puisse comprendre ni même soupçonner l'existence de ce lien.

Qu'on me comprenne: je n'étais pas alors secrètement obsédé par les seins des filles et soudain fasciné par leur mention dans un texte imprimé. Non, au contraire, je traversais une longue phase de latence qui allait durer des années encore. Le mélange de malaise, d'émerveillement et de surprise que j'éprouvais était d'une nature plus générale: ainsi, il existait un moyen (ici le texte de fiction) d'exprimer ce qu'on pensait vraiment, de le coder d'une manière qui soit à la fois parfaitement interprétable par un lecteur partageant la même sensibilité, et parfaitement invisible aux autres. C'est, bien des années plus tard, exactement ce genre d'intimité implicite ou de fraternité instantanée que j'ai retrouvé chez Houellebecq, à n'en pas douter.

Mais reprenons le récit sur un mode plus chronologique. Du long corridor scolaire du passage au collège, je ne retiens guère de souvenirs saillants. Je me suis certes beaucoup ennuyé en classe, c'était le contrecoup inévitable de l'apothéose du CM2. Pendant les quatre années qui ont suivi, j'ai le sentiment de n'avoir acquis que de modestes savoirs techniques (par exemple en langues étrangères) qu'une méthode plus efficace aurait sans doute pu condenser en un temps nettement plus court. A titre d'illustration, je peux citer ce passage de mon carnet du 16 décembre 1975 (à tout juste douze ans), dans lequel j'écris pour décrire mon départ au collège "Je pars au supplice des écoliers".

Je me suis promis de ne jamais oublier cet ennui, je me souviens même d'avoir explicitement théorisé (peut-être quelques années plus tard) l'idée paradoxale selon laquelle, contrairement aux évidences, l'ennui peut être un sentiment intense, et même l'un des plus intenses qui soit.

Cette longue période de latence du collège a, du fait du vide créé par des cours inutiles et lents, été l'occasion de développer de menues et dérisoires activités de substitution. J'ai ainsi passé beaucoup de temps en salle de classe à pratiquer l'apnée statique, ce qui me permettait de passer le temps et de tenter d'améliorer mes performances, dans un domaine donné, d'une manière presque parfaitement invisible. Je ne sais plus si je notais mes temps sur une feuille de papier, je n'en ai pas de trace. Je ne sais plus non plus si j'utilisais ma montre pour mesurer précisément les durées, je me souviens que j'avais obtenu, au début du collège, l'achat d'une montre de plongée avec chronomètre et aiguilles phosphorescentes (je crois qu'elle coûtait alors 52 francs au Monoprix du centre-ville); mais d'un autre côté, j'ai toujours su évaluer très précisément les durées simplement en comptant de tête, avec une erreur inférieure à 5%.

Une autre activité de substitution en salle de classe, qui dépendait de la tolérance tacite des professeurs, était la pratique du jeu de morpion, d'une de ses variantes (comme la croix de Malte), ou d'autres jeux apparentés (les petits carrés, etc). Un de mes jeux favoris de type "papier-crayon" consistait à dessiner sur une feuille des fusées et des obstacles, puis à déplacer les vaisseaux spatiaux et les engager au combat contre ceux de mon voisin de table, qui dessinait les siens à l'autre bout de la même feuille. Les mouvements et tirs étaient réalisés au moyen d'un crayon de bois tenu verticalement sur la pointe puis poussé d'un seul doigt posé sur son extrémité de manière à laisser une trace sur le papier. J'ai dû couvrir des centaines de feuillets de ces batailles éphémères, et ces feuillets ont tous maintenant disparu, retournés dans le néant sidéral qu'ils étaient supposé décrire.

Les récréations du collège étaient moins actives que celles de l'école primaire. Il y avait principalement des regroupements pour discuter et peut-être jouer un peu à des jeux de ballons (exclusivement des petits foots dans ma mémoire), des bagarres occasionnelles et parfois violentes; mais plus guère de jeux d'enfants, comme les jeux de billes par exemple. J'ai en revanche développé pendant plusieurs années un intérêt pour les avions en papier, et cela a été l'une de mes premières et nombreuses idées jamais mises à exécution d'organiser un concours de distance et/ou de durée de vol (ou, éventuellement, de précision) dans un environnement comme un gymnase dépourvu de courants d'air. Plusieurs dizaines d'années plus tard, Internet m'apprend que ces concours existent bel et bien, que des records sont enregistrés aux Etats-Unis ou au Japon, que ma créativité n'a rien fait d'autre que substituer mon imagination à la description du réel.

A partir du collège, les classes sont devenues mixtes. Pendant plusieurs années, cela n'a rien changé, il demeurait une sorte de frontière invisible entre les garçons et les filles. Dans mon carnet du 22 novembre 1975, je dénombre dix garçons et quatorze filles dans ma classe, mais seuls les garçons sont classés sur le critère de la proximité amicale; c'est comme si les filles n'existaient pas. La seule exception concernait les camarades de classe ou de gymnastique d'Elisabeth, à qui je parlais rarement, mais que je connaissais de nom et de vue, pour les côtoyer à distance au gymnase ou sur le chemin de l'école; en général de sages et jolies écolières aux cheveux longs, vêtues de robes et coiffées de barrettes, de nattes ou de queues de cheval, semblables aux figurantes du feuilleton "L'âge heureux" d'Odette Joyeux, dont j'appréciais la compagnie inoffensive et platonique, à mille lieux de toute préoccupation sexuelle malgré leur féminité en cours de formation.

Cette situation s'est poursuivie fort longtemps. Les trois premières années du collège d'abord, comme par un prolongement naturel de l'état de séparation héritée de l'école primaire. Puis en classe de Troisième, lorsque nous nous sommes trouvés déportés par les obligations de la carte scolaire au collège nouvellement créé de Beausoleil, dans la périphérie lointaine de la ville (la banlieue de la banlieue en somme); seules les filles identifiées comme des filles de mauvais genre semblaient alors disposées à fréquenter les garçons, ce qui fait que les relations amoureuses (du moins dans le cadre du collège) ne concernaient alors que des franges marginales et peu recommandables de la population scolaire. Et cet état de fait s'est encore prolongé au lycée par le fait du jeu des spécialisations, qui a fait que dans les classes plus scientifiques où je me suis retrouvé, il n'y avait guère de filles attirantes ou disposées au flirt, et que le peu qui auraient à peu près réuni ces critères n'étaient pas assez nombreuses pour constituer un noyau suffisant permettant de définir un comportement-type. Il y a donc dû avoir quelques histoires sentimentales ou sexuelles dans ma périphérie lycéenne, mais ces histoires étaient dispersées et peu structurantes, et n'ont pas eu d'impact sur moi, d'autant plus que ma croissance physique lente et mon tempérament prudent m'ont gardé à l'écart de tout intérêt pour les filles jusqu'à un âge avancé, probablement 16 à 18 ans, au moins en milieu scolaire. Cette inexpérience peut évidemment être considérée rétrospectivement comme une anomalie ou un manque, mais il faut aussi noter que cet état de fait a par contraste permis de libérer un grand espace temporel de maturation qui a probablement été mis à profit sur le plan cognitif pour développer des capacités de curiosité, d'éclectisme, de mémorisation, de discrimination et de synthèse de bon niveau. Pour le dire autrement, le bon côté de l'absence de tout trouble amoureux dans ma vie d'adolescent a été l'évitement de la perte de temps et d'énergie afférents.

Exemple d'inscriptions faites par des camarades sur mon cahier de texte, probablement en classe de Seconde: immaturité, folie douce et absence totale d'intérêt pour les filles

J'ai tout de même connu, mais pas avant 16 à 18 ans, des histoires amoureuses intenses et structurantes. La plupart de ces histoires ont d'ailleurs été relativement chastes, la dimension charnelle n'est elle-même apparue que progressivement, sans véritable éblouissement d'ailleurs (quoique il me reste un souvenir très précis de que j'ai vécu, dans ce domaine, avec chacune de mes partenaires, quelque chose de très directement apparenté aux métaphores du baseball décrivant le sexe). Dans le récit qui suivra, je détaillerai peu les circonstances de ces aventures; il s'agirait d'un autre genre textuel, plus intimiste et d'une certaine manière plus indécent, qui ne me ressemble guère. Je dirai simplement ceci: d'une part, mon orientation sexuelle ne souffre d'aucune ambiguïté: je suis un hétérosexuel binaire de base (selon la classification utilisée par Stéphane Edouard), score de 11 au test de Klein, je ne me suis donc intéressé qu'aux cibles naturelles de ce type humain, soit les filles/femmes jeunes et jolies. Dans le contexte de l'époque, celui d'une montée lente mais constante d'un féminisme affirmé se manifestant principalement par l'autonomie des femmes et les encouragements indirects à disposer de leur corps à leur guise, mes dispositions de timidité et d'introversion m'ont souvent conduit à éprouver une forme de jalousie, à la fois vis-à-vis des séducteurs virils tirant parti de la situation (qui enchaînaient les conquêtes sans d'autre mérite que leur audace brute) mais aussi des filles influençables qui leur facilitaient la tâche. De mon côté, je ne suis peut-être pas passé loin d'être un puceau définitif, cela m'a demandé un gros effort de transcender mon tempérament naturel pour obtenir l'accès réel à des corps de femmes. J'ai toutefois réussi à la longue à tirer mon épingle du jeu (on est un peu ici dans le "j'me débrouille" lancé par Gérard Jugnot à Thierry Lhermitte dans le film Les Bronzés), aidé d'une part de qualités objectives réelles (vers vingt ans, j'étais effectivement considéré comme un individu sportif, brillant et bon camarade) et par un parcours de séduction rassurant et balisé, d'inspiration américaine, qui moyennant une pratique assez basique de la danse, permettait de parvenir au premier baiser (puis éventuellement au statut de petit ami établi) en enchaînant lors d'une soirée dansante quelques rocks avec un slow, dansé dans une atmosphère feutrée et obscure, fonctionnant comme le moment de vérité décisif.

Dans l'ensemble, il suffira de savoir que j'ai connu peu de partenaires, mais que, même en tenant compte des risques de surévaluation nostalgique et narcissique, je crois que l'ensemble de mes histoires amoureuses, quoique bref (une quinzaine d'années au total) a été d'une qualité moyenne élevée. Par exemple, à deux ou trois exceptions près au plus, toutes mes amoureuses, réelles et même épistolaires, ont effectivement été jeunes et jolies. Rétrospectivement, j'estime que presque chacune de ces histoires (peut-être à cause de leur faible nombre, il est vrai) a joué un rôle précis dans mon chemin de vie, et que dès lors je peux considérer cette partie de ma vie comme plutôt réussie. Bien sûr, comme tout hétéro binaire de base, j'aurais souhaité avoir plus de conquêtes, à la limite pouvoir accéder au corps de toutes les filles séduisantes aperçues dans les gares, les rues, les magasins (on songe à la chanson de Brassens "Les passantes"), mais au fond à quoi bon? Toute histoire est nécessairement finie; toute carte, quelque détaillée qu'elle soit, décrit toujours un territoire borné; et la métaphore de la carte m'est chère, car j'imagine depuis longtemps l'ensemble de mes histoires amoureuses comme une carte strictement personnelle, mais d'une grande valeur (j'utilise à ce propos l'expression "carte érotique"). J'ajouterai à ce sujet que ces histoires se sont le plus souvent bien terminées, par une simple séparation imputable aux circonstances, parfois décidée conjointement. Je n'ai le souvenir que de deux ruptures douloureuses pour mes petites amies du moment, et je regrette encore d'avoir fait souffrir -à quel point exactement je ne saurai jamais, mais ces deux histoires avaient au moins été courtes- ces deux jeunes filles chacune plus méritante et meilleure mère potentielle que celle qui allait devenir ma femme. Je me console par le fait que plus tard, en fait assez peu de temps après notre séparation, elles se sont apparemment heureusement mariées et eu chacune plusieurs enfants ayant bien réussi, au moins sur le plan scolaire, le seul que je puisse connaître de l'extérieur. Quant à moi, dans ma vie amoureuse, si j'ai subi quelques échecs lors de tentatives de séduction malheureuses (encore moins nombreuses que mes succès, toutefois, je n'étais guère entreprenant et ma période de liberté amoureuse a été brève), je n'ai subi qu'une rupture imposée: il s'agissait malheureusement de la pire possible, celle qui a décidé de l'explosion de mon foyer et de la séparation forcée d'avec mes enfants. Nous y reviendrons plus tard.

Je reprends pour le moment le cours de mon récit avant que les histoires amoureuses viennent interférer avec ma vie quotidienne, soit mes années de lycée. Pendant cette période relativement calme, la dimension scolaire a progressivement commencé à prendre de l'importance à partir de la classe de Seconde. Disons que jusqu'à la Troisième, une simple trajectoire en roue libre après l'impulsion initiale du CM2, insipide mais inéluctable, m'a permis de figurer sans effort parmi les premiers de la classe, mais sans ostentation. Je n'avais certes pas la carrure d'un mâle alpha, je ne cherchais donc nullement à me distinguer, ni même à simplement apparaître dans la catégorie peu enviée des bons élèves, principalement considérés comme des têtes à claques ou des fayots. Je ne faisais donc aucun effort particulier pour améliorer ou dégrader ma condition, et comme je l'ai dit plus haut ma principale difficulté a consisté à lutter contre l'ennui. Eussé-je excellé dans une discipline artistique ou sportive, j'aurais sans doute eu l'occasion d'y investir mon attention et mon énergie. Mais ce n'était pas le cas et cette attention ou cette énergie se sont, ou bien dissipées, ou bien cristallisées sur des activités sans importance (jeux, bandes dessinées, télévision) ou bien condensées en une sorte de potentiel qui ne s'est libéré que plus tard.

Au lycée, les données scolaires ont un peu changé. A cette époque, il y avait une première orientation structurante à la fin du collège, la plupart des élèves de bon niveau étant dirigés vers une classe de Seconde dite C (scientifique), et de surcroît une bonne partie des élèves les plus faibles étaient écartés du parcours généraliste et se retrouvaient dans des sections techniques ou professionnelles dévalorisées (après une première élimination, plus anecdotique, deux années plus tôt). En gros, les bons élèves de différents collèges se retrouvaient largement mélangés et distribués dans de nouvelles classes plus sélectives, et les professeurs des matières centrales (mathématiques notamment) en profitaient pour élever brutalement le niveau d'exigence pour accélérer le processus de sélection.

Je me souviens assez bien d'un début difficile en mathématiques; lors de mes deux premiers contrôles, mes notes ont été de 8,5/20 et 9,5/20, ce qui me mettait dans la seconde moitié de la classe, et à la fin de l'automne 1978, j'envisageais avec un fatalisme résigné le projet de poursuivre ma scolarité en section D (section qui jouait alors largement le rôle d'une sorte de sous-section C). L'élitisme qui m'avait saisi lors de mon CM2, et qui allait se réveiller quelques années plus tard, était comme mis en sourdine, et je ne vivais pas avec angoisse l'idée de ne pas faire partie des meilleurs, je considérais juste cela, un peu passivement, comme un fait objectif.

Je ne sais pas vraiment pourquoi mes performances se sont -lentement mais continument- améliorées. Peut-être était-ce le simple fait de me sentir plus en confiance après quelques mois passés dans un environnement d'abord perçu comme hostile (bagarres violentes, début des problèmes identitaires liés à l'immigration de peuplement, domination idéologique de l'extrême-gauche, infiltration du lycée par des groupuscules radicaux) et étranger à ma culture familiale. Les normes vestimentaires et de comportement étaient en nette rupture avec ce que j'avais connu antérieurement: le conformisme petit-bourgeois modeste et dépourvu d'imagination qui caractérisait mon milieu d'origine ne s'appliquait plus du tout à des cohortes de lycéens vêtus de hardes bigarrées, équipés de besaces US décorées au marqueur de noms et de logos de groupes de hard rock. Très rapidement, la libre fantaisie un peu naïve des années 1970, l'ingénuité initiale des mouvements hippies avaient été noyée dans l'atmosphère chaotique de cette couronne parisienne qu'on appelait la banlieue rouge en référence à la domination politique d'un communisme de combat (le maire de Chelles élu en 1977, Gérard Bordu, était membre du PCF), et dont des figures un peu torturées commes celles de Renaud ou Coluche donnent une idée plus exacte que celles de Claude François ou d'Abba. Seul l'interlude Disco propulsé par les Bee Gees, la Fièvre du Samedi soir et Grease, donnèrent encore le change jusqu'au milieu de mes années de lycée. On peut se faire une idée de l'immense changement sociologique à l'oeuvre en comparant les atmosphères de Diabolo Menthe (sorti en 1977, mais dont l'action se situe dans les années 1960), L'hôtel de la plage (1978), La Boum (1980), puis Tchao Pantin (1983) ou Subway (1985).

Le film "La Boum" donne une bonne idée des codes de communication entre garçons et filles du début des années 1980, auxquels j'ai été longtemps étranger avant l'année de mon baccalauréat

Eric M., Stéphane D. et moi avions baptisé du nom de "ploucaplumes" les lycéens bariolés succombant aux modes baba-cool du moment, que nous croisions en général affalés de tout leur long dans les couloirs du lycée. Dans notre vision des choses, qui préfigurait en fait sans que je le sache les analyses que ferait Eric Zemmour quarante ans plus tard, le monde se partageait entre ce qui restait de notre petit monde confiné en voie de disparition, un monde d'imperméables beige et de cartables de cuir, et ce que nous appelions "la décadence". Pour ma part, et quoique peu désireux et mal armé pour rejoindre les rangs de cette "décadence", je n'avais aucun désir non plus de me laisser enfermer dans l'impasse de la classe moyenne classique et conformiste. La compagnie d'Eric M. me devenait de jour en jour plus pesante, il était évident que le fait de lui être associé constituait un handicap social sévère. Il était de loin plus "tête à claques" que moi, invariablement vêtu d'un caban bleu marine, de lunettes métalliques rectangulaires de premier de la classe, et incapable de la moindre concession en termes de comportement. Sur le plan imaginaire, il s'épanouissait dans un monde clos dépourvu de toute issue dans la réalité. Par exemple, il avait conçu l'idée de pays théoriques (le concernant, le Supraland; mais aussi le D-Land, le Landénème, et le Dionland, dont on n'avait pas figuré exactement le degré d'indépendance d'un D-Land supposé plus vaste) dirigés par chacun des membres de notre petite bande. D'incessantes et vaines disputes diplomatiques abstraites scandaient l'histoire de ces territoires virtuels, le plus souvent réglées à coups de "klonks" (le klonk désignait un coup en général assez mou donné verticalement sur le sommet de la tête de l'adversaire au moyen de la tranche du poing refermé). Tel prétendu outrage était supposé valoir un ou deux klonks, tel autre cinq ou dix. Un compte intermédiaire était tenu un certain temps (une sorte de banque compensatrice de versement), et les reports étaient occasionnellement soldés en cour de récréation, ou plus généralement oubliés à l'occasion des vacances scolaires. Tout cela était évidemment puéril et dérisoire, et dès la classe de Troisième, j'avais commencé à m'en agacer sérieusement, et cherché à m'en libérer. J'avais à cette époque fait la connaissance d'un garçon à l'apparence juvénile et gaie, Thierry B. (plus tard devenu professeur d'université, spécialisé dans la communication et le rapport entre l'homme et la technique, presque comme moi), qui éprouvait une certaine fascination pour notre supériorité intellectuelle, mais se trouvait rejeté de notre groupe par l'intransigeance d'Eric M. (à ma connaissance, il n'a jamais, par exemple, accédé à la direction d'un pays imaginaire, alors même qu'un autre élève que nous méprisions tous vaguement, Thierry V., était supposé gérer les affaires d'une sorte de pays de métèques qui portait son nom). Thierry B. me paraissait constituer une voie de sortie possible. Par son origine familiale intermédaire (sa famille nouvellement arrivée à Chelles habitait en périphérie, mais son père était tout de même cadre d'entreprise), par sa modernité relative (il possédait par exemple une planche à roulettes, accessoire caractéristique de l'époque), par son intérêt naissant pour les filles, malgré son allure androgyne, par son caractère inoffensif (il admirait notre intelligence et s'intéressait à la poésie), il était un allié potentiel utile dans l'entreprise de séparation d'avec Eric M., entreprise rendue plus difficile par le fait que l'intransigeance de celui-ci s'étendait à notre vie entière: non content de vouloir nous dominer dans l'ordre symbolique de ses jeux de stratégie largement imaginaires, il entendait encore nous interdire de nous y soustraire.

J'avais suffisamment supporté Eric M. pendant les années de collège. C'est largement par désoeuvrement et par isolement social que je me suis retrouvé à aller régulièrement chez lui le mercredi pour lire des Pif Gadget au sous-sol et jouer à des jeux de société en général orientés sur la stratégie économique ou militaire (comme Méditerranée, Risk ou Richesses du Monde). A tout prendre, de telles sorties étaient tout de même préférables aux possibilités encore plus déprimantes offertes par le catéchisme. Nous goûtions de larges tartines de confiture et prenions l'air en nous rendant mutuellement visite à pied ou en vélo, c'était déjà cela.

Je n'ai sans doute jamais suffisamment réalisé qu'Eric M. avait peut-être davantage besoin de moi que moi de lui, et lui-même ne l'aurait de toute manière jamais reconnu non plus, tant était grande son arrogance; mais l'aurais-je compris que cela n'aurait sans doute rien changé; nous n'étions animés d'aucun sentiment de responsabilité mutuelle ou d'affection de toute manière. Peut-être étais-je, au moins à égalité avec Stéphane D., le seul personnage de son âge capable de le relier au monde. J'ai d'ailleurs appris que peu après que notre petit groupe ait éclaté, et bien qu'il ait suivi -sans concertation- presque le même parcours que moi (classe de math sup à Saint-Louis, puis de prépa HEC à Louis-le-Grand), son éclat avait pâli. Il faut dire que contrairement à moi, et sans doute simplement à cause d'une faiblesse passagère et relative en mathématiques, il n'a pas réussi à intégrer HEC, contrevenant de ce fait frontalement à ses aspirations suprémacistes. Le gamin insupportable mais brillant est alors simplement devenu une tête de Turc mineure en classe préparatoire, puis une sorte de geek moqué de la plupart de ceux qui l'identifiaient dans l'école de commerce qu'il a intégrée. Plus tard, il s'est entêté sans succès dans des entreprises de codage du jeu d'échecs, a travaillé dans le contrôle de gestion, puis est sorti des écrans radar permettant de le pister sur le web. C'est comme s'il avait sombré. Son intelligence brute semble ne lui avoir servi à rien, non plus qu'à la société. Je l'imagine aujourd'hui très mal père de famille épanoui ou simplement dans une position lui permettant d'exprimer son potentiel. Je pourrais regretter de ne l'avoir pas aidé à la mesure de mes moyens, après tout, l'intelligence reste pour moi la qualité cardinale, et d'intelligence il ne manquait pas. Mais bon, il aurait sans doute fallu que dans une certaine mesure, il accepte de se soumettre à moi, au moins sur le plan psychologique. Il ne l'a pas fait et je ne l'ai pas attendu. Je n'en tire aucune fierté mais de toute manière, je me trompe peut-être pas mal sur tout ce chapitre le concernant, cela fait plus de trente ans que je ne l'ai pas revu, après tout mes hypothèses sont fragiles.

Thierry B., pour en revenir à lui, était devenu un assez bon copain; non pas un ami proche, mais disons peut-être celui avec qui je passais le plus de temps (quoiqu'il est aussi vrai que je passais encore plus de temps seul ou en famille). En même temps, il ne pouvait pas à lui seul constituer le point de départ d'une nouvelle bande, il n'en avait pas le pouvoir charismatique, et ses propres amitiés étaient, pour autant que je me souvienne, diffuses et sans rapport avec mes centres d'intérêt. Il avait une soeur qui est finalement sortie, je crois, avec un type de notre classe, Olivier R. (le seul qui serait plus tard diplômé de l'ENS, à mon grand étonnement, mais que je n'identifiais nullement non plus comme un allié potentiel, il me semblait, comme Thierry B. du reste, du genre à porter en tout temps des écharpes en laine et à voter socialiste). Evidemment, si je m'étais intéressé à cette fille, les choses se seraient présentées différemment en termes de sociabilisation. Mais en fait nous n'avons pas eu l'occasion de nous fréquenter, je n'ai d'ailleurs aucune idée de ce à quoi à elle ressemblait.

Quoi qu'il en soit, sur le plan social, la donne était claire: Thierry B. était là, possible trait d'union avec le monde extérieur (je ne dis pas "le monde normal" car il me semble encore maintenant que la société avait déjà commencé à dysfonctionner, sur ce point je crois que mon intuition d'alors était bonne); je devais aussi me débarrasser d'Eric M., j'avais spécifiquement formulé ce projet; mais en même temps, il y avait aussi la question des centres d'intérêt. Le sport ne pouvait malheureusement guère servir d'échappatoire. Je courais un peu tous les dimanches en compagnie de mon père; j'avais abandonné la gymnastique vers la fin du collège; et Eric M. jouait au tennis comme moi, ce qui limitait toute tentative d'évasion de ce côté. Du point de vue des centres d'intérêt non scolaires également, l'ombre d'Eric M. était encombrante. Mes dispositions à la logique et aux jeux de l'esprit me portaient vers des magazines comme "Science et vie", ou Jeux et stratégie qui constituaient également une bonne partie de ses lectures. Si seulement ces préoccupations avaient pu être partagées par quelques filles un peu mignonnes, ou simplement un groupe de types sympas un peu élargi, les choses auraient été différentes. Mais non, partout Eric M. semblait s'interposer entre moi et le monde réel, partout la nuisance de sa présence retardait mon passage à une nouvelle phase de vie.

Dans le courant du lycée donc, du fait de ce blocage dans une sphère un peu cérébrale et confinée, j'ai développé des activités utiles au développement de mes qualités de rigueur, mais à l'intérêt limité. J'ai par exemple appris les rudiments du codage informatique sur la mythique TI57, disposant de 49 pas de programme et de commandes simples comme "STO" ou "RCL" pour entrer et sortir les valeurs en mémoire. L'une des difficultés consistait à faire tenir un programme complet de Tic-tac-toe dans cette étroite limite -c'était quand même très facile quand j'y songe rétrospectivement, mais il faut se remémorer à quel point nous étions isolés, sans aucun accès au moindre ouvrage sur la programmation, et a fortiori sans aucun tutoriel sur internet; c'est un peu comme si nous avions dû créer nous-mêmes notre propre alphabet avant d'écrire un poème; j'ai un peu joué aux échecs, battant à l'occasion du tournoi de notre lycée un professeur qui était l'un des seuls joueurs inscrits à disposer d'un classement; à l'occasion d'une opération préventive de l'appendice avant le baccalauréat (printemps 1981), je suis devenu un expert du Rubik's cube (avec un meilleur temps de 27 secondes qui m'a alors qualifié pour les phases finales du championnat de France, auquel je n'ai finalement pas participé); j'ai trouvé toutes les réponses exactes au premier concours organisé par le magazine Jeux et stratégie (mais je n'ai pas été classé premier car j'ai fait profiter trois camarades de classe de mes bonnes réponses, et l'un m'a précédé à la question subsidiaire, question un peu aléatoire à propos de laquelle nous nous étions répartis quatre réponses que nous jugions également possibles; le vainqueur, Jean-François S., a ensuite trahi son engagement à me donner le premier prix); un peu plus tard, j'ai gagné la principale compétition de jeux mathématiques de l'époque; ce genre de choses. Tout cela, je l'ai fait un peu en dilettante, sans grande émulation extérieure, sans grand souci de m'engager davantage dans cette voie. J'aimais les mathématiques, les performances et la logique, voilà tout; je les aimais presque simplement comme activités de loisir, mais à tort ou à raison, je n'ai jamais considéré qu'elles fussent aussi importantes, par exemple, que la philosophie ou l'écriture.

Exemple de liste de temps réalisés au Rubik's Cube, 1981

Tout cela, cependant, ce n'était que la vie quotidienne au lycée, pendant les périodes scolaires, dans une atmosphère de demi-ennui, sans aucun modèle humain auquel s'identifier, sans mentor, sans héros. En contrepoint, et comme espace relatif de liberté, il y avait les vacances, principalement en famille, et notamment les vacances en Normandie, qui allaient occuper dans ma vie une place de plus en plus importante.

Pendant la plus grande partie de mon enfance, j'ai rarement quitté le foyer familial, si bien que j'avais développé des habitudes très casanières. La première fois que je me souviens d'avoir été séparé de mes parents, c'était à l'occasion de la naissance de mon frère Stéphane en janvier 1970, j'avais donc six ans. Encore la séparation n'a-t-elle duré que quelques jours en compagnie de mes grands-parents (dont j'ai comme seul souvenir d'alors qu'ils mangeaient des biscottes d'un genre particulier nommées "Triscottes" au petit-déjeuner, ce qui était inhabituel pour nous). Ensuite, il a fallu attendre l'âge de 11 ans pour que je vive -assez difficilement au demeurant- une vraie séparation complète d'une semaine avec le foyer familial. L'occasion était celle d'une brève colonie de vacances de découverte du ski alpin lors d'un séjour en compagnie d'Elisabeth à Doucy-en-Tarentaise, du 9 au 16 février 1975. Ce fut une expérience malheureuse mais tout de même pas traumatisante, même si je me souviens que je m'étais retrouvé plusieurs fois, le soir, à pleurer avec ma soeur à l'évocation de notre maison de Chelles, de nos parents, de nos jouets ou de notre chien. Tout comme à l'école primaire, il existait une séparation (dans ce cas, de chambrées) entre les filles et les garçons, mais je n'avais pas réussi à trouver ma place au sein de mon groupe et mises à part les périodes de sommeil, je passais mon temps avec les copines d'Elisabeth. J'ai admiré l'aura d'une certaine Fabienne B., qui avait offert à chacun, dans le bus-couchettes de l'aller, des chewing-gums à la fraise. J'ai surtout copié sur Ghislaine A. (devenue plus tard médecin) l'idée d'un journal de bord, idée qui m'a immédiatement séduit, et que j'ai mise en pratique dès mon retour (si bien que la première entrée, rétrospective, débute au début de ce séjour).

Les deux premières page de mon premier carnet de bord, à l'âge de onze ans, première manifestation de mon désir naïf d'arraisonner le réel par le texte

Par la suite, et régulièrement dans ma vie, j'ai repris l'écriture d'un journal personnel. J'ai rarement poursuivi cet effort plus de quelques jours d'affilée, mais d'un autre côté l'idée ne m'a jamais complètement quitté non plus. Une autre source d'inspiration dont je me souviens -à peu près à la même époque- était mon arrière-grand-mère paternelle (dite Mémé), qui tenait pendant ses journées de vacances aux Petites-Dalles un carnet dans lequel elle notait au moins chaque jour, au moyen d'une icone représentant un soleil ou un petit nuage, le temps qu'il faisait. Cette dérisoire tentative d'arrêter le temps, d'investir l'éternité par l'écriture, m'a suffisamment marqué pour que je m'en souvienne encore. La singularité technologique était encore loin d'être conceptualisée, elle était à vrai dire à peu près inimaginable en dehors de quelques initiés de l'Institute of Advanced Studies, mais le désir d'immortalité habitait déjà les hommes, et sans doute depuis la nuit des temps, aussi profondément qu'aujourd'hui.

Plus tard, les autres occasions de séparation ont principalement concerné les séjours linguistiques à l'étranger, avec des organismes proposant une alternance de cours et d'activités de loisirs, et un hébergement en familles d'accueil. Dès la fin de la classe de Sixième je crois (donc en juillet 1975, quelques mois après l'épisode du ski), Elisabeth et moi sommes partis à Deal, près de Douvres. Là encore, la séparation d'avec les parents a été un peu difficile, mais tout de même moins que la première fois. Et nous avons récidivé l'année suivante, cette fois en compagnie de notre cousine Mylène. A l'été 1978, je suis parti seul à Harlow près de Londres, et l'année suivante à Woking; En 1979 j'ai passé un peu de temps avec Elisabeth à Bonn chez les B., une famille allemande rencontrée par hasard en Normandie; d'autres séjours encore ont suivi (l'un en compagnie de Thierry B.), dont je ne me souviens pas clairement des détails.

En résumé, on le voit, la séparation d'avec le noyau familial a été tardive, difficile au début, progressive, mais finalement parfaitement réalisée. Après le lycée, j'aspirais assez clairement à quitter le foyer, et une fois que cela a été fait, lorsque s'est présentée l'occasion de devenir interne au lycée Saint-Louis à l'âge de dix-huit ans, je ne suis jamais revenu en arrière.

Parallèlement à ces épisodes de plus en plus solitaires de départ à l'étranger, j'ai aussi souvent eu l'occasion de quitter le petit milieu chellois décrit plus haut lors de vacances en famille. Celles-ci ont pris trois formes différentes: d'abord nous sommes partis quelquefois, avant que j'aie atteint l'âge de douze ans, au bord de la mer en Vendée ou dans le bassin d'Arcachon, ou encore dans le Massif Central; ensuite nous avons régulièrement visité la part alsacienne de la famille en nous rendant, en général pour les vacances de Noël, du côté de Mulhouse; enfin, nous nous sommes progressivement fixés aux Petites-Dalles, ponctuellement d'abord à l'occasion de courts séjours à la Francette, la villa de mes grands-parents paternels, puis plus régulièrement après Pâques 1976 (le 28 mars exactement), date à partir de laquelle nous avons disposé d'un logement permanent sur place (à l'époque, le Gracieux Cottage, une petite maison nichée sur une butte au milieu du village, louée pour une durée de six ans). D'une destination de vacances sans grand attrait pour nous au départ, caractérisée par un certain inconfort (maison froide et humide, mobilier et accessoires sommaires, toilettes à l'extérieur de la maison) et l'absence de copains de notre âge, ce village allait progressivement prendre une place tout à fait centrale dans notre vie réelle et dans notre imaginaire. Il fallut encore attendre quelques années mais c'est là qu'à partir de l'année de mon bac (1981) nous avons vraiment connu la vie idéale des jeunes de notre époque: activités de plein air, insouciance, copains, flirts de vacances ou histoires sentimentales plus sérieuses (plusieurs d'entre elles ayant fini en mariages). En cet endroit protégé Eric M. n'avait certes plus aucun pouvoir de nuisance, l'environnement hostile du lycée n'était qu'un lointain souvenir, le contexte social était parfaitement maîtrisé, et la beauté évidente des falaises et des villas Belle-époque nous plaçait dans des conditions propices à l'espoir et à l'aventure.

Aux Petites-Dalles, nous avons d'abord brièvement fréquenté les enfants de deux familles que nous avons ensuite perdues de vue (les M. et les S.) puis nous nous sommes rapprochés de nos voisins de cabine, une famille d'agriculteurs aisés établie dans l'Eure. Nous connaissions de loin quelques autres jeunes de notre âge, mais les choses se sont véritablement accélérées à l'été 1981, lorsqu'une joyeuse bande d'une douzaine de jeunes s'est constituée principalement autour des enfants de la famille T., qui venaient d'arriver d'Australie après une dizaine d'années d'expatriation. Cette bande a servi de noyau dur à notre vie sociale Dallaise pendant une petite dizaine d'années, en gros jusqu'à la naissance des premiers enfants. Mais c'est surtout entre 1981 et 1986 qu'elle a tenu dans ma vie un rôle absolument capital. C'est là que j'ai connu mes premières amours, mes liaisons les plus essentielles, c'est là que j'ai rencontré celle qui deviendrait la mère de mes enfants, c'est là que je me suis marié.

Je n'ai connu que deux autres endroits qui, par leur isolement géographique, leur sélectivité sociale, et leur cadre privilégié, pouvaient s'apparenter à ce lieu que, dès l'été 1981 achevé, j'appelais dans mon carnet avec une maladroite candeur de jeune fille le "Paradis Doré": l'île d'Embudu, aux Maldives; et le campus d'HEC à Jouy-en-Josas. Et ce n'est sans doute pas un hasard si c'est aussi là que j'ai vécu les autres moments les plus structurants de ma vie sentimentale. En ces trois lieux, où je n'ai passé finalement que moins de 20% de mes jours, se trouve en fait condensée la quasi-totalité de la carte de mes amours.

J'ai le sentiment d'avoir atteint le sommet de mon être physique à l'été 1984. J'y ai bien réfléchi depuis, et je suis revenu sur ces réflexions plusieurs fois dans mes carnets et ma correspondance. Voici les explications que je peux avancer à ce sujet.

Les étés 1981 à 1983 ont été pour moi des étés de découverte (découverte des amis, des amours, de la joie de vivre); après l'étonnement de la nouveauté, ils m'ont permis de trouver un certain niveau d'aisance dans cette nouvelle phase de vie (phase de vie, il faut d'ailleurs le noter, essentiellement intermittente). Et en 1984, on peut dire que je m'y étais adapté; je connaissais intimement la valeur de ces moments, et je les avais périodiquement à disposition (alors que plus tard dans la vie, les moments délicieux sont en général principalement du domaine du passé). Pour bien comprendre l'ambiance de ces années-là, il peut être utile de regarder un film comme "A nous les petites anglaises", sorti quelques années plus tôt. Le mélange de légèreté et de sérieux, de flirt et de sentiments, les personnages archétypaux toujours présents dans les bandes de jeunes, et les trois dernières minutes, à la fois romantiques et sincères; tout cela est simplifié mais exact, jusqu'au physique des acteurs auxquels nous ressemblions trait pour trait.

Parallèlement, le reste de ma vie était largement déterminé par un parcours scolaire marqué par un succès de plus en plus spectaculaire. En seulement deux ans (de juin 1981 à juillet 1983), je suis passé du simple statut de bon élève de Terminale au profil un peu sage (disons pour donner un ordre de grandeur, dans les meilleurs 3% de ma classe d'âge) à celui d'excellent élève de l'enseignement supérieur de niveau national (dans les meilleurs 0,02% peut-être). D'une manière quelque peu inattendue, j'ai gagné au moins deux ordres de grandeur précisément au moment où le principe de sélection avait le plus d'importance.

Mon succès scolaire est peu contestable, il s'appuie sur des mesures objectives: dès le baccalauréat (un examen alors essentiellement anonyme, puisque la majorité des notes ne devaient rien au contrôle continu, et tout à des copies corrigées à l'aveugle), j'ai franchi un cap. J'ai été le seul de ma classe et de mon lycée (et je n'ai connaissance d'aucun précédent historique les années antérieures) à obtenir une mention "très bien", une vraie rareté à l'époque dans les lycées publics de l'Est parisien. De plus, quand on observe comment cette mention a été obtenue, on retient que les matières littéraires ont en réalité remonté la moyenne générale, mes deux notes principales dans les matières scientifiques (14 en physique et 16 en mathématiques) me tirant vers le bas sous l'étiage requis. Il s'agit d'une aberration par rapport à la norme des rares mentions "très bien" de l'époque, qui s'obtenaient en général par des notes maximales dans les matières scientifiques un peu (mais pas trop) dégradées par les matières littéraires. Dans mon cas, c'est un 18 en philosophie qui m'a permis de passer la barre inattendue.

Cette performance était d'autant plus surprenante qu'elle a été obtenue sans avoir été espérée ni même visée. Si je reprends le détail de mon parcours scolaire à partir de la Seconde, mon amélioration ne semble pas avoir fait l'objet d'un effort particulier. Après mes notes médiocres du premier trimestre, qui ne me plaçaient au mieux que dans le ventre mou de la classe (en m'interdisaient a priori la poursuite en Section C), j'ai simplement utilisé mes qualités naturelles de résilience et de minutie pour rester dans la course. Je n'ai pas le souvenir d'avoir travaillé beaucoup plus, mais j'ai augmenté mon niveau d'attention en salle de classe. Et par chance, il se trouve que je disposais alors d'un esprit doué pour l'abstraction. C'est peut-être là que mes phases rêveuses et inactives du collège ont, d'une manière différée, porté leurs fruits. J'avais acquis, sans le réaliser, une capacité à vivre dans l'imaginaire, une aisance dans le monde idéel des représentations détachées de la réalité. Il suffisait dès lors que j'applique ces aptitudes à des objets mathématiques comme ceux de l'algèbre, et je me retrouvais à évoluer dans un territoire familier et sécurisant. Pour moi, au contraire de beaucoup d'autres élèves de ma classe, et indépendamment de nos mérites respectifs, une variable "X" ou un paramètre "a" n'étaient pas des entités mystérieuses et hostiles, mais des créatures inoffensives et maîtrisables. Je me suis donc amélioré, d'abord principalement en mathématiques, ce qui m'a permis d'intégrer somme toute facilement une classe de Première C, qui destinait naturellement au baccalauréat de la même section (sauf accident, il n'y avait pas de réorientation en fin de Première). Puis j'ai poursuivi une progression régulière me classant parmi les bons élèves (mais pas dans la meilleure poignée) jusqu'à ce qu'un jour, je réalise qu'un grand nombre de mes erreurs, dans mes copies de mathématiques, étaient encore de simples fautes dites "d'étourderie". J'avais rarement des problèmes de compréhension des raisonnements logiques, je mémorisais sans effort les théorèmes et les employais en général à bon escient. Mais je faisais trop d'erreurs dans les applications numériques, et j'enchaînais parfois un peu trop rapidement les lignes de calcul au risque d'une faute d'écriture dans les reports. Personne ne m'a poussé à ce geste en particulier, mais à un moment donné j'ai décidé de consacrer à chaque copie de mathématiques un effort supplémentaire de rigueur, une sorte de process de vérification externe, comme un module de qualité additionnel. Cette simple mesure de pure auto-critique m'a permis, à partir de ce moment, d'être assez régulièrement en course pour la première place. Si bien qu'au seuil du baccalauréat, mon bulletin scolaire me plaçait à peu près en tête de ma classe en mathématiques, et comme bon élève au profil généraliste pour les autres matières.

Ce résultat a été obtenu dans un contexte relativement neutre. Je veux dire, je n'avais aucun handicap social, j'étais bien tranquille pour travailler à la maison. J'avais une grande chambre isolée à ma disposition, à peu près tout mon entourage me fichait la paix, et de plus, le succès scolaire était considéré comme respectable et important. Mais pour autant, je n'ai pas bénéficié d'encouragements extraordinaires non plus. Je n'ai pas le souvenir d'avoir été en aucune manière poussé ou aidé, pas une fois je n'ai bénéficié d'une assistance ou d'un soutien pour mes devoirs, ni même d'une base documentaire particulière en dehors d'un simple dictionnaire usuel (que j'avais d'ailleurs envisagé de lire du début à la fin en classe de Sixième, ce qui avait beaucoup impressionné l'un de mes camarades de classe qui dès lors m'avait nommé "l'homme qui lit les dictionnaires" alors que je m'étais finalement arrêté au bout de quelques pages seulement), et d'une bête collection d'encyclopédie populaire nommée "Tout l'univers" que ma mère s'était fait refiler un jour par un vendeur ambulant faisant du porte-à-porte.

Dans le cadre de mon lycée, je n'ai pas non plus bénéficié d'un environnement de travail exceptionnel. Certes, les classes scientifiques constituaient un îlot de sérénité dans l'océan chaotique de l'établissement, mais nous n'avons été tirés par aucun professeur particuler. Je me souviens simplement de professeurs sérieux et justes, mais pas spécifiquement élitistes (c'était notamment le cas de l'ensemble de mes professeurs de mathématiques, de français et de philosophie; presque tous les autres, je les ai d'ailleurs oubliés; et même ceux-là, je n'en garde qu'un souvenir flou).

Pour le formuler de manière synthétique, je dirais que j'ai bénéficié de conditions passives idéales (comme une trame de travail homogène et fiable, un terrain fertile, une matrice paisible), mais d'aucune véritable source de motivation externe. Les seules émulations possibles venaient de la concurrence interne avec mes camarades de classe (mais comme je l'ai expliqué plus haut, le principal intéressé, Eric M., commençait à me taper sérieusement sur le système), et sans doute de l'ambition indirecte de mon père, qui avait glissé un jour dans ma chambre une brochure de l'Ecole Polytechnique en me la signalant comme un remarquable objectif possible. Je me souviens encore de la couverture glacée noire barrée d'orange, couverte d'un "X" géant sur toute la hauteur de la page, de la promesse du sport, de la performance et du succès. Je m'étonne d'ailleurs rétrospectivement que mon père n'ait pas mis davantage de pression sur moi; mon succès scolaire naissant dans le cadre du lycée aurait pu le conduire à me motiver plus précisément; mais non, il m'a laissé une grande liberté; il est vrai que mon orientation par défaut lui convenait bien, et pour ce qui concerne mon niveau de performance, eh bien je crois qu'il s'en est tout simplement remis à la fatalité. Un tel environnement finalement assez libre (au sens des degrés de liberté qu'il laissait exister) explique en partie mon parcours ultérieur. Eussé-je été fils de professeurs, entouré d'enfants d'universitaires ou de chercheurs, j'aurais sans doute atteint plus vite un niveau plus élevé, et fini à l'ENS (option lycée d'Orsay) ou à l'X (option lycée versaillais). Je n'en tire pas de regrets particuliers, même si je pense qu'une carrière professionnelle plus technique aurait mieux convenu à mon tempérament.

Concernant la question de mon mérite personnel, j'aurai une position réservée. Il me semble qu'en dehors d'efforts mineurs d'auto-analyse (ceux-là même m'ayant amené à gagner en rigueur dans le courant de la classe de Première), je n'ai pas beaucoup travaillé. Pendant mes années de lycée, j'avais encore beaucoup d'activités de loisir peu édifiantes, je lisais surtout des bandes dessinées, il m'arrivait sans doute souvent de simplement traîner dans ma chambre à ne rien faire de précis, le genre de choses qui me semblerait complètement inimaginable à l'âge adulte. Il m'est arrivé, par exemple, de m'endormir pendant des semaines tous les soirs en écoutant en boucle "Le coeur grenadine" de Laurent Voulzy sur mon magnétophone à cassette. En somme, j'ai connu de longues périodes de latence, qui ont sans doute joué un rôle dans la lenteur relative, mais aussi dans la cohérence finale de mon idiosyncrasie.

Je peux aussi mentionner à titre d'exemple, même si c'est un peu anachronique à ce stade car ce sont des activités qui ont surtout concerné mes années de collège, deux types de jeux essentiellement solitaires que j'ai sans doute pratiqués pendant des centaines d'heures sur le parquet de ma chambre.

Le premier consistait à organiser des tournois opposant une vingtaine de petites figurines de plastique représentant des animaux exotiques offerts quelques années auparavant dans les paquets de biscottes de la marque Prior. Les règles étaient extrêmement simples: chacune des figurines était opposée aux autres par une série de projections glissées sur le parquet ciré de la chambre, projection ayant en général pour but de percuter un adversaire ou de se placer dans une position avantageuse pour pouvoir le faire. Chaque figurine disposait d'un coup à tour de rôle. L'animal vainqueur était le dernier à rester debout sur ses pattes. Evidemment, il y avait une dimension tactique (il fallait toujours chercher à se présenter à l'adversaire de face plutôt que de profil, que ce soit pour se défendre ou attaquer. Il pouvait donc y avoir parfois davantage intérêt à fuir ou se replacer dans un axe intéressant plutôt que de tenter une attaque à tout prix. L'affaire se compliquait par l'asymétrie des aptitudes (les animaux lourds étaient difficiles à renverser, mais parcouraient des distances plus courtes que les petits) et le jeu d'alliances entre animaux d'une même équipe, dont certains pouvaient se sacrifier dans l'intérêt du groupe. Quoi qu'il en soit, certains animaux étaient des champions naturels du fait de leur stabilité (comme l'éléphant, ou plus encore le gros hippopotame); d'autres occupaient une position intermédiaire comme le rhinocéros, handicapé par une posture ne le faisant tenir que sur trois appuis sûrs; et d'autres enfin étaient pratiquement invincibles, comme la tortue, dont le centre de gravité surbaissé la rendait très difficile à vaincre, et l'angle de la carapace constituait une arme létale redoutée par tous ses adversaires. Ce qui mettait un certain intérêt paradoxal dans le jeu était la vulnérabilité de la tortue à un seul autre animal, l'oryctérope, médiocre à tout point de vue mais disposant d'une queue recourbée permettant potentiellement de retourner la tortue comme une crêpe. Nous avions donc ici une situation relevant du paradoxe de Condorcet: A battait B, B battait C, mais C battait A. Et mélangé aux autres paramètres en jeu, comme les possibilités d'alliance et l'aléa du terrain de jeu semé d'obstacles peu modélisables (pieds de lits, jouets divers posés au sol), nous avions vite affaire à un modèle en partie chaotique dont l'issue était imprévisible, nulle partie ne ressemblant en tout point à la partie précédente.

Quelques animaux Prior de mon enfance. L'ours et l'hippopotame sont d'une force équivalente. Ensuite vient la panthère, je ne me souviens pas vraiment du chameau, mais son centre de gravité trop haut le rend forcément instable

La seconde activité, plus structurée, consistait à rassembler tous les dés disponibles à l'étage, de toutes les tailles et toutes les couleurs possibles, dés dispersés dans les coffres à jouets ou empruntés aux boîtes de jeux de société, pour ensuite les jeter sur le sol un grand nombre de fois en prenant soin de noter scrupuleusement tous les résultats. La forme préférée de notation consistait à opposer chacune des six valeurs possibles au sein de longs couloirs dessinés sur du papier quadrillé, à la manière de couloirs de natation vus de haut. Dans les versions de base, il s'agissait simplement d'observer quel numéro arriverait en premier au bout de la page. Mais rapidement, de nombreux raffinements ont été développés, comme le passage d'obstacles en tête permettant de bénéficier de points de bonus, des possibilités de virage et de zones d'accélération, etc. Pendant un bon moment, j'ai cherché à tester l'effet de ma concentration, de mes encouragements mentaux, ou de mon indifférence, aux résultats observés. C'est ainsi que je me suis convaincu de l'objectivité des lois de la nature, et de l'indépendance de la forme d'un phénomène (taille ou couleur du dé) à la règle de probabilité qui s'appliquait à lui, ce qui m'a familiarisé avec la notion de catégorie générale.

Dans l'ensemble, ces deux occupations ont surtout concerné ma période de collège, peut-être même de fin d'école primaire. Mais d'autres activités du même genre, mélange solitaire d'action, d'imagination et d'observation, ont sans doute occupé une partie de mon temps de lycée. Par exemple, je me souviens très bien qu'en classe de Prépa HEC, vers le mois de mars ou avril 1983, alors même que l'enjeu majeur des concours se profilait dangereusement, je passais chaque jour de longs moments à m'amuser avec un casse-noisettes plutôt que de me plonger dans les livres d'un certain Trotignon dont la lecture était pourtant jugée indispensable par nos professeurs. Ce casse-noisette tout en métal disposait d'une double articulation centrale, ce qui rendait la réalisation de saltos incertaine (et a fortiori de doubles ou triples saltos), du fait de l'indépendance relative du centre de gravité de chacun des deux bras. Là encore, je fixais mon attention sur des objectifs de performances toujours plus élevés, enchaînant plusieurs figures à la suite, à grands renforts d'encouragements ou de déceptions imaginaires. Des années plus tôt, j'avais déjà eu l'occasion de pratiquer ce genre d'activités, quoique de manière moins systématique sur des poupées de plastique ou des peluches (et notamment sur l'un des ours préférés d'Elisabeth, nommé Moulélé). J'ai toujours aimé les sauts périlleux et les vrilles.

On le voit donc, si j'étais plutôt un cérébral (plus qu'un intellectuel, puisqu'il me manquait pour cela une érudition ou une culture générale de niveau supérieur -la mienne n'était pas mauvaise, mais elle n'était sans doute pas au niveau de mes facultés de raisonnement), je n'étais pas vraiment un bûcheur, ce qu'il était convenu d'appeler avec un certain mépris un "polard". Non, j'étais plutôt un original discret, un indépendant prédisposé à l'observation et à une certaine rigueur, finalement assez indifférent aux encouragements et aux contraintes venues de l'extérieur, et plutôt mu par une curiosité interne, un désir de comprendre les choses (par ordre décroissant d'importance: le monde des idées, le monde réel, moi, et les autres) par moi-même.

Peu de temps avant le baccalauréat, 1981; j'occupe la troisième position à gauche du rang supérieur

Entre le début de la classe de Seconde C et les résultats du baccalauréat, qui m'ont consacré en toute discrétion comme le meilleur élève du lycée, mon ascension dans la hiérarchie scolaire avait été anonyme mais incontestable. Mais cette progression n'était pas finie. Une seconde ascension du même ordre allait suivre, après une année de latence. Au début de ma classe de mathématiques supérieures, j'ai cependant connu le même moment de flottement qu'au début du lycée, et un peu pour les mêmes raisons en partie attribuables à un changement d'environnement perturbateur. Cette fois, en classe de Math Sup 4 au lycée Saint-Louis, ce n'était pas la violence ou la décadence des moeurs qui me posait problème, mais plutôt des questions logistiques et d'emploi du temps. N'ayant pas été admis à l'internat pour cause de trop grande proximité du domicile familial, j'étais tenu de prendre les transports en commun (train de banlieue et métro) pendant deux heures chaque jour, ce qui constituait un handicap important exactement au moment où le niveau d'exigence des professeurs avait brutalement augmenté. Je n'avais pas de difficultés particulières en mathématiques (je pense que j'avais même de la marge avant de me sentir dépassé), mais en revanche je n'ai pas eu l'énergie d'accrocher le train soutenu de la professeur de physique-chimie, j'ai obtenu dans ces matières des résultats décevants et je me suis un peu démotivé, préférant passer les derniers mois de cette année à découvrir l'incroyable variété des livres proposés dans les librairies du boulevard saint-Michel, comme Boulinier ou Gibert (je garde une affection particulière pour le quartier Latin, je considère vraiment comme un privilège inouï le fait d'avoir pu y passer deux des années les plus structurantes de mon parcours). Les mois de classe préparatoire sont intenses mais passent finalement très vite, et au moment même où j'ai obtenu, pour le troisième trimestre, une affectation à l'internat (qui m'a d'ailleurs bien convenu), j'avais déjà plus ou moins pris la décision de me réorienter vers une classe de prépa HEC, ayant supposé ou appris (je ne me souviens plus des détails) que je pourrais être admis à Louis-le-Grand, ce qui représentait à certain point de vue une forme de promotion de prestige compensant l'échec relatif de l'abandon de la voie royale vers Polytechnique, qui semblait de toute manière compromise.

Le lycée Louis-le-Grand, haut lieu de la méritocratie à la française pendant plus de deux siècles

Il s'agissait donc, ou bien d'un demi-échec, ou bien d'un pas de côté, et on peut donc dire que pendant cette première année de prépa (1981-1982), ma position dans la hiérarchie scolaire ne s'était pas améliorée. Ce n'est que l'année suivante, au moment le plus opportun, que mon parcours a à nouveau été marqué d'une progression notable.

Dans l'ensemble, le contenu de la classe de Prépa HEC, polyvalente et scolaire, me convenait bien. Dès le début de l'année, je me suis trouvé raisonnablement bien classé dans les devoirs sur table et les colles, et sans être identifié comme l'un des tout premiers, j'étais classé comme un bon élément. C'était déjà en soi rassurant dans une classe qui était l'une des deux ou trois meilleures de France.

En plus de cela, ma position s'est plutôt améliorée dans le courant de l'année, et au dernier concours blanc du printemps, j'étais classé troisième, ce qui me mettait dans une position favorable pour intégrer HEC.

Puis les vrais concours sont arrivés. A cette époque, les meilleurs élèves du pays ne passaient que trois concours indépendants les uns des autres: HEC, l'ESSEC, et l'ESCP. Les écoles de province étaient implicitement méprisées, sauf à la rigueur celle de Lyon. Comme il n'y avait que peu d'épreuves communes, le hasard du concours était en partie conjuré, et l'intégration dans une école parisienne était promise à tout excellent élève. Mais en même temps, on ne pouvait écarter un accident sur une épreuve aléatoire à fort coefficient, comme la philosophie ou l'histoire-géographie, si bien qu'entre HEC et l'ESSEC, le recouvrement des classements était loin d'être parfait.

Me concernant, j'ai assez bien réussi les écrits, mais j'ai eu la malchance de tirer en quelque sorte mes cartes dans le désordre. Des trois concours indépendants et à peu près identiquement sélectif car présentés par les mêmes 3000 à 4000 étudiants, j'ai été classé environ 10ème à l'ESCP, 60ème à l'ESSEC, et 250ème à HEC. Ce dernier classement, dont j'ai pris connaissance à la fin de mes oraux, me laissait dans l'incertitude. Il y avait en effet environ 300 admis et 500 admissibles, le jeu restait ouvert mais mon admission n'était pas certaine.

Sauf que j'ai sans doute réalisé l'une des meilleures performances possibles lors de l'oral. Tout d'abord à l'ESSEC, où je suis remonté à la troisième place au classement général, en partie à cause d'une épreuve de tests psychotechniques très avantageuse pour moi; ensuite à HEC, où j'ai gagné environ 200 places pour me retrouver 62ème; et à l'ESCP que j'ai passé en dernier et que j'ai un peu snobé, j'ai limité la casse en ne perdant qu'une vingtaine de places pour me classer 27ème.

Quelque temps après la fin des concours, j'ai fait les calculs comparant mes performances à celles d'autres élèves admis dans de bons rangs de classement, rangs qu'on pouvait connaître en consultant les pages du Figaro ou du Monde, et je me souviens qu'en fonction des critères retenus (moyenne des trois écoles, ou seulement des deux meilleures; exclusion ou non de certains élèves au classement inconnu), je me situais entre le troisième et le dixième rang national au classement général. Si l'on postule que la filière dans laquelle je me trouvais était probablement l'une des cinq ou six filières d'élite possibles dans le système français (après la filière des écoles d'ingénieur, mais avant la filière bio-médicale, et peu comparable à certaines voies étroites artistiques, militaires, juridiques, ou diplomatiques), on doit conclure que je me situais sans doute parmi les 50 meilleurs élèves de ma classe d'âge au plan national, ce qui représente une surperformance importante compte tenu de mon environnement d'origine. Beaucoup d'autres étudiants de ce niveau avaient en effet bénéficié d'un effet de contexte favorable, ayant été élevés dans des familles aisées, internationales, ou dans un milieu enseignant prédisposant à un apprentissage protégé. Si je prends l'exemple de David Madore, un mathématicien blogueur d'une quinzaine d'année plus jeune que moi, dont on penser que les performances le situent environ deux ordres de grandeur au-dessus de moi, je pense qu'un de ces deux ordres de grandeur s'explique sans doute par des raisons d'environnement, et l'autre par ses aptitudes propres.

Indépendamment de ces succès, comme je l'ai déjà dit, j'ai eu l'occasion de participer à des compétitions de jeux mathématiques. Deux fois, je me suis déplacé pour me retrouver, par plaisir et goût de la compétition, assis sur une chaise au milieu d'une salle de participants anonymes, pour plancher sur des problèmes logiques plus ou moins difficiles. Ce que beaucoup d'autres auraient considéré comme un supplice, je le ressentais pour ma part comme une stimulante confrontation amicale. Les deux fois, j'ai été primé. La première fois, je venais d'arriver à Nantes, j'ai été annoncé vainqueur de ma catégorie (grand public) avant qu'un étudiant (de Normale Sup je crois) ne présente une réclamation justifiée et me relègue à la seconde place. La seconde fois, quelques années plus tard, en compagnie de mon collègue Pierre L., j'ai encore fini sur le podium de ma catégorie. Pourtant, je n'étais pas très entraîné, j'avais juste quelques livres d'exercices que j'ouvrais de temps en temps, mais on ne peut pas dire que les jeux mathématiques soient allés jusqu'à constituer pour moi une activité de loisir importante ou structurée.

Résultat d'un concours de jeux mathématiques en 1990, après ma relégation en seconde position de ma catégorie. Le vainqueur de la catégorie "lycée", Denis Auroux, a intégré major de l'ENS à l'âge de seize ans trois années plus tard

Il faut donc se rendre à l'évidence: j'étais probablement un garçon très intelligent. Vraisemblablement pas un génie, mais tout de même au-delà de ce que les gens qualifient ordinairement de "brillant". C'est pour donner une idée objective de cette réalité effective, et rien d'autre, que j'insiste plus haut sur ces questions d'ordre de grandeur. Sur ce point, j'ai dépassé, je crois, le stade handicapant du simple orgueil. Je me souviens avoir fait, dans un magazine trouvé lors de mon adolescence, un test de QI assez complet, dont le résultat me situait entre 142 et 145. J'ai peut-être été desservi par ce test qui s'adressait probablement aux adultes alors que ma croissance, lente je l'ai dit, n'était pas terminée. Mais à mon avis, l'ordre de grandeur est encore une fois le bon: du strict point du vue du facteur g, dont j'admets sans problème la grande pertinence (même s'il n'explique évidemment pas tout -ni ne prétend d'ailleurs le faire), je me situe sans doute dans le meilleur millième de la population, mais sans doute pas dans le meilleur millionième. Bon, c'est un fait, j'en retire aujourd'hui moins de sentiment de mérite que de sentiment de charge de responsabilité.

Depuis, j'ai d'ailleurs probablement nettement baissé, au moins concernant les aptitudes logico-mathématiques. Je suis de ceux qui pensent que l'intelligence culmine, chez un être humain, au début de son âge adulte (il est d'ailleurs surprenant de voir à quel point le cerveau perd de sa masse avec le vieillissement, ce que presque tout le monde ignore), comme en témoignent la vie des grands mathématiciens ou les résultats du championnat du monde d'échecs. Bien sûr, on se console en supposant, pour compenser la perte de vitesse combinatoire et d'imagination, une progression continue de la capacité de synthèse, une sorte de culmination vers une forme de sagesse globale liée à l'expérience, et sédimentée par une mémoire de plus en plus agrégée. C'est peut-être vrai, et c'est peut-être aussi pour cela que je m'autorise encore à écrire à 50 ans passés, plutôt qu'à simplement donner mon argent et mes encouragements à de jeunes prodiges. Parfois, je rêve de m'inscrire à nouveau en classe de Mathématiques Supérieures, de reprendre à mon âge l'étude des ces matières dont j'ai oublié aujourd'hui la plus grande partie du contenu, non pas tant par goût de la compétition que par pure curiosité ainsi que par conviction, aussi, que la vision d'ensemble qui est la mienne aujourd'hui pourrait tout de même, en partie, compenser ma baisse de capacité de mémorisation et de logique brute, et me donner aussi une motivation d'un type différent de celle qui, stupidement bornée à la performance pure à l'époque de mes études, m'a empêché de replacer les disciplines enseignées dans un schéma général d'interprétation du monde.

A mon entrée à HEC, j'étais à mon sommet scolaire (les études universitaires qui allaient suivre ne présentant aucun caractère de difficulté), mais je souffrais d'une grande immaturité psycho-affective. Grâce à mon sens de l'équilibre et ma polyvalence, j'ai pu combler une bonne partie de ce retard en quelques années. Mais si l'on fait un bref focus sur le début de mes études à Jouy-en-Josas, il faut noter que mon épanouissement n'a pas été immédiat. Encore une fois, les circonstances ont beaucoup joué: cette année-là, les places disponibles manquaient sur le campus, et l'administration avait décidé de regrouper les Première Année à deux par chambre. Cette nouvelle déroutante m'avait d'autant plus mis en colère qu'un camarade de Prépa que je n'appréciais que modérément, Jean-François F., avait demandé à être regroupé avec moi sans mon consentement. J'étais furieux contre cette initiative et contre le mauvais sort qui me privait de ce que je considérais comme une récompense promise: une vie d'étudiant autonome, enfin libéré des contraintes de résultat, et prêt à embrasser la suite, c'est-à-dire les activités de loisir et la fréquentation des filles. Le monde clos et privilégié du campus se présentait à moi comme les Petites-Dalles en été, un territoire de succès et de reconnaissance. J'avais nettement prouvé, par mes performances scolaires, mon appartenance à cette société de Happy Fews, il n'était pas question que la fête soit gâchée pour des raisons logistiques, me condamnant à une sorte d'impasse que je n'avais que trop connue lors de mes années de collège et de lycée du fait de l'encombrante présence d'Eric M.

De surcroît, après l'émulation édifiante de la classe préparatoire, magnifiquement portée par les cours de culture générale et de philosophie, la découverte des matières de gestion (dont pourtant je n'attendais rien) a été particulièrement décevante. En salle de classe, je suis brutalement retombé dans un état proche de celui que j'avais connu au collège: celui d'un ennui intense. J'avais plutôt de bonnes notes, sur un mode automatique, mais tout le monde se rendait compte qu'une fois le concours obtenu, la moyenne au sein de l'Ecole n'avait plus aucune importance. Il y avait seulement une vague corrélation négative avec le prestige social, les étudiants les plus brillants comme les plus cool ne prêtant à peu près aucune attention à leur classement, et ne prenant garde qu'à éviter, en fonction de leur aversion au risque, un nombre de notes "D" pouvant devenir pénalisant pour l'obtention du diplôme. L'enseignement reçu manquait à ce point de subtilité, d'intérêt et même de simple sens que j'ai un moment songé à me réorienter vers l'aviation ou la médecine, à passer un bac littéraire, ou à tenter au hasard le concours de l'ENA pour avoir le plaisir de refuser d'y entrer dans l'hypothèse où je serais admis. Vétilles inconséquentes qui masquaient mal un certain rejet du conformisme des fonctions que le système semblait attendre de nous. En termes de réaction à la bourgeoisie dominante, j'étais cependant naturellement enclin à adopter une posture d'anarchiste de droite, ayant dès 1981 (et le désastreux épisode Mitterrandien ayant suivi, prélude à plusieurs décennies d'une décadence morale et politique de l'occident confinant au suicide) flairé l'imposture gauchiste. Disons que, probablement, je me reconnaissais dans les textes de Brassens ou de Brel. Ce n'est que peu de temps plus tard, sans doute en troisième année, que j'ai découvert le courant libertarien, par le simple jeu de mes rares errances dans la bibiothèque du campus (je n'ai pas le souvenir de la moindre discussion sur ce sujet avec le moindre de mes camarades -ou qui que ce soit d'autre d'ailleurs; la plupart d'entre eux s'intéressaient sans doute déjà davantage à leur carrière, ou en tout cas à leur situation personnelle, plus qu'aux questions de politique ou de société).

Enfin, les choses se sont arrangées à partir de la fin de la première année. Quelques mois après la rentrée, j'avais enfin obtenu une chambre particulière (ma chère B2-124), et le fait que les cours ne soient qu'une vaste blague -et ne soient programmés que le matin- nous libérait du temps pour d'autres activités librement choisies. Me concernant, je me suis pas mal consacré à la course à pied (j'ai par exemple couru mon premier marathon de Paris en mai 1984, en 3h53), au karaté (sous l'impulsion d'un minuscule mais impressionnant professeur Japonais à peine francophone, Nakata Kenji, scandant mouvements d'entraînement et katas d'une voix gutturale), et au tennis (j'ai fait partie de l'équipe inscrite au tournoi triangulaire nous opposant à Centrale et Polytechnique en 1985 ou 1986, et il me semble même que nous l'avions emporté). J'ai brièvement joué au bridge (le responsable de l'association était à ce moment le futur journaliste Emmanuel Chain), et beaucoup fréquenté le club BD. Chaque jeudi, il y avait dans les locaux de la K-fête une soirée dansante à laquelle je me rendais régulièrement. Et le temps scolaire était aussi rythmé par les campagnes pour l'élection du bureau de différentes associations (notamment le BDE), campagnes qui prenaient parfois une dimension considérable et rocambolesque (faux journal télé, simulation d'attaque du campus par hélicoptère, etc).

A un moment, en troisième année je crois, j'ai lancé un projet original dans l'espoir de développer une affaire lucrative: j'ai passé quelques petites annonces proposant une évaluation du physique sur la base de photos d'identité envoyées anonymement par la poste (une évaluation de l'âge, et une note de beauté). J'ai obtenu quelques commandes, pas assez pour que ce soit viable. C'est dommage, c'est comme cela (mais au sein du milieu plus homogène et moins anonyme d'un campus américain) que Mark Zuckerberg a lancé Facebook 18 ans plus tard, ou que Photofeeler est apparu encore après.

J'ai développé quelques liens de camaraderie avec certains étudiants qui suivaient les mêmes cours que moi ou participaient aux mêmes activités sportives. Certains sont devenus des hérauts de premier plan de l'économie intégrée, des représentants en vue de l'hyperclasse mondiale: Frédéric Lemoine, qui était en même temps que moi à Louis-le-Grand (dans la classe voisine de la mienne) puis à HEC, avait la réputation d'un élève brillant et est l'un des rares étudiants qui m'a devancé au classement cumulé aux concours d'entrée, je crois qu'il était juste avant ou juste après moi à l'ESSEC, dans le quartet de tête; Jean-Luc Allavena nous a conduits dans sa Lancia Bêta, avec un ou deux autres camarades de promotion, vers les plages de La Baule pour participer à un tournoi de tennis; je jouais parfois avec lui quand nous étions respectivement 15/5 et 15/3, j'en garde un bon souvenir, celui d'un type spirituel et bon camarade malgré son évident privilège de classe; Emmanuel Faber était un élève discret de la majeure marketing dont j'étais le délégué; Philippe Aymerich était un étudiant de premier année, un peu timide et sympathique, habitant une chambre dans le même couloir que la mienne lorsque j'étais en deuxième année; lorsque j'ai fait sa connaissance, j'ai eu le sentiment qu'il me considérait un peu comme un aîné; etc.

Je n'ai été très proche de nul étudiant particulier, il n'y en a aucun que je puisse considérer comme un véritable ami. J'ai sans doute fréquenté un peu plus étroitement une dizaine de personnes sur le campus, presque uniquement des garçons; je n'en ai revus que trois après la diplomation, si l'on excepte une réunion à laquelle je me suis rendu pour fêter les 15 ou les 20 ans de notre promotion. Parmi ces trois-là, l'un (Jean-François J.) est simplement l'ami d'un ami des Petites-Dalles, et c'est donc par pure coïncidence que nous avons eu l'occasion de nous recroiser. Nous n'avons, ceci dit, aucun point commun et il ressemble en tout point, y compris sur le plan de l'apparence physique, à ce que je déteste chez les gens qui ont fait carrière dans la finance commerciale: suffisant et hâbleur, mais incapable de planter un clou ou de conduire autre chose qu'une berline de luxe. La seule chose qui le rachète un peu à mes yeux est qu'il semble éprouver, quelque part au fond de lui, une haine de lui-même justifiée. Cela ne suffit évidemment pas à en faire un ami.

Le second, Bruno C. a gardé un peu le contact avec moi peu après mon mariage, car c'est lui qui m'avait présenté l'entrepreneur avec lequel j'ai travaillé à mes débuts (c'est aussi lui, mais cela n'a rien à voir, qui m'a fait lire Michel Tournier). Il s'est déplacé avec sa femme à Nantes peu après la naissance de nos premiers enfants respectifs, ce qui m'a donné l'occasion de jouer une dernière fois au tennis avec lui. Il est mort prématurément après avoir, je crois, gagné beaucoup d'argent dans la spéculation sur produits dérivés, un domaine dont il a été un des premiers à pressentir le potentiel à la fin des années 1980; nous avons un peu parlé du sujet à l'époque, il pensait que je pourrais peut-être y réussir.

Le troisième, Emmanuel R., est celui que j'ai le plus revu, c'est-à-dire trois ou quatre fois. La première, l'occasion était purement fortuite, ce devait être un ou deux ans après avoir quitté le campus, nous nous sommes croisés dans un aéroport et nous avons échangé nos contacts en nous amusant aussitôt du fait que cet échange ne servirait probablement à rien (qu'on se souvienne, l'e-mail était encore loin d'exister alors, ne parlons pas des réseaux sociaux). Je l'ai revu ensuite au moins une fois à Paris, au moment de mon divorce (nous avions longuement marché en devisant sombrement dans le jardin du Luxembourg), puis encore une fois à la Baule, vers 2000 (il essayait de séduire une fille haut de gamme, une Américaine je crois). Il s'agit d'un original, un type un peu à part, peut-être assez déterminé par son origine juive au fond, qui me donne l'impression d'avoir été suffisamment doué pour réussir un peu dans la finance sans y trouver le moindre intérêt; moins en tout cas, me disait-il, qu'à l'étude des langues anciennes, par exemple. Il a mis du temps à trouver une femme, encore une étrangère, une Philippine cette fois, et je ne sais pas ce qu'il est devenu ensuite, en dehors d'un parcours assez obscur dans l'ingénierie financière dont on retrouve quelques ombres sur le web.

Voilà, c'est à peu près tout. Les années 1983-1986 sont passées ainsi, elles me laissent un souvenir heureux, celui d'un monde à la fois ouvert et insouciant, offrant des possibiltés diversifiées d'entreprises originales et de succès faciles, un monde dont j'avais les moyens de devenir un héros à la mesure de mes ambitions, élevées mais justifiées. Ce monde n'a mis que quelques mois à s'estomper, et quelques années à s'évanouir presque complètement.

En 1984, je l'ai déjà dit, j'ai sans doute passé sans le soupçonner le sommet de ma vie du point de vue de mon aptitude au bonheur. C'était pendant l'été puis l'automne, j'ai alors connu les épisodes amoureux les plus structurants de ma vie affective avec des filles différentes, épisodes qui se sont terminés par l'histoire romantique avec celle qui allait devenir ma femme. En fait, me concernant, la plus grande partie de mon parcours psycho-affectif, des états qui le composent (émoi, lyrisme, promesses, déceptions, regrets, jalousie, scrupules, euphorie, ruptures, accomplissement, confiance), des enjeux qui le sous-tendent (expérience affective et sexuelle, engagement vers une vie de couple et la paternité), se sont joués en l'espace de quelques mois à partir de juillet 1984. C'est tout à fait clairement là que ma vie a bifurqué. Pour un rien, à plusieurs reprises, elle aurait pu être tout autre, et de nombreuses instances possibles de ces autres mondes potentiels, très probablement une grande majorité en fait, auraient assurément été plus heureuses que celle que j'ai finalement connue, au moins sur le plan familial. J'ai par exemple, en juillet puis en septembre de cette année, connu de brèves et intenses histoires amoureuses avec deux filles différentes avec chacune desquelles j'aurais très probablement pu envisager un mariage heureux (j'ai un peu suivi leurs parcours de loin, depuis, et c'est bien ce qui s'est passé pour elles, j'en suis heureux, c'est à mes yeux une des réalisations positives du monde tel qu'il est advenu). Evidemment les choses sont beaucoup plus claires, maintenant que je peux, avec suffisamment de recul, voir le tableau tout entier sous forme de "big picture". Je ne savais certes pas, au printemps de cette première année à HEC, que tout était sur le point de se jouer en si peu de temps.

Au moment où j'ai choisi Carole, je l'ai choisie contre une vie qui me semblait honnête et apaisée, la vie que j'aurais pu avoir si j'étais resté en couple avec l'une de ces deux filles. J'ai choisi la voie aventureuse et flamboyante, la voie risquée aussi.

Je possède les preuves qu'il a existé une courte phase préparatoire à l'apothéose de l'été 1984. Il m'en reste en effet un vestige sous la forme d'un texte de quelques pages intitulé "Réflexions à 20 ans" que j'ai écrit en mars 1984. Au-delà d'une certaine immaturité et de quelques fautes de français, sa lecture illustre bien la constance dans les valeurs qui m'ont porté depuis, et qui étaient déjà clairement formalisées à l'époque: vérité, liberté, honnêteté intellectuelle. Je n'y mentionne pas le stoïcisme, que j'avais insuffisamment identifié comme école de pensée de référence, mais l'expression de "don gratuit" y figure noir sur blanc (alors même que je ne connaissais pas les travaux de Mauss, ni la notion de "mushotoku" développée dans le bouddhisme Zen). La double référence, à la fois au solipsisme, et à la nécessité d'en sortir, y est bien articulée. En termes d'état d'esprit, il est évident que je me présente alors sous une forme très positive, animé d'un optimisme et d'une confiance en moi maximaux quoique raisonnés: je suis manifestement prêt à avancer dans la vie, et en particulier à trouver une compagne pour la partager. Je n'exclus pas la possibilité de l'amour.

Pour donner au lecteur une meilleure image de cette époque de ma vie, il faut ajouter que la dimension esthétique naturelle pure a pu y jouer un rôle important (j'insiste sur le terme de "naturel", toute notion cérébrale de sophistication mondaine ou de désir de distinction prétentieuse est ici absente, je ne parle ici d'esthétique que dans le sens d'une fusion sensorielle, parfois inconsciente, avec l'harmonie du monde). Le contexte principal de mes histoires sentimentales de jeunesse a en effet été celui d'un village de vacances presque idéal, protégé de toute influence extérieure, enchâssé entre deux immenses falaises de craie. Quoique frais et parfois pluvieux en été, il se caractérise aussi par le classicisme harmonieux de ses habitations (villas de style balnéaire normand coquettes et bien entretenues), le calme sportif de sa vie de vacances (entre bains de mer et tennis sur terre battue), le caractère naturel et pur de son environnement (rochers, galets, craie, végétation abondante, goélands, vie marine très riche de l'estran), la géométrie de ses lignes (horizon, côteaux boisés symétriques, champs cultivés dans les lointains) et la densité de ses couleurs, notamment le soir au couchant du soleil, à la fois lorsqu'on regarde les abords du disque solaire lui-même, et quand on admire, à l'opposé, le bleu appuyé du ciel et l'ocre rougeoyant des falaises. Ma soeur Elisabeth a inventé l'adjectif "barjavelisant" pour décrire un jour celle qui allait devenir ma femme. Pour comprendre pleinement ce terme, il faut lire plusieurs de ces romans poétiques et kitsch écrits par René Barjavel entre 1943 et 1982, comme "La nuit des temps", "Colomb de la lune", "Une rose au paradis", et surtout "Le grand secret". Entre 1982 et 1984, Carole était jeune et belle certes, elle n'avait pas besoin de maquillage ou d'artifice pour provoquer le désir. Mais je crois que le décor des Petites-Dalles y était aussi pour quelque chose. Sans doute, ce décor a constitué un élément décisif de sublimation de cette phase de ma vie amoureuse. Il m'a involontairement trompé, aussi, sur la nature du reste du monde, dont je n'ai plus jamais trouvé ultérieurement d'instance à la hauteur de ces instantanés.

Je passerai rapidement les détails de mes tourments sentimentaux; ils appartiennent à un autre corpus, moins public que celui-ci. Il suffira de dire que quelque temps après notre rencontre, Carole et moi nous sommes retrouvés à vivre une vie de couple établi, puis fiancé, puis marié. Nous avons eu deux enfants, deux filles. A l'époque, j'aurais aimé en avoir plus, et pour être honnête parmi ceux-ci au moins un garçon, avec qui j'aurais pu envisager un rapport de transmission différent (on dit souvent qu'il ne faut pas dire cela à ses enfants, je veux dire, quand ils sont d'un sexe différent du sexe espéré; je n'en suis pas sûr, j'ai pris soin de mes filles comme je pouvais, je n'en ai pas fait des garçons manqués ou plus tard des jeunes femmes frustrées; elles ne regrettent sans doute pas elles-mêmes d'être de sexe féminin (ni moi non plus d'ailleurs); seulement, on ne partage pas la même chose avec un fils et avec une fille, voilà tout). Au moment de notre rupture, cela restait tout à fait envisageable, et même pour ainsi dire presque explicitement à l'ordre du jour. Mais n'anticipons pas. Avant d'en revenir, plus tard, à des considérations familiales, faisons encore un détour par la dimension plus intellectuelle et professionnelle.

Vers la fin d'HEC, je ne me suis pas senti attiré par le contrôle de gestion, la finance, la fiscalité, l'audit ou le conseil, secteurs lucratifs et intellectuellement vides vers lesquels beaucoup de mes camarades se dirigeaient les uns après les autres, à ma légère déception. Il me fallait quelque chose de plus original, de plus entreprenant, de plus ambitieux, de plus flambloyant; peut-être grisé par la facilité du succès de mes dernières années, je visais autrement plus haut qu'un poste de consultant chez Arthur Andersen ou de cadre supérieur à la BNP.

J'ai un peu hésité avec la majeure "entrepreneurs", qui était à la mode à l'époque sous l'impulsion d'un professeur populaire (Denis Papin, je crois), mais je n'étais pas très sensible à la mode, justement, et finalement j'ai préféré me mettre à l'abri dans la majeure "marketing". Doublé à la mineure "Développement personnel", c'était la garantie de ne rien foutre pendant six mois de plus, et c'est d'ailleurs bien cette promesse de tranquillité même, plus encore que ce qu'elle signifiait en termes de "coolitude", qui a emporté la mise. En revanche, quelques années plus tard, ne me souvenais pas d'une seule idée intéressante apprise en cours. Les professeurs d'HEC d'alors, dont certains jouissaient d'une grande aura dans le monde académique (ce que je n'ai réalisé qu'ensuite, et avec surprise), me sont apparus pour l'essentiel comme des guignols, à l'exception de Jean-Noël Kapferer qu'on voyait plutôt comme un frimeur quand même assez brillant, de Denis Lindon qui nous a au moins introduit les concepts du marketing (certes assez évidents) avec beaucoup de clarté, et de Jean-François Boss qui présentait quand même l'avantage de comprendre quelque choses aux chiffres, étant lui-même polytechnicien.

Il y a en réalité un seul cours qui m'a marqué, un cours inscrit dans la mineure "efficacité personnelle", et qui parlait de négociation. Ce cours nous mettait, par équipes, en situation de nous affronter entre groupes de participants autour de situations issues de la théorie des jeux (mais à ma connaissance, le terme même de théorie des jeux n'a jamais été utilisé en cours même si, vérification faite, j'ai observé avec surprise qu'il était mentionné, ainsi que le dilemme du prisonnier, dans le polycopié du cours). J'avais été frappé par la mise en scène de situations qui me semblaient très proches du dilemme saisissant le solipsiste devant faire un pari sur l'existence du monde extérieur. J'avais cherché, sans grand succès, à convaincre certains de mes camarades (il me semble que Claude E. faisait partie de mon groupe) d'opter par principe pour une posture de collaboration a priori, j'oscillais entre la démonstration mathématique et l'argumentation métaphysique, dans une posture sans doute très proche de celle d'Alan Turing quelques décennies plus tôt. Le professeur responsable du cours, Guy Desaunay, était un type aigri et bourru, qui nous donnait simplement des exercices à réaliser sans jamais nous expliquer, ni avant ni après, les corollaires théoriques. Il était de surcroît très critique vis-à-vis des étudiants de l'école, incapables selon lui d'adopter la moindre posture de collaboration, et condamnés par leur tempérament même à un affrontement concurrentiel indéfini. A un moment donné, quelques années plus tard, j'ai cru voir en lui un véritable maître Zen, un de ces vrais pédagogues qui ne cherchent qu'indirectement à créer chez leurs disciples les conditions de l'éveil, sans jamais les guider de manière didactique. Mais à la réflexion je crois que c'était plutôt un misanthrope fainéant, un type qui n'a pas été à la hauteur de sa tâche, un demi-raté. Je n'ai pas de certitude à ce sujet, il est peut-être mort à l'heure actuelle, et je ne me sens pas redevable de quoi que ce soit vis-à-vis de lui. Ce que j'ai appris sur la théorie des jeux, la formalisation qu'elle permet de l'éthique de la réciprocité, les immenses perspectives qu'elle ouvre dans le champ politique et économique, je l'ai découvert seul, par mes lectures de recherche, quelques années plus tard.

Traces du cours de négociation donné à HEC en décembre 1985 par Guy Desaunay dans la mineure "Efficacité personnelle", le seul dont je me souvienne à peu près clairement 35 ans plus tard. Les petits papiers sont des messages échangés par différentes équipes s'affrontant lors de situations inspirées par la théorie des jeux. On peut voir mentionné, dans la même équipe que moi, le nom de Jean-Luc Allavena, qui deviendra plus tard, entre autres, conseiller du prince de Monaco et président de la French-American Foundation dans la "vraie vie", disposant dès lors d'occasions bien réelles cette fois de jouer un rôle de premier plan dans la négociation des affaires du monde

Ce n'est que début 1986 que j'ai commencé à réfléchir un peu à ce que je voulais faire sur le plan professionnel, et en cherchant naïvement les domaines dans lesquels il était possible de réussir sans capital de départ, je suis tombé sur le marketing direct et la vente par correspondance. On peut noter au passage que ce n'est pas avant 1990 que j'ai eu connaissance de l'existence de l'analyse technique en bourse, et de la possibilité d'exercer en tant que trader rémunéré en partie à la performance. Il est probable que si j'avais été au courant de cette possibilité dans le courant de mes études, c'est dans cette voie que je me serais engagé sans scrupule, par simple intérêt ludique pour les formules mathématiques à développer, et dans l'objectif de gagner beaucoup d'argent et de m'arrêter rapidement. Les préventions morales relevant de la théorie de la justice, à ce stade de ma vie, ne m'auraient certainement pas empêché de le faire.

Après la décision de vivre avec Carole, cette orientation a été la seconde erreur structurante de cette phase centrale de ma vie. Si j'étais sans doute prédisposé à l'indépendance, je n'étais à l'évidence pas fait pour les domaines de la publicité ou du commerce, que je méprise au fond profondément.

La conséquence principale de cette mauvaise orientation a été un rejet immédiat et presque total du monde professionnel, qui s'est manifesté avec force lors de chacun de mes stages: découverte de l'entreprise Philips à Flers-de-l'Orne -> Crise de sens; stage ouvrier chez Usinor à Montataire -> Anachronisme du monde industriel; stage commercial chez Usinor à Londres -> Ennui intense et vacuité intellectuelle du domaine commercial; stage de dernière année en publicité directe chez Ogilvy -> Horreur du modèle socio-professionnel proposé, préfigurant la délétère boboïsation de Paris, ineptie du projet publicitaire en général, et responsable de stage hystérique. Pour donner une idée de la situation, je peux citer le cas répété de véritables crises de conscience pendant lesquelles, pour éviter d'exploser de rage ou d'ennui durant mon stage, je suis allé m'enfermer dans les chiottes de l'établissement pour gagner les quelques minutes me permettant de trouver un peu de répit.

J'ai accepté certains de ces désagréments. Je ne suis ni inconscient, ni porté vers l'injustice, et je n'ignore pas le fait que, contrairement à ce que disent certains idiots ou naïfs, le travail n'est pas qu'une affaire de choix positif et d'épanouissement personnel, mais qu'il s'agit aussi, et peut-être principalement, du moyen de gagner sa vie plus ou moins honnêtement en échange de sa force de travail. Je n'ai rien contre les corvées: celles-ci existent, il convient donc de les partager équitablement, selon un double critère de justice morale et d'efficacité.

J'ai tout de même encore cherché à composer un peu avec la réalité lors du choix de mon premier emploi. Par mon camarade d'HEC Bruno C., j'ai été mis en contact avec un ancien diplômé de l'école, Michael W., âgé de 15 ou 20 ans de plus que nous, et avait accumulé une petite fortune en partant de rien. Reiner K. Selz, un éditeur publiant différent ouvrages (livres, périodiques) vantant de prétendues "idées lucratives", avait aussi joué un rôle dans cette mise en relation, car c'est avec lui que Bruno avait un peu travaillé dans le cadre de la Junior entreprise d'HEC, et Reiner connaissait Michael qui cherchait une jeune recrue. Michael lui-même avait un côté un peu fascinant par son parcours principalement réalisé dans le domaine de la vente par correspondance. Il avait fait partie de l'aventure de la Numismatique Française, une petite entreprise qui avait connu le succès en vendant des médailles premier jour, des timbres commémoratifs, des collections variées. Puis il avait volé de ses propres ailes en créant des entreprises discrètes mais profitables en France, en Grèce et au Portugal notamment. Partout, il s'agissait de vendre par correspondance des produits d'une grande diversité, en général d'une utilité et d'une valeur esthétique douteuses, correspondant à certains publics animés par le désir de propriété: des bijoux, des assiettes de porcelaine, des sacs à main, des produits électroniques, des montres.

L'une de mes premières réalisations publicitaires, sans doute en 1987; c'est moi qui pose pour les photos

J'ai commencé ma carrière professionnelle comme cela, en écrivant -pas très bien d'ailleurs- des textes de mailing pour tenter de convaincre des inconnus de l'urgence d'acheter des produits pour lesquels je n'éprouvais moi-même aucun intérêt. L'utilité sociale de la démarche était à peu près nulle, et ma source de motivation ailleurs. Michael W. était un type autoritaire et égocentrique, il me faisait un peu peur et je ne désirais en rien lui ressembler; sauf qu'il avait réalisé ce que je voulais faire, c'est-à-dire gagner beaucoup d'argent suffisamment vite pour n'avoir de comptes à rendre à personne. A sa place, me semble-t-il, je me serais déjà arrêté de travailler pour me consacrer à la lecture ou aux voyages. Il avait une femme très belle, un spacieux appartement près des Champs-Elysées, et avec l'argent qu'il gagnait il achetait des quantités de toiles de peintures modernes, notamment de Chaissac et de Robert Combas. Il en avait tant qu'il ne pouvait toutes les exposer dans son appartement, certaines étaient entreposées en vrac ou roulées sous les lits. Malgré son apparent succès il semblait insatisfait, et investissait son énergie dans des activités dérisoires comme le contrôle sourcilleux du visuel de ses documents publicitaires, les délais tendus pour les remises d'épreuves par l'agence de publicité avec laquelle nous travaillions, etc.

Je n'ai pas aimé travailler avec lui, et donc la collaboration n'a pas duré très longtemps. J'ai commencé à l'automne 1986, et terminé à l'été 1988: pratiquement deux ans.

Dans l'intervalle, il y a eu mon service militaire. Au départ, lors de ce qu'on appelait "les trois jours", étape qui consistait en une série de tests permettant d'évaluer l'aptitude au service, j'ai cherché à me faire exempter. Une grande partie des jeunes diplômés étaient dans ce cas, et la plupart réussissaient sans difficulté. Il y avait souvent une forme de complaisance tacite de la part des autorités, cela dépendait en fait de la saison, et du fait que les effectifs étaient suffisamment nombreux ou pas, il y avait une part de chance. Certains venaient avec des dossiers médicaux complets, d'autres bouffaient le contenu d'un tube de dentifrice pour déclencher un ulcère au moment du test. Pour ma part, je ne sais plus exactement quel prétexte j'ai pris à l'époque, je crois que c'était celui d'une phlébite que j'avais eue lors de mon stage ouvrier. J'étais confiant, d'après mes informations ça aurait dû suffire. Manque de chance, cela n'a pas été le cas, et mon incorporation est devenue inévitable.

Dès lors, j'ai modifié ma stratégie; par la mère de Carole (avec qui j'avais commencé à cohabiter vers la fin de mes années d'études) qui connaissait la maîtresse d'un Général, j'ai obtenu une affectation privilégiée dans une caserne assez centrale de Paris (la caserne Lourcine); il s'agissait de travailler à rendre la comptabilité de l'Armée de Terre plus résistante aux risques de fraude. A cette époque, cette comptabilité se faisait encore en partie simple au moyen d'outils qui lui étaient propres, et j'ai cru comprendre à demi-mot que plus d'un milliard de francs avaient plus ou moins disparu des comptes sans que personne ne sache trop où l'argent était passé.

Concrètement et comme il s'agissait d'un poste de soldat de deuxième classe, j'ai dû commencer, à l'été 1986, par ce qu'on appelait "les classes", c'est-à-dire un entraînement militaire de base, dans mon cas en tant que grenadier-voltigeur. Ce que j'ai compris à cette fonction d'infanterie, c'est que, dans une vision héritée de la Première Guerre mondiale, elle consistait principalement, sur les champs de bataille, à marcher devant les blindés de manière à faire exploser les mines, dans la mesure où la vie d'un soldat valait moins cher qu'un bon vieux char d'assaut. Accessoirement, il s'agissait aussi d'être capable de courir en tout sens, de creuser un trou et de s'y enfouir, de tirailler vers l'ennemi, bref d'agir comme un fantassin de base stupide mais brave et obéissant. L'entraînement consistait en le montage/démontage du fusil d'assaut, la marche en cadence au son de chants de légionnaires, l'apprentissage de la vie de chambrée, quelques exercices de simulation d'embuscade ou d'affrontement armé dans des bois vallonnés, avec des fusils chargés à blanc.

Dans un souci de brassage social ou peut-être par simple malice, les responsables des affectations avaient décidé de regrouper dans la même section les jeunes recrues dont le NG (Niveau Général, mesuré par les tests d'entrée) étaient les plus contrastés. Ainsi les quelques diplômés de bon niveau se destinant aux différentes planques pour lesquelles ils avaient obtenu un piston se retrouvaient-ils mélangés à des jeunes sans éducation, parfois un peu à la limite de l'analphabétisme. A cette époque, l'immigration n'avait pas encore atteint les sommets qui allaient suivre, aussi ces jeunes-là venaient-ils plutôt de la France profonde que des cités urbaines. Dans notre cas, nous étions entourés d'un contingent de Bretons, j'ignore pourquoi.

Le quotidien n'était pas vraiment désagréable, c'était un milieu masculin, prévisible, modérément brutal. Curieux hasard, je me suis retrouvé dans la même chambrée qu'un certain Sami L., qui avait pour sa part été pistonné par la femme du type dont la maîtresse m'avait pistonné, moi. Sami était un type un peu hâbleur et rigolard, bon imitateur, qui mettait un peu d'ambiance autour de nous. Je l'ai perdu de vue immédiatement après avoir quitté l'armée.

Ce que j'ai remarqué parmi les NG zéro qui nous entouraient, c'est en premier lieu qu'ils n'ont pas cherché à engager un rapport de force avec les jeunes diplômés. Au contraire, ils se sont tenus prudemment à l'écart, et ont simplement interagi avec nous dans l'ordre du fonctionnel, sans chercher à entreprendre des discussions de fond, ni pour apprendre, ni pour débattre. En revanche, il a existé entre eux la volonté d'établir une hiérarchie. Deux leaders potentiels se sont dégagés, un fort assez sympathique et naïf, et un méchant, gros et laid. C'est le méchant qui l'a emporté, je ne sais pas si cela correspond à une sorte de loi psycho-sociologique générale ou si c'était un hasard.

Mes classes se sont déroulées à Beynes, à l'ouest de Paris, et au bout d'un mois environ, j'ai été déplacé à Lourcine. J'ai reçu un nouveau paquetage, avec des vêtements raides et un pullover qui me grattait le cou. Puis j'ai commencé mon travail de bureau avec l'intention résolue de me faire réformer aussitôt que possible. Pour cela, j'ai régulièrement pris rendez-vous avec le médecin pour me plaindre de dépression et de stress. A chaque fois, je buvais plusieurs cafés pour augmenter ma nervosité, et au début, le médecin a refusé de m'écouter, ce qui me mettait en colère au point qu'une fois, je crois bien que j'ai pleuré un peu en sa présence, avec un mélange de honte et de satisfaction. Au bureau, je ne glandais rien, il me semble que parfois, je faisais une partie de tennis avec Sami sur le terrain privé de la caserne. Et puis un jour, finalement assez rapidement après mon incorporation, peut-être deux mois, j'ai appris avec surprise que j'étais réformé. J'ai à peine dit au-revoir et je suis parti.

C'est à ce moment que j'ai commencé d'une part à vivre à plein temps avec Carole, d'autre part à travailler avec Michael W. Carole était encore étudiante, elle entamait sa deuxième année à Sciences Po. Nous avons successivement habité un petit appartement dans le Treizième arrondissement, près de la place d'Italie, puis un second un peu plus grand dans le Quatorzième, près du métro Alésia. Pour mon travail avec Michael W., les bureaux étaient d'abord basés dans un petit immeuble d'Issy-les-Moulineaux, puis directement dans les combles aménagés de son appartement du huitième arrondissement.

Le travail de bureau, à caractère commercial et administratif, me pesait. J'ai certes eu l'occasion de faire quelques voyages d'affaires, à New York, Hong Kong, Lisbonne, en Suisse et en Grèce, mais à part cela les tâches étaient répétitives et peu gratifiantes. Nous travaillions sur les premiers Macintosh, j'ai découvert, sans en comprendre alors tout le potentiel d'efficacité, le principe du tableur. Il y avait beaucoup d'appels téléphoniques, en général pour une réclamation ou la négociation d'un délai de livraison. J'étais prêt à accomplir ces corvées en échange de la possibilité d'une création rapide d'entreprise indépendante, mais j'ai vite compris que dans le contexte où je me trouvais, d'indépendance, il n'y en aurait pas, même et surtout dans l'hypothèse d'une création d'entreprise conjointe avec Michael, du fait de son caractère autoritaire et envahissant.

Dans ces conditions, ma bouffée d'oxygène principale consistait en ma liberté de pensée, et j'exerçais celle-ci dans des domaines spéculatifs mi-politiques, mi-philosophiques. J'ai par exemple écrit un texte intitulé "Manifeste de l'écosophie", consistant en une liste ordonnée de principes détaillant un plan d'organisation idéale de la société. Evidemment, en considérant ce document rétrospectivement, on est frappé par son immaturité, l'absence de références sérieuses, et l'amateurisme du travail réalisé. Mais il faut se souvenir qu'à l'époque, Internet n'existait pas, que je n'avais aucune familiarité avec le monde de la recherche universitaire ni avec ses outils documentaires. Je n'allais pas vraiment dans les bibliothèques, je travaillais en fait absolument seul. L'informatique individuelle en était encore à ses balbutiements, je ne disposais donc pas non plus des moyens de traitement de texte me permettant une grande efficacité technique dans l'alternance de la rédaction et de la correction. J'imprimais parfois sur du papier à bandes Caroll, je devais utiliser des formes primitives d'embellissement de texte comme les italiques, et c'est à peu près tout.

Début du manifeste de l'écosophie

Je déprimais gentiment aussi. J'allais courir dans le parc Montsouris, le temps passait. Rêvant de fortune facile, et doté d'un esprit ingénieux, quoique manquant d'opiniâtreté commerciale, je suis allé quelques fois à l'INPI pour étudier la possibilité de déposer certains brevets originaux (parapluie s'ouvrant à l'envers, système automatique de commutation phares-codes, etc); sans succès. Mon histoire amoureuse avec Carole connaissait des hauts et des bas. Après un début de relation marqué par une très grande importance accordée à une correspondance passionnée (nous avons envisagé le mariage et les enfants par courrier, alors que nous nous connaissions en fait à peine, moins d'un mois après notre premier baiser; et nous avons dû échanger plusieurs centaines de lettres pendant la première année de notre relation), j'ai parfois eu du mal à accepter la trivialité de la vie quotidienne et la façon dont Carole, elle, semblait s'en accommoder. A l'été 1987 d'ailleurs, nous nous sommes plus ou moins séparés quelque temps, même si notre rupture (ni ensuite notre remise en couple) ne peuvent être précisément datées.

Quoi qu'il en soit, j'avais un peu le sentiment d'être dans un tunnel dépressif, bien que la fin des études de Carole se profilant, une nouvelle échéance arrivait qui pouvait nous permettre de nous relancer.

C'est dans ces circonstances que nous avons décidé de nous marier. Je vais essayer de préciser le raisonnement sous-jacent à ce choix, après un petit détour théorique par les questions du solipsisme et du concept que j'appelle le point-là (à ce point, le lecteur pressé est informé que les quelques paragraphes qui viennent sont particulièrement ardus, et qu'il peut aussi bien reprendre le cours de la description biographique un peu plus bas).

Le point-là est une idée qui m'est venue lorsque j'avais entre treize et dix-sept ans (probablement plutôt près de dix-sept), je n'ai pour l'instant retrouvé aucune trace me permettant de dater les choses plus précisément. Ni le nom, ni la définition du concept n'ont cependant changé depuis le premier jour où je l'ai imaginé. Ma soeur Elisabeth se souvient encore probablement de cette époque, dès le début elle m'avait demandé à plusieurs reprises de lui en rappeler ou affiner la définition, elle semblait l'oublier à chaque fois.

Le raisonnement m'ayant conduit à imaginer le point-là est en tout cas postérieur à mon rejet du catéchisme et au caractère de foutaise que j'ai rapidement attribué à toute proposition dogmatique. Cette première période critique, je peux assez précisément la dater du début de mes années de collège, probablement vers la classe de Cinquième, période pendant laquelle je suivais une insctruction religieuse élémentaire au domicile de Thierry E., qui était lui-même un libre-penseur en devenir. Une fois et par pure provocation, alors même que c'est sa mère qui encadrait notre travail, il avait, en détournant les consignes données pour l'exercice, dessiné un pêcheur... sous la forme d'un pêcheur à la ligne; et ce n'était pas un hasard, il savait très bien ce qu'il faisait. Mais Thierry E. était essentiellement un électron libre, il ne semblait pas prendre grand chose au sérieux. D'une certaine manière, j'étais plus rigide, plus intolérant, peut-être plus prétentieux aussi. C'est d'ailleurs peu de temps après, vers la classe de Troisième, que j'ai conçu l'idée d'accéder à la célébrité par la rédaction d'un livre dénonçant l'imposture du Christ sous le mode de l'argumentation logique. Dit comme cela, la proposition peut sembler ridicule et naïve, mais il faut se remettre dans le contexte de l'époque; dans mon entourage familial ou amical, personne ne pratiquait ni n'évoquait à ma connaissance la critique des religions, ni l'application du scepticisme au domaine métaphysique. Mon père était certes plus rationnel que mystique, il avait une mentalité d'ingénieur typique, cartésienne, sûre et prudente, mais en tant qu'autorité morale de la famille, il ne remettait pas ouvertement en cause le contenu des écritures saintes. Et en termes de documentation, nous n'avions à ce moment accès à aucun texte de réflexion approfondi sur le sujet. Nos principales sources d'information générales étaient le dictionnaire Larrousse, et l'encyclopédie Tout l'Univers, qui restaient très simples et factuelles, et ne permettaient guère de construire, confirmer, infirmer ou prolonger un raisonnement. Les premiers textes critiques, dans le cours de l'éducation normale, n'apparaissaient qu'en classe de Terminale, avec le début des cours de philosophie. D'ailleurs, dès que j'ai découvert la philosophie en tant que discipline scolaire (c'était en Première, car j'ai alors eu accès aux livres de classe d'Elisabeth, notamment quand elle a commencé à préparer son bac), j'ai compris l'ambition et l'importance de la matière, et j'ai immédiatement regretté qu'elle ne fasse pas l'objet d'une introduction progressive dès les classes du collège. En lisant mes premiers textes de philosophie (à propos, je m'en souviens encore, de Descartes et la question de la conscience), j'ai tout de suite eu le sentiment qu'ils m'étaient personnellement destinés, et que même si ils ne faisaient pour ainsi dire que clarifier des choses que je connaissais déjà ou que je comprenais immédiatement à leur lecture, ils me permettaient au moins de me sentir moins seul au monde, et de me rassurer au sujet de ma faculté à organiser une lecture critique et méthodique de mon environnement. Tout cela pour dire qu'une bonne partie de ce qui est si simple à concevoir aujourd'hui grâce à la tutelle permanente de Wikipédia, devait être entièrement construit et conceptualisé seul et de tête à l'époque. La situation est comparable à celle d'un bricoleur qui, au lieu d'aller simplement acheter un paquet de vis chez Castorama, devrait les usiner lui-même. Cela demandait beaucoup de temps, de polyvalence, et d'autonomie.

Le point-là se définit de la manière suivante: il désigne le moment précis (une sorte de satori) de la prise de conscience du fait que, dans l'hypothèse d'une altérité/incommunicabilité radicales entre plusieurs consciences de haut niveau emprisonnées en elles-mêmes, le doute métaphysique relatif à l'existence des autres constitue pour chacune d'entre elles un postulat autoréférent incontournable, une sorte de point de passage commun obligé, comme le "boot" minimal de toute communication ultérieure, donc aussi le lieu d'une sorte de fraternité essentielle.

Enoncé comme cela, la définition peut paraître difficile à comprendre et le concept sans objet, il est donc utile d'en donner une présentation plus détaillée d'abord, tout en le reliant logiquement à la problématique très voisine du solipsisme.

Voici donc une autre présentation du point-là, peut-être plus facile à suivre en ce qu'elle détaille chaque étape du raisonnement sous-jacent: Seul, je ne peux être sûr que de ma conscience (principe du "Cogito" cartésien), ainsi éventuellement que de la conscience de ma conscience, de la conscience de la conscience de ma conscience, etc., dans une figure qui évoque une fonction mathématique suivant une droite asymptote, une exponentielle ou peut-être plutôt un motif fractal, en tout cas un truc ayant à voir avec la notion d'infini. Dès lors, si j'admets le caractère binaire de l'existence (quelque chose existe ou pas, il n'y a pas de valeur intermédiaire, c'est le "to be or not to be" de Shakespeare) il y a deux possibilités: le monde extérieur, et notamment les autres consciences isolées parallèles à la mienne qui semblent le peupler (que j'appelais à l'époque les marionnettes, mais selon une version actualisée, il s'agit d'une variation de l'hypothèse de simulation où une seule conscience, analogue à un cerveau de Bolzmann, serait soumise à l'expérience), existent en effet, ou pas. Or, je ne peux avoir à ce sujet aucune certitude absolue (puisque ma conscience existentielle, en quelque sorte close sur elle-même, ne peut éprouver le même intime sentiment de vérité à propos de ce qui est elle et de ce qui n'est pas elle). [Jusque là, on ne fait que suivre un raisonnement solipsiste simple et presque automatique, le point-là apparaît ensuite, alors qu'en général les solipsistes ou les post-solipsistes s'arrêtent au constat du mur du "blockhaus imprenable" décrit par Schopenhauer, en choisissant ou bien d'y rester enfermé, ou bien de franchir le mur; voici maintenant l'apparition du point-là]. En revanche, je peux logiquement et sans recours à aucun postulat, au seul moyen de ce que Kant appelle les catégories de l'entendement, faire l'hypothèse que si d'autres consciences existent, elles se trouvent exactement dans la même situation que moi, face au même doute, qui ne peut que se refléter dans lui-même, comme les miroirs parallèles des salons de coiffure. Et c'est précisément ce moment, réunissant l'un et l'infini, ce point d'étranglement menant, ou bien à un arrêt, ou bien à un acte de foi, que je choisis de désigner du nom de point-là. Au même moment où je prends conscience que d'autres consciences peuvent douter de moi comme je doute d'elles, d'autres consciences peuvent prendre conscience que je doute d'elles comme elles doutent de moi, et nous savons symétriquement que cette voie de raisonnement est à la fois fraternelle et bornée, et que pour aller au-delà il va falloir tenir pour vraies un certain nombre d'évidences dont ni elles ni moi ne peuvent être certains. En somme, le point-là consiste dans le sentiment de fraternité logique (et j'accepte et revendique le paradoxe de l'expression) éprouvé au seuil de sortie du solipsisme, non dans le solipsisme lui-même, ni même le mécanisme mental conduisant au choix individuel d'en sortir.

Ces questions essentielles, dont on ne saurait dire si elles sont exagérément claires ou confuses, ne relèvent pas à proprement parler de la catégorie métaphysique. Le terme "existentiel" remplacerait ici avantageusement le terme "métaphysique", à condition de ne pas le réduire à son acception au sein du courant philosophique de l'existentialisme, car la question n'est pas tant de savoir ce qu'il y à au-delà du monde physique que ce qu'il y a en-deçà. La plupart des agnostiques admettent sans problème leur propre existence mais aussi celle du monde (et des autres en tant que semblables au passage), mais doutent de l'existence d'un Dieu (en général principalement considéré comme créateur) qui ne se manifeste pas directement dans le monde (en dehors de l'hypothèse de la révélation continue). Alors que dans la problèmatique du point-là, le doute se manifeste bien plus tôt dans le raisonnement, et que ce n'est pas vraiment l'hypothèse de l'existence de Dieu qui est remise en question, mais bien celle du monde tout entier. Bien sûr il est difficile d'imaginer une conscience parfaitement isolée sans cause première, mais de toute manière, en matière existentielle, il faut à un moment donné accepter un postulat indémontrable et peu probabilisable; en outre, on peut aussi imaginer une situation dans laquelle ma conscience et un Dieu existent, mais pas le monde. On se rapproche là de l'hypothèse de la simulation, que Descartes avait sans doute pressentie avec sa métaphore du malin génie, métaphore qu'il ne pouvait cependant pas pousser trop loin, par prudence, dans les conditions théologiques de l'époque. Evidemment, cette question est directement reliée à celle du solipsisme, au sujet duquel il faut maintenant dire un mot.

La première fois que j'ai entendu le mot "solipsisme", je crois bien que c'était en juillet 1982, de la bouche d'une amie autrichienne nommée Sylvia B., sur le parking de la plage des Petites-Dalles. J'avais donc 18 ans, mais j'ai déjà dit que je n'étais pas précoce. Je suis certainement tombé plus ou moins amoureux de Sylvia à ce moment, ou en tout cas j'étais disposé à le faire, mais les circonstances n'ont pas permis l'émergence d'une histoire réelle. Nous ne nous sommes donc jamais embrassés, tout en ayant sans doute eu mutuellement conscience de l'importance de ce qui aurait pu se produire. En relisant entre les lignes les deux ou trois courriers qu'elle m'a adressés à l'époque, on peut faire l'hypothèse d'un intérêt de sa part pour un garçon un peu plus jeune et moins savant qu'elle, mais qui avait su la comprendre instantanément. Et de mon côté cette rencontre a été la première occasion de ma vie, et finalement la seule, d'être attirée par une fille davantage pour des raisons intellectuelles que pour des raisons physiques ou romantiques (et pourtant Sylvia était séduisante de surcroît, c'est juste que son intelligence dominait sa beauté).

Quoi qu'il en soit, dès que le mot "solipsisme" a été prononcé (ainsi qu'aussitôt associé, à raison, au personnage de Wittgenstein), j'ai immédiatement compris que si je ne le connaissais pas en tant qu'élément lexical, le concept, lui, m'était familier, voire intime, depuis des années. Je ne me souviens pas exactement du rôle tenu à ce sujet par le fait d'avoir abordé la question de la conscience au tout début de la classe de Terminale, lorsque nous avons évoqué Descartes. Cet épisode m'avait-il seulement permis de mieux formaliser une idée auparavant plus confuse? M'avait-il au contraire conduit à prolonger mes réflexions à ce sujet? Je ne saurais le dire aujourd'hui. Mais ce dont je me souviens très bien, c'est d'avoir été un temps réellement solipsiste au moment où j'avais, avant de connaître Descartes, conçu la notion de doute métaphysique (et même hyperbolique, moyennant une légère réinterprétation des concepts). Il a en effet existé un moment dans ma vie (à quinze ans? dix-sept?) où j'ai clairement formalisé dans mon esprit, et formalisé seul, sans la transcrire malheureusement, l'idée selon laquelle tout ce qui n'était pas ma conscience pouvait aussi bien ne pas exister, que son existence n'était que possible, mais évidemment pas certaine, ni seulement probable. Je pense avoir eu vaguement l'idée que le cadre probabiliste ne s'appliquait pas à ce cas de figure, la Création ne constituait certes pas une situation qu'il était possible de répéter un grand nombre de fois, j'ai dû avoir l'intuition de la controverse fondamentale relative aux conditions nécessaires à la validité de l'inférence bayesienne, voire du caractère ironique, en cette matière, d'un choix raisonné apparenté au pari de Pascal. J'ai eu, lorsque j'ai compris cela, l'idée que tout pouvait alors s'arrêter, que le monde illusoire qui m'entourait n'avait été construit qu'aux fins de tester ma capacité à en arriver ce point du raisonnement par mes propres moyens. J'ai alors attendu quelques temps (quelques mois ou quelques années en fait, je suis un type patient), en répétant méthodiquement le raisonnement pour plus d'assurance: en une matière aussi essentielle, je ne pouvais risquer l'erreur. Comme lors d'une manoeuvre vitale, un minimum de redondance de confirmation était souhaitable. Puis voyant que rien ne se passait, j'ai décidé d'avancer d'un cran, et de mener ma vie à partir de là en tenant pour vraies les évidences communiquées par les sens, et par extension l'existence d'autrui et l'identité ontologique de sa condition par rapport à la mienne; c'est aussi à cet instant que j'ai conçu la nécessité de me reproduire, donc d'avoir une femme, donc de commencer à fréquenter les filles, puisque mon accès à l'immortalité -et même s'il ne s'agissait plus alors que d'une immortalité dégradée- ne pouvait plus passer par le simple arrêt du monde à ce stade de mon esprit. Je me souviens d'avoir articulé clairement ce raisonnement en moi, et de l'avoir d'ailleurs relié à la nécessité, dans mon cas, de tempérer mon introversion naturelle d'une dose d'extraversion; ainsi que d'admettre -dans un mouvement analogue à celui prescrit par la thèse du voile d'ignorance de Rawls- non seulement la nécessité logique d'un "leap of faith" conférant une valeur d'existence à mes semblables, mais aussi une sorte d'égalité fondamentale de droit a priori, égalité n'invalidant cependant nullement -au contraire- les principes méritocratiques de récompense de l'effort et d'honnêteté intellectuelle. Ce "leap of faith", j'ai décidé de le faire un jour où je me trouvais sur le seuil du grenier qui donnait sur ma chambre. Après avoir mûri des années, la décision a été prise d'un bloc, sans idée de retour. Un texte que j'ai écrit en mars 1984 date cet épisode de l'été 1981, et puisqu'il s'est produit à Chelles, il s'agit sans doute plutôt de la fin du printemps, j'avais alors dix-sept ans, c'était à peu près au moment du bac.

Evidemment, une telle sensibilité me prédisposait à comprendre immédiatement, dès que je les ai rencontrés (quoique beaucoup plus tard dans ma vie, il m'a fallu encore dix ans et de substantiels progrès dans les technologies de l'information) des notions comme le principe anthropique (et plus encore sa version ultime présentée par David Madore dans son texte "toward enlightenment"), les approche "ici et maintenant" ou "i shin den shin" de la pensée Zen, l'hypothèse de simulation, les enjeux du test de Turing, la pragmatique de la communication et ses paradoxes décrits par l'école de Palo Alto, l'éthique de réciprocité, l'indécidabilité du problème de l'arrêt, ou les risques et les promesses de la singularité technologique.

Mais j'en reviens maintenant au rapport avec la décision de mon mariage. Entre l'automne 1987 et le printemps 1988, je ne me souviens plus du mois, je suis parti en voyage d'affaires à Hong Kong avec Michael W. Comme je l'ai déjà dit, il y avait eu un moment de flottement avec Carole durant l'été, nous étions implicitement séparés, je ne me souviens plus des détails mais j'avais eu une courte liaison avec une fille nommée Fabienne. Et puis tout est rentré dans l'ordre, Carole et moi nous sommes réunis, et à ce moment j'ai un peu eu l'impression d'avoir en mains tous les éléments du problème. Carole et moi nous étions d'abord rencontrés exactement au moment où j'y étais prêt (été 1984), avions ensuite construit par correspondance une histoire d'amour idéelle (automne 1984), puis nous avions transposé cette histoire dans la réalité, avec les tourments afférants (jalousie, incompréhensions) mais aussi la complicité d'un couple de haut niveau, se concevant comme libre de son destin dans un monde prometteur et ouvert; nous avions expérimenté une courte et imprécise phase de séparation nous permettant de tester nos limites, mais nous étions ensuite rapidement réunis sur notre projet initial de vie de couple, avec une maturité accrue. Bref, à ce point de ma vie, et concernant l'hypothèse du mariage qui restait à trancher, mon raisonnement était le suivant: je savais que Carole était prête à franchir le pas (sans me mettre spécialement de pression, elle avait dû me le faire savoir) et je savais que qu'à partir de là, la décision "go-no go" était entièrement et objectivement mienne. Or mon sentiment était que désormais, je ne gagnerais plus beaucoup d'éléments d'information sur le bien-fondé d'un tel mariage, sauf à le mettre effectivement en pratique. En d'autres termes, je pouvais rester indéfiniment au même point d'hésitation, en considérant que mon niveau d'information était insuffisant pour trancher. Ou je pouvais commettre cet acte de foi (mais je préfère l'expression anglaise "leap of faith") et découvrir ce qui allait advenir. Et la proposition était généralisable: ce qui était vrai avec Carole était potentiellement vrai avec n'importe quelle autre fille, il viendrait nécessairement un moment où la décision devrait être prise en situation d'information imparfaite, comme disent les économistes, on ne pouvait rien changer à cela. Tout cela avait quelque chose à voir avec la théorie des jeux ou le dilemme du prisonnier, sans possibilité de recourir au moindre agent qui pût tenir le rôle d'un arbitre, d'un médiateur ou d'un régulateur.

Je ne me souviens plus du mois, mais je me souviens de la situation. C'était dans le vol aller vers Hong Kong, un gros porteur Cathay Pacific je crois, peut-être bien un 747. J'étais assis près de Jackie W., la femme de Michael, une jolie brune ressemblant un peu à Isabelle Giordano. J'écoutais en boucle, sur le système de divertissement de l'époque (les écrans à cristaux liquide n'existaient pas encore, on n'avait accès qu'à des pistes musicales) une sélection de titres de Gilbert Bécaud, en prêtant une attention particulière au titre dont les paroles disent "Allez viens -viens on s'en va- vers une eau plus limpide que l'eau des Caraïbes, comme ça", et aussi à la chanson de Léo Ferré "La poésie". J'étais dans un état d'esprit un peu extatique, porté sur des considérations abstraites, je devais songer à la théorie de la liberté selon Spinoza, l'histoire de la pierre qui ne peut s'empêcher de tomber, mais qui peut tout de même accompagner cette fatalité d'un sentiment de liberté consistant à vouloir tomber, ce genre de choses. J'ai alors eu le sentiment lumineux que le moment de choisir était venu, que même ne pas choisir était un choix, que je n'aurai plus jamais d'autre moment aussi "suspendu" pour décider en toute autonomie, en toute absolue souveraineté, et c'est là que j'ai choisi de me marier, de faire le geste d'aller voir désormais ce que le futur nous réservait, d'opter volontairement pour ce que je considérais (sans connaître le mot) comme la brane associant mon destin à celui de Carole, avec curiosité et confiance, de tenter ma chance, en somme. Quelques jours plus tard, je me rendais chez Paul So, un bijoutier de Hong Kong pour acheter un diamant solitaire de fiançailles. Tout devait suivre, tout allait suivre. J'avais 24 ans, à quelques mois près. Ma vie s'était jouée dans cet avion, et l'évocation de l'eau plus limpide que l'eau des Caraïbes était destinée à accompagner ma route d'une manière que nul ne pouvait encore prévoir.

La date du mariage a été fixée au 3 septembre 1988. Nous nous sommes fiancés quelques mois plus tôt, dans l'ambiance bourgeoise un peu étouffante de la maison des parents de Carole, au 62 rue Lethuillier-Pinel à Rouen. Les parents de Carole étaient tous deux ingénieurs chimistes; quoique pratiquement Baby Boomers par leur année de naissance, ils n'en avaient pas vraiment le comportement-type, sans doute du fait de leur origine sociale. La mère de Carole, une femme peu affectueuse, sociable et conformiste avec laquelle je n'ai jamais eu d'affinités, était fille unique issue d'une famille partagée entre conservatisme et progressisme, qui comprenait un mélange d'instituteurs et d'anciennes suffragettes. On se situait là dans une filiation radicale-socialiste de province, les enfants étaient peu nombreux et convenablement instruits, sans toutefois accéder aux codes de la haute-bourgeoisie, l'idéologie dominante consistait en un syncrétisme entre un progressisme féministe et malthusien du début XXème (droit de vote pour les femmes, contraception, etc) et une forme de matérialisme petit-bourgeois (maison bien décorée et entretenue, importance de la gastronomie, ambitions réelles, mais limitées). Le père de Carole avait une origine bien différente. Lui-même n'avait pas connu son père, qui était peut-être un soldat allemand stationné en Normandie pendant la guerre. Sa mère l'avait élevé en compagnie de demi-frères ou de cousins dans un petit village normand qui ne prédisposait guère à de bonnes études, et c'est sans doute par son mérite personnel qu'il avait fini par devenir ingénieur. Cependant, cette ascension sociale assez rapide avait trouvé un coup d'arrêt dans son mariage. Certes, le fait d'avoir séduit une fille de la petite bourgeoisie pouvait être considéré comme le gravissement d'un échelon important mais ce fut le dernier. Après cela, une morne carrière technique l'attendait à l'EDF, et une vie de famille banale et pas tellement réussie. Carole avait un frère, Bruno, et tout ce petit monde ne semblait pas très uni, et pas non plus relié par une quelconque affection visible. Carole ne s'entendait bien ni avec son père, ni avec son frère. Aucun idéal commun ne semblait les réunir, ils semblaient tous plus intéressés par des considérations pratiques ou techniques, des questions de confort matériel surtout, comme la mécanique ou le jardinage, que par la spéculation philosophique ou artistique. Carole seule, du fait d'assez grandes facilités d'expression et d'un goût affirmé pour la lecture, avait pu développer un esprit de finesse et un goût de l'aventure qui la distinguaient des autres membres de sa famille.

La préparation du mariage a été l'occasion de préciser notre projet de vie. Carole et moi étant tous les deux relativement indépendants d'esprit, et peu soucieux de respecter les normes habituelles, nous avons commencé par affirmer une certaine originalité dans le choix de la liste de mariage. Dès le début de la réflexion sur la cérémonie, j'ai compris que certaines voies nous seraient interdites. J'ai par exemple évoqué l'idée de supprimer le traditionnel repas pour le remplacer par un simple bol de riz, mais je me suis heurté à la résistance bourgeoise prévisible (notamment de la part de la mère de Carole), et j'ai vite abandonné cette idée, comprenant et acceptant au passage que le mariage était une cérémonie essentiellement construite autour du personnage de LA mariée et non DU marié. En revanche, nous avons décidé de remplacer la liste de mariage traditionnellement consacrée à la confection du trousseau (linge de maison, vaisselle) par une cagnotte nous permettant de nous payer un beau voyage de noces. Certes, la démarche est devenue banale depuis, nous n'étions même pas tellement précurseurs (quoique je crois me souvenir que l'idée est venue de nous, sans influence extérieure), mais peu importe, la démarche est intéressante à noter pour ce qu'elle révèle de nos projets et de nos valeurs de l'époque.

La première fois que j'ai pris l'avion, c'était vers l'âge de vingt-et-un ans, pour aller skier à Isola 2000 en compagnie de quelques amis des Petites-Dalles (Frédéric, Dominique, Jean-Michel). La seconde fois, c'était à l'occasion du séminaire de clôture de nos études à HEC, en juin 1986, qui s'est tenu à Hammamet en Tunisie. Si je ne me trompe pas, Carole et moi étions également allés à Kolocep en Croatie, et à Puerto Soller sur l'île de Majorque, et c'est tout. Il est vrai que j'avais aussi un peu voyagé pour affaires, mais en ce qui concerne les vacances lointaines, notre expérience était limitée. En ces temps-là, le tourisme de masse à l'étranger en était encore à ses débuts, et je ne me souviens pas que mes parents, par exemple, aient jamais pris l'avion ensemble avant que Carole et moi ayons déjà une bonne habitude de ce moyen de transport.

C'est dans ces conditions d'expérience limitée que j'ai développé l'idée d'un voyage de noces de grande envergure, une longue parenthèse qui nous permettrait de partir loin et longtemps, et pourquoi pas dans le plus bel endroit du monde. J'ai vite compris que moyennant le fait de renoncer à une liste de mariage habituelle nous pourrions aisément trouver les moyens de réunir une somme nous permettant de partir dans un endroit exotique et magnifique. J’avais gardé en tête de longue date le souvenir de ces catalogues de voyage à couverture glacée, typiquement ceux de Jet Tours, qui garnissaient les étagères des agences de voyage situées dans l'avenue commerçante de Chelles. Il m'était arrivé de réussir à me procurer certains de ses catalogues, ce qui me permettait de les consulter tout à loisir en rêvassant dans ma chambre de lycéen. Jamais je n'aurais pensé à cette époque que de telles destinations pussent un jour me devenir accessibles, et encore moins les plus lointaines. Aussi mon intérêt n'était-il pas vraiment de nature pratique, mais bien plutôt esthétique. Encore s'agissait-il d'une esthétique relativement kitsch, à base de piscines chlorées et de palmiers artificiels. D'après mon expérience, il était de toute manière improbable que des lagons existassent de la couleur turquoise illustrée sur les pages des destinations lointaines, il s'agissait donc vraisemblablement d'une sorte de sublimation à vocation onirique, une vue d'artiste en quelque sorte.

Il n'empêche, lorsque la possibilité de partir effectivement très loin s'est présentée, j'ai été fortement tenté de la saisir. Et puisqu'il s'agissait de notre mariage, et puisque nous avions décidé de jouer la carte de l'originalité, et puisqu'enfin nous étions deux jeunes pleins de potentiel et d'espoir, pourquoi ne pas choisir la plus lointaine et la plus belle des destinations, celle qui, au milieu du Pacifique Sud, promettait des paysages en exact contraste avec la grisaille parisienne: la Polynésie Française?

Une fois le projet conçu, je l'ai présenté à Michael W. Il n'a pas souhaité me libérer pour la période requise, j'ai choisi de rompre avec lui. J'exerçais ainsi ma liberté, Carole et moi étions vivants, nous avions la vie devant nous, rien ne pouvait nous résister.

Les choses se sont bien terminées, finalement, pour cette première phase de ma vie professionnelle. Peut-être un peu surpris par l'évolution des choses, Michael nous a offert à lui seul un service de vaisselle Hermès, et nous nous sommes finalement quittés bons amis, quoique nous n'ayons plus jamais retravaillé ensemble, même après nous être revus une fois ou deux au sujet de projets commerciaux vite abandonnés.

A l'été 1988, nous avons rendu notre appartement parisien. Le 3 septembre, nous nous sommes mariés à la chapelle des Petites-Dalles. C'était une cérémonie simple, il n'y avait principalement que la famille proche et quelques amis, je n'en ai pas gardé beaucoup de souvenirs, la journée s'est soldée par des festivités assez simmple dans la morne salle des fêtes de saint-Martin-aux-Buneaux. Et presque aussitôt après, nous sommes effectivement partis pour six semaines en direction de Tahiti.

C'est là que nous avons découvert la plongée sous-marine, et passé notre Brevet Elémentaire (l'équivalent local du Premier Niveau PADI d'aujourd'hui). C'est là que nous avons, par la même occasion, découvert le snorkeling et la photographie sous-marine, à l'époque au moyen d'appareils jetables de très mauvaise qualité; mais aussi l'ambiance du voyage au long cours, les pensions ou auberges de jeunesse, la voile lors d'une sortie de deux jours vers Tetiaroa, le rythme de la vie sous les tropiques, la photographie de bon niveau (j'avais acheté un second boîtier reflex Nikon et une ribambelle d'objectifs à un abonné de Chasseurs d'Images). C'est là que nous avons vu nos premiers atolls déserts, nos premiers requins, que nous avons bronzé comme jamais auparavant, que nous avons réalisé que les photos des catalogues de voyage n'étaient pas au-delà, mais en-deçà, de la réalité. C'est là que j'ai connu, après l'été 1984, un deuxième et dernier sommet en termes de promesse de bonheur. Si je devais choisir un point encore plus précis pour illustrer cet acmé, ce serait notre escapade au lagon bleu de Rangiroa, un endroit isolé et parfait, beau à mourir, immobile sous le soleil.

Le lagon bleu de Rangiroa, une promesse de paradis

Lorsqu'à l'automne 1988 nous avons atterri à Paris, nous ne sommes pas revenus tristes ou blasés. Nous avions devant nous le projet d'une nouvelle vie, incertaine mais prometteuse, et il s'agissait de se mettre au travail pour lui donner naissance.

Pour commencer, nous nous sommes installés en province, sur le très beau site du presbytère de Saint-Secondin, à Molineuf, près de Blois. Les environs étaient vallonés et boisés, il y avait des champs de blé et de tournesols, le paysage était magnifique. Un jour, Carole avait mis sa robe de mariée à sécher dans notre petit jardin, sur fond d'arbres d'un vert sombre, c'était simple et beau. Nous étions les seuls résidents, car les propriétaires des lieux (une famille d'origine roumaine, lui architecte elle chorégraphe) habitaient à Paris. Le presbytère, dont nous louions seulement une petite aile bâtie dans le prolongement de la chapelle, était un beau monument en pierres anciennes, certaines parties de la construction dataient vraisemblablement du XIIème siècle. Juste en face de nos fenêtres, il y avait un cimetière tranquille, qui donnait un caractère un peu surnaturel à l'ensemble. En somme c'était un endroit original et beau, juste ce dont nous avions besoin pour oublier le stress déprimant de la vie parisienne.

Le projet professionnel en lui-même consistait à produire et à vendre des synthèses de la presse nationale, rédigées sous une perspective économique et sociale. Carole était chargée de la rédaction et de la mise en page, et moi de la démarche commerciale auprès d'une cible de dirigeants de PME françaises. Carole avait déjà l'expérience de ce genre de travail, car il correspondait à peu près à celui qu'elle avait réalisé pour un client d'EDF pendant sa dernière année d'études à Sciences Po. Pour ma part, j'étais armé de mon expérience dans la vente par correspondance aux côtés de Michael W., et j'avais rassemblé quelques ouvrages sur le copywriting et le marketing direct, ce qui deviendrait vingt ans plus tard le marketing digital. J'avais confectionné plusieurs tableaux Excel laissant espérer, en cas de succès, un revenu temporairement exponentiel permettant de financer l'extension du projet à d'autres domaines, comme le secteur médical ou pharmaceutique.

J'ai cloturé la structure que j'avais créée pour travailler avec Michael W. (dont je n'étais pas salarié, mais prestataire de services), qui s'appelait ED Services, et nous avons créé les Editions de saint-Secondin. Après la réalisation et l'évaluation de quelques prototypes, nous avons lancé un premier test, puis un second: l'échec a été relativement net. Nous ne parvenions pas vraiment à atteindre le point mort, les perspectives de croissance exponentielles étaient balayées.

Le projet d'édition qui a échoué, nous conduisant à réorienter notre vie

Ce fut une grosse déception. Une telle vie nous aurait sans doute convenu. L'indépendance, la liberté, la campagne... Le sort ne l'a pas voulu ainsi.

Le printemps 1989 est arrivé, et il a fallu songer à une reconversion. L'énergie accumulée pendant le voyage en Polynésie nous habitait encore; nous avions échoué à réaliser un projet, il y en aurait d'autres. Pendant les vacances de Pâques 1989, nous avons décidé de faire un enfant, et de changer de voie. J'ai hésité entre plusieurs propositions: le conseil, un poste de chef de produit, l'enseignement. Finalement c'est l'enseignement qui l'a emporté, à nouveau au mérite de la promesse d'une relative indépendance. L'idée était que probablement, le métier me laisserait suffisamment de temps et de liberté pour me permettre, à plus ou moins brève échéance, de tenter à nouveau ma chance avec une création d'entreprise; je lisais le périodique "idées lucratives" édité par Reiner Selz, les idées ne manquaient pas.

Nous étions arrivés à Blois un peu par hasard. Nous cherchions alors un endroit de compromis pour nous installer, au sud de la Normandie et de Paris pour des raisons de climat, ni trop près ni trop loin de nos familles. Un jour de repérage du côté de Tours, nous étions sortis de l'autoroute pour chercher de l'aspirine car j'étais frappé d'une migraine: nous avons découvert la ville de Blois, et elle nous avait conquis.

En 1989, nous avons fait un raisonnement analogue: j'ai prospecté dans les écoles de commerce le long de la Loire, j'ai passé des entretiens à Angers et Nantes (avec Aïssa Dermouche). La seule matière que je pouvais raisonnablement enseigner, et l'environnement dans lequel je pouvais au mieux valoriser mon diplôme d'HEC, me conduisaient à ne postuler qu'à des fonctions de professeur en marketing dans des écoles de province de niveau moyen. C'est ainsi que j'ai intégré l'ESC Nantes, devenue plus tard Audencia. J'y suis entré en pensant y rester quelques mois, peut-être quelques années. J'y ai passé la quasi-totalité de ma vie professionnelle.

Nos débuts à Nantes n'ont pourtant pas été très heureux. Mon salaire était modeste, mon contrat d'essai ne m'employait que trois jours par semaine. Nous habitions dans un logement très modeste, un bâtiment sinistre en bord de route, au lieu-dit Chambouin, à Treillières. La maison était humide, le chauffage électrique fonctionnait mal pour un coût déraisonnable. Carole était tombée enceinte pendant l'été, et sa grossesse la rendait malade. J'avais acheté une voiture ancienne peu adaptée, une CX break que j'ai stupidement cassée en oubliant de reboucher le vase d'expansion après un remplissage sur la route. Au bout de quelques mois seulement, nous nous sommes fâchés avec le notaire et nous avons déménagé au 75 rue du Corps de garde à Nantes. Cette fois, le logement était beaucoup plus agréable, il y avait deux chambres, un bon niveau de confort, et une véranda en hauteur qui donnait sur un vélodrome souvent animé, le week-end, de courses de jeunes.

Mes cours m'angoissaient. Je n'étais pas un orateur naturel, et je ne le suis jamais devenu. J'avais beau avoir été applaudi à la fin de mon premier cours, j'avais beau sympathiser superficiellement avec des étudiants presque de mon âge que je tutoyais, c'était toujours un gros effort, pour moi de prendre la parole pour décrire des concepts ou des anecdotes que je trouvais en général sans intérêt. Je m'entendais plutôt bien avec mes collègues, cependant, à l'exception des tout premiers mois pendant lesquels j'avais dû partager un bureau avec une grosse fille bornée et obséquieuse encore plus introvertie que moi. Fort heureusement, elle a rapidement disparu du paysage et je ne l'ai jamais revue.

Mes rapports professionnels principaux, je les entretenais plutôt avec des hommes plus âgés que moi, des professeurs expérimentés avec lesquels j'échangeais facilement. On m'avait rapidement fait savoir que si j'avais l'intention de poursuivre dans le métier, il était indispensable que je suive un cursus doctoral. La question n'était pas évidente pour moi, je n'avais pas spécialement l'intention de faire de vieux os dans l'enseignement, mais je ne pouvais pas vraiment l'annoncer clairement. Par prudence, j'ai essayé de m'inscrire en master de recherche (on disait alors DEA) mais la première année, mon inscription a été refusée. J'avais sans doute négligé la rivalité entre Nantes et Rennes où j'avais demandé mon inscription, ou alors j'avais sous-estimé l'importance du copinage dans ce petit milieu (je m'étais inscrit de manière anonyme, sans aucun appui particulier). Et quand j'ai appris mon échec il était trop tard.

Dès lors je me suis inscrit en DEA de géographie à la rentrée 1990, en compagnie de Carole. Ce n'est pas que la géographie me passionnait (du moins celle enseignée à l'université, car autrement, j'ai toujours été un grand amateur d'atlas et de cartes); mais j'étais jeune père de famille, et j'avais convenu avec mon futur directeur de thèse que le DEA n'était qu'une formalité sans importance, un "permis de chasse" comme il le disait; dès lors, c'est la loi du moindre effort qui s'est appliquée, et je me suis inscrit à la formation du niveau requis la plus proche de mon bureau de l'école de commerce (par la fenêtre duquel je voyais les bâtiments où je suivais les cours, quelques vendredis et quelques samedis dans l'année. Carole m'accompagnait car elle avait obtenu dans l'intervalle un poste d'assistante de recherche à l'ESC, ce qui nous permettait de nous installer progressivement dans une nouvelle vie un peu plus prospère.

Eléa est née le 13 mai 1990, cela a été une grande joie. J'ai toujours voulu avoir un fils, étant moi-même l'aîné des garçons de l'aîné des garçons sur plusieurs générations. Mais que notre premier enfant ait été une fille est plutôt venu comme une surprise, un événement imprévu finalement heureux, à ce moment l'avenir était encore grand ouvert et nous pensions avoir d'autres enfants, sans limite précise. Au tout début de ma relation avec Carole, nous avions imaginé en avoir sept, je n'avais pas encore au sujet de la question démographique une position aussi tranchée qu'aujourd'hui.

J'ai tout de suite habité avec bonheur la fonction paternelle. J'ai appris à faire les changes, à donner le bain. Cela ne m'intéressait nullement, j'ai bien moins besoin de contact charnel que de complicité intellectuelle, mais je l'ai fait dans la bonne humeur. J'ai participé équitablement à donner le biberon de nuit, j'ai porté l'enfant sur mes épaules dès que cela a été possible, bref j'ai été un bon père de l'époque, tout de même pas une caricature de "nouveau père" (de ceux que Kundera, l'un de nos auteurs préférés de l'époque, décrivait avec répugnance comme des "arbres à enfants"), mais enfin un père épanoui, équilibré et soucieux de sa progéniture.

L'année suivante, le 11 novembre 1991, c'était au tour d'Iris de faire son apparition. L'émotion ressentie à sa rencontre a été très proche de celle vécue la première fois. Il y a eu à la fois un sentiment de répétition plutôt agréable (mêmes lieux, mêmes mensurations, même apparence physique -comme cela a changé par la suite!) et un sentiment de nouveauté. Avec un ou deux jours de décalage, le 12 ou le 13 novembre 1991, j'ai vraiment éprouvé une sensation de plénitude paternelle. Un enfant seul reste un accessoire du couple de parents; avec l'arrivée du second, le centre de gravité de la famille se déplace, et l'homme de la famille devient davantage un père qu'un époux. J'ai ressenti cette évolution comme une promotion naturelle, une progression dans l'ordre des choses. Elle masquait en fait, chez Carole, le sentiment encore insu de passer au second plan, ce sentiment qui allait précipiter la chute de notre relation et l'éclatement de notre famille. Nous n'avions plus alors que trois ans à vivre avant la catastrophe.

Un père attentionné et responsable, vers 1992

Sur le plan des projets professionnels, la dimension proprement académique, ou plus exactement intellectuelle, commençait à dominer. J'ai certes encore lancé quelques projets, comme le développement d'une marque de T-shirts humoristiques (U are unique, chaque exemplaire portant un numéro différent, donnant aux clients des airs de prisonniers volontaires d'une mode tirant sa force du paradoxe entre originalité et conformisme, à mettre en relation avec la logique "same same but different" qui allait rapidement connaître un immense succès en Thaïlande), ou la tentative vite avortée de vente par correspondance de chaînes en or. Je me suis rapidement éloigné de ces projets commerciaux inaboutis. J'ai encore étudié la possibilité, vers 1992, de me lancer dans l'analyse technique, sur les conseils de Bruno C. Nous n'avions pas encore d'e-mail, je devais en partie recopier des séries de données à la main. Bruno m'avait donné quelques bases de données à analyser sous forme de disquettes, je n'étais pas très loin de formules intéressantes, mais je n'avais pas non plus le capital de départ; je n'ai pas poursuivi (je suis revenu sur le sujet d'une façon approfondie, une quinzaine d'années plus tard, en développant des formules de swing trading apparemment très intéressantes, à la fois performantes et régulières. Mais un jour, sans explication, juste avant que je n'investisse réellement, peut-être à cause de l'émergence de l'intelligence artificielle dans le domaine, ces formules se sont brutalement inversées, je n'ai jamais compris pourquoi; j'ai écrit des dizaines de pages et passé des centaines d'heures sur ce sujet qui est subitement tombé dans l'oubli).

"U are unique", nouvel échec commercial

Parallèlement, j'avais découvert des sujets de réflexion intéressants. Le DEA de géographie n'avait constitué qu'une anodine distraction (j'avais cependant sans doute été major ou vice-major de ma petite promotion), le vrai sujet qui me préoccupait était le choix d'un sujet de thèse. Mon directeur de recherche, Yves Négro, qui était aussi mon supérieur hiérarchique avec lequel je m'entendais bien à l'ESC, a cherché à m'orienter sur les problématiques qui étaient les siennes: démarche commerciale, approche multi-canal: rien de tout cela ne pouvait m'intéresser, bien sûr, et j'ai commencé à chercher un sujet valide, portant ou bien sur des problématiques liées à la pragmatique de la communication, que je venais de découvrir, ou bien sur des problématiques très quantitatives d'optimisation (par exemple autour du problème du voyageur de commerce).

A ce moment, un nouveau personnage est entré dans ma vie, une sorte de météore éblouissant, qui allait à son insu jouer un grand rôle dans mon parcours professionnel et sans doute familial. Il s'agissait d'un jeune professeur nommé Benoît M., un type très brillant et probablement très malheureux dont le passage d'environ deux années à l'école m'a beaucoup marqué.

J'ai rarement eu l'occasion d'être confronté dans la vie réelle, à des individus que je considérais, à tort ou à raison, comme plus intelligents que moi. Malgré mon excellent niveau de succès scolaire, je n'ai pas eu le sentiment que cela ait été le cas en classe préparatoire ou à HEC. Je veux dire, j'ai peut-être croisé des individus effectivement plus intelligents et sans doute pas mal d'une intelligence au moins comparable, mais en tout cas cela ne m'a pas frappé. Les expériences antérieures à la rencontre avec Benoît sont peu nombreuses. Il y a Eric M. et Stéphane D., qui ont marqué mon enfance, mais je n'étais peut-être pas encore suffisamment formé; il y a Sylvia B., mais je l'ai connue trop peu de temps pour pouvoir conclure, au-delà de l'exceptionnel moment Wittgenstein; et c'est à peu près tout.

Dans mon panthéon personnel, il y a certes des individus hors-normes, des génies polyvalents, comme Francis Galton, Douglas Hofstadter, Stephen Wolfram ou Alan Turing, ou à un moindre degré David Madore. Mais je ne connais pas ces géants personnellement, et de surcroît je ne les avais même pas encore seulement identifiés à ce moment de ma vie. Il y a aussi le cas des individus plus spécialisés, dont la forme d'intelligence s'oriente plus vers l'accumulation de connaissances (Mohamed M.) ou la vitesse de raisonnement (Pierre L.), sans compter l'opposition entre esprit de finesse et de géométrie.

Mais là, j'avais face à moi un type qui me semblait supérieur à tout point de vue; sur le plan de l'érudition, c'était incontestable, mais lorsque je me trouvais dans une telle situation avec d'autres personnes, j'avais au moins en général au moins le sentiment, justifié ou non, de compenser par la rigueur logique et l'esprit de calcul, ainsi que par la sélectivité de mes centres d'intérêt. Avec Benoît, ce n'était plus le cas.

Le seul point sur lequel je dominais Benoît, c'était le domaine finalement très commun de la vie amoureuse et familiale. J'étais marié à une femme rayonnante, heureux père de deux enfants, et lui venait de subir un échec sentimental cuisant, il souffrait de nombreux problèmes physiques, et était complexé par son apparence et par sa petite taille. Auprès de lui, j'avais le sentiment d'être Phoebus à côté de Quasimodo; mais ni mon ambition ni ma vocation ne pouvaient être d'incarner un tel personnage. Compte tenu de mon tempérament je ne pouvais de toute manière dans le meilleur des cas faire qu'un très médiocre Phoebus.

Au point où il en était, emprisonné dans un corps qu'il détestait et conscient de l'absurdité du monde et des apories de la vie humaine, Benoît ne pouvait qu'être malheureux. Il l'était en effet, et cela ne changeait rien. Pour ajouter au tragique de la situation, il se trouve qu'il était arrivé à l'école en même temps qu'avait été recruté un directeur de la recherche particulièrement sot et imbu de lui-même, Alain H., ce qui créait une situation au contraste éclatant. Un génie se trouvait placé sous les ordres d'un imbécile, ce qui ne causait véritablement de tort ni à l'un ni à l'autre, tant l'énormité de cette asymétrie était visible au point d'être immédiatement interprétée comme grotesque, mais pas vraiment problématique. Il ne pouvait y avoir de rivalité réelle entre deux êtres aussi différents.

J'ignore si Benoît éprouvait une gêne vis-à-vis de moi. Si c'était le cas, il était possible que cela fût lié à la présence de Carole -ou qu'il me jalousât, ou qu'il fût attiré par elle. Alors même qu'il m'arrivait régulièrement de solliciter ses lumières sur tel ou tel sujet, lui-même ne me faisait guère que des réponses brillantes mais énigmatiques, laissant toujours à penser que ces réponses comportaient des références, des attendus ou des corollaires qu'il ne développait pas, ou bien par impossibilité pratique de dire tout ce qu'il savait, ou bien par une forme de lassitude résolue face à la vanité du désir que j'exprimais d'accéder à des connaissances ou des raisonnements qui, selon lui, ne menaient pas vers le bonheur. Malgré tout, à chaque fois ou presque que je tentais une sorte d'expérience pour mesurer son érudition ou la qualité de son raisonnement, en lui posant une question ponctuelle, il était capable de montrer qu'il savait, et excluait donc l'hypothèse du simulacre ou de la forfanterie. Benoît me snobait-il? Me protégeait-il? Etait-il indifférent à moi, comme il s'exerçait peut-être à l'être en toutes choses, rappelant ainsi la figure du mutant de Demain les chiens? Je ne le saurai jamais. Toujours est-il que, même involontairement, il a peut-être joué un rôle dans ma rupture avec Carole, dans le sens où il a dérivé vers lui un potentiel d'admiration, ou même seulement d'attention, dont elle s'est sentie privée. Bien sûr, ce sont apparemment deux choses différentes et pour ainsi dire opposées: l'attention intellectuelle, et l'attention amoureuse; mais il n'empêche, le temps d'une journée étant fixe, la durée qu'on affecte à l'une n'est par définition plus disponible pour l'autre. De plus et pour être honnête, Benoît était loin d'être le seul facteur de distraction m'éloignant de Carole. J'étais à la recherche d'un sujet de thèse, je découvrais tous les jours des textes stimulants (c'est par exemple vers cette époque que j'ai découvert les travaux de Paul Watzlawick, sur les conseils de mon collègue Xavier B.) Je n'avais pas compris alors que les femmes avaient en général besoin d'attention, même pas nécessairement d'admiration ou d'envie, simplement d'attention. Comme Saint-Exupéry s'est trompé avec sa malheureuse citation "Aimer, ce n'est pas se regarder l'un l'autre, c'est regarder ensemble dans la même direction." Comme il a manqué d'intelligence au sujet de la psychologie féminine. Comme il a défendu stupidement un point de vue classique et masculin devenu inopérant, et donc dangereux pour les couples, à partir de la fin du XXème siècle. Comme il révèle, avec ce point de vue, un niveau de lucidité inférieur à celui de n'importe quel MGTOW de 2020.

Benoît est sorti de ma vie aussi brusquement qu'il y est entré. Il aurait pu se suicider, bien sûr, mais pour autant que j'ai compris son état d'esprit le suicide lui paraissait aussi absurde que la vie, ni plus ni moins. Il avait eu l'occasion d'évoquer plutôt l'occasion d'un suicide symbolique de type professionnel, qu'il imaginait principalement sous la forme d'une carrière de consultant dans un grand groupe. Sa vie physique ne lui importait guère, et le simple fait de consacrer son intelligence à l'application indéfiniment répétée de matrices du genre BCG ou ADL à des situations industrielles variées lui paraissait une bonne façon de dissiper son existence dans le néant sans avoir à recourir à un acte violent. Avec un humour noir assez grinçant, il nous racontait qu'il habitait près de la gare, de sorte à pouvoir, dès que la situation se présenterait, quitter la ville en quelques heures seulement. C'est ce qu'il a fait un jour ordinaire, je ne me souviens pas qu'il nous ait prévenu de son départ. A un moment il était là, et le moment d'après il avait disparu. J'ai eu encore un contact, par courrier, avec lui, pour le prévenir du départ de Carole. Il m'a répondu qu'il n'y avait pas de solution, sans vraiment faire preuve d'une compassion qu'il aurait sans doute jugée dépourvue de sens. Je lui ai dédié ma thèse quelques années plus tard, je pense qu'il n'en a jamais rien su.

En 1993, un événement important s'est produit, sous la forme d'un voyage aux Maldives. Depuis le magnifique épisode de notre lune de miel en Polynésie, Carole et moi avions un peu voyagé, mais moins loin et moins longtemps. Nous étions par exemple partis en Guadeloupe avec Eléa, vers l'été 1991. Mais dans l'ensemble, la vie bien chargée des jeunes actifs nous avait happés et nous laissait de moins en moins de possibilités. Il fallait s'occuper des enfants, participer un minimum à la vie de famille en nous rendant en Normandie, faire nos preuves dans nos métiers respectifs, nous entretenir par un peu d'activité sportive; et de mon côté j'avais de surcroît une thèse en cours et quelques projets commerciaux ou d'écriture sur lesquels je travaillais en parallèle. Tout cela ne laissait guère de temps libre.

L'usure de la vie quotidienne fait ainsi son oeuvre, et au début de 1993, nous avons senti qu'une escapade lointaine nous ferait du bien. Je n'avais certes pas réalisé aussi vite que prévu mes rêves de fortune et d'indépendance, mais nous pouvions sans doute nous offrir une petite pause, un bref épisode de vie nous rappelant notre bonheur tahitien.

A cette époque, l'entreprise Nouvelles Frontières était en plein développement, et s'imposait comme le choix le plus évident à ceux qui voulaient partir loin à moindre coût. Or nous n'avions pas beaucoup de moyens. L'épisode de Saint-Secondin avait consommé les économies accumulées pendant ma phase parisienne, et j'avais commencé mon travail de professeur au bas de l'échelle, et à temps partiel. Depuis lors, mon temps de travail avait augmenté à 90%, et Carole avait ou était sur le point de changer de métier, en optant pour un poste de consultant interne en ressources humaines à la mairie de Nantes qui ne me plaisait guère. Nous n'étions certes pas à plaindre sur le plan économique, mais nous n'avions pas non plus les moyens de nous payer un voyage haut de gamme.

J'ai alors réfléchi un moment à ce que je voulais vraiment, à ce qui me manquait. C'est comme si j'essayais de m'interroger intérieurement au sujet d'une envie inexprimée qui se serait tapie au fond de moi sans que j'en ai vraiment eu conscience. Et, à tort ou à raison, j'ai pensé aux petits poissons, à la vie coralienne, à l'écosystème des lagons tropicaux. En repassant dans ma mémoire le film de la Polynésie, je ressentais un bonheur nostalgique à l'idée du soleil, de la voile, des volcans enfouis sous la jungle, à la beauté de la mer... mais ce qui dominait, c'était les souvenirs de la vision aquatique des coraux, des poissons multicolores, de l'incroyable ballet de toutes ces créatures à la fois si peu connues et si accessibles. Non pas ceux de la plongée profonde dans un bleu sombre peuplé d'espèces pélagiques inquiétantes, mais bel et bien ceux du snorkeling de surface, de la pure extase visuelle de la profusion des formes et des couleurs lumineuses. Et cette envie cachée, soudain révélée, était d'autant plus inattendue que cette préférence ne s'était jamais manifestée jusqu'alors, et qu'en particulier je ne l'avais pas formulée au moment du voyage de noces, ni après le retour, peut-être par absence de recul, absorbé que j'étais alors par des projets de vie m'orientant exclusivement vers l'avenir.

Quoi qu'il en soit, les termes du problème étaient posés. Nous avions un budget et un temps limité, ce qui nous orientait vers Nouvelles Frontières; et je voulais retrouver l'expérience d'un snorkeling de classe mondiale, ce qui nous amenait logiquement à retomber sur le schéma du choix initial de la Polynésie, consistant simplement à opter pour la meilleure destination possible sur le plan du donné naturel, quitte à opter pour des hébergements et des prestations locales moins coûteuses. Après quelques discussions ou quelques lectures, je ne sais plus, et peut-être aussi à la lumière d'une certaine déception consécutive au voyage en Guadeloupe (que nous avions trouvé pas assez exotique, et décevant en termes de spectacle sous-marin), notre choix s'est logiquement porté vers les Maldives. Cette option nous permettait en effet de retrouver une ambiance de lagons, de solitude relative, et se situait de l'avis général parmi les plus belles destinations possibles pour la plongée et le snorkeling; une sorte de succédané de Tuamotu au milieu de l'Océan Indien, donc plus accessible quoique tout aussi prometteur.

Le catalogue Nouvelles Frontières proposait l'île d'Embudu, elle semblait faite pour nous. Le choix s'imposait, c'est là que notre histoire allait continuer à s'écrire.

L'île d'Embudu, l'un des lieux centraux de mon existence

A la naissance d'Iris, nous avions déménagé pour habiter une petite maison de lotissement, une location vraiment sans prétention, mais neuve et fonctionnelle, au 82 avenue du Séquoïa, près de la route de la Jonelière. Les filles étaient toutes deux mises en garde dans une petite structure associative, la crèche Minibou, dont nous étions devenus assez proches (Carole faisait partie du bureau, elle devait être secrétaire). C'est là que nous avons rencontré Isabelle, qui avait le même âge que Carole, avec qui nous avons assez vite noué des relations amicales. Isabelle, qui n'avait pas d'enfants, a été d'accord pour garder Eléa pendant notre voyage sous les tropiques, pendant qu'Iris, âgée de un an, était prise en charge par ma mère, et c'est ainsi que Carole et moi avons pu partir en amoureux pour une dizaine de jours sur notre île de rêve.

Aussitôt arrivés, nous avons pris un forfait de plongée et nous sommes installés dans un très joli petit bungalow en bord de plage. L'île nous convenait à merveille. Le premier jour où nous avons mis la tête sous l'eau, c'était par hasard à l'endroit exact de la passe dite "82" (ou "86"?) du nom du bungalow qui lui faisait face, et nous avons été littéralement éblouis; un énorme napoléon tournait tranquillement, des balistes titan fusaient dans le lointain, le récif et le tombant regorgeaient de poissons et de tortues; un banc de fusiliers bleu s'étirait dans la lumière. C'était beau, c'était encore mieux que ce que nous espérions, le blanchiment du corail n'avait pas encore dévasté la plus grande partie du globe. L'île d'Embudu ressemblait concrètement au paradis. Que pouvions-nous espérer de mieux?

Je ne sais pas exactement ce qui a commencé à merder à ce moment. Je n'ai pas le souvenir d'avoir été tendu, aigri ou inattentif. Certes j'étais occasionnellement pensif, je suis prêt à l'admettre, mais je l'ai toujours été, et je ne crois pas l'avoir été en l'occurrence beaucoup plus que d'habitude. Je tenais à ce moment un carnet de bord qui révèle un intérêt aigü pour la communication, l'écriture; on y sent certes une nette atmosphère de crise, mais de crise surtout intellectuelle et existentielle un peu théorique, qui n'interférait que peu avec la vie pratique; ce n'était d'ailleurs pas un cas isolé, les crises existentielles, je vivais un peu avec depuis mon adolescence, elles passaient toutes en quelques heures ou quelques jours au maximum. Il est d'ailleurs possible que je sois au fond depuis longtemps un vrai dépressif non diagnostiqué, ayant toujours cherché à combattre la maladie par la seule force de sa volonté, c'est une hypothèse que je peux d'autant moins exclure que mes antécédants familiaux m'y prédisposent. En tout cas, j'avais déjà connu des phases similaires en Terminale, en prépa, à HEC, à Paris, et j'en connaîtrai d'autres ultérieurement dans ma vie, comme ce moment de dépression intense mais bref, sur le sol de la chambre d'Iris, le 16 mai 1993. Un instantané solipsiste intense où j'ai pensé mourir simplement par ma propre volonté, comme on éteindrait un moteur, en écoutant des musiques d'une cassette de berceuses distribuée par Peaudouce. Un moment que je mets en relation avec l'exceptionnelle toute fin d'Extension du domaine de la lutte, devenue depuis l'une de mes références: "Elle n'aura pas lieu, la fusion sublime; le but de la vie est manqué. Il est deux heures de l'après-midi." Mais bon, cet épisode particulier a eu lieu deux mois après notre retour des Maldives, il ne peut donc être que la conséquence, et non la cause, d'un problème qui se serait produit sur l'île d'Embudu.

Quoi qu'il en soit, et alors que nous étions encore jeunes, bronzés, et sans contraintes, sur une île paradisiaque, avec des activités de loisirs idéales à portée de main, Carole a choisi de me tromper. Enfin, je dis cela, je ne suis pas sûr qu'elle soit réellement passée à l'acte, bien que ce soit quand même le plus probable; mais du moins a-t-elle agi comme si elle l'avait fait, elle m'a laissé entendre que cela avait été le cas, sans jamais m'en parler, simplement par le comportement qu'elle avait choisi d'afficher.

Cela s'est produit dans la nuit du 10 au 11 mars 1993. Carole n'avait pas vingt-six ans. Il est tout de même rare qu'une banale lassitude amoureuse se traduise aussi tôt dans la vie d'un couple. Cette précocité explique peut-être en partie mon aveuglement.

Il faut à ce point du récit revenir un peu en arrière et expliquer en quoi nos attentes par rapport à la vie amoureuse, à Carole et moi, pouvaient diverger. On se souvient que mon éducation sentimentale avait été tardive et, quoique délicieuse, somme toute très courte. J'avais à peine approché la moindre fille avant l'âge de dix-huit ans, or à vingt ans j'étais déjà en couple avec celle qui deviendrait ma femme. Etant par ailleurs animé, comme la plupart des HBB (héréros binaires de base), d'un violent désir pour la plupart des filles jolies ou seulement sexy qui passaient dans ma ligne de mire, je considérais à regret la brièveté de ma vie de célibataire. Je la concevais même à vrai dire comme une sorte d'infirmité, du fait que de son côté Carole, bien que de trois ans ma cadette, avait accumulé un nombre de conquêtes sans doute bien plus considérable que le mien, et une expérience sexuelle supérieure à la mienne.

C'est en partie ce manque qui avait conduit à notre brève et imprécise rupture de 1987 (que j'avais immédiatement mise à profit pour entamer une courte aventure avec une autre fille), et c'est assurément lui aussi qui a conduit à jeter les bases regrettables de notre vie commune ultérieure. Nous avons en effet, à tort ou à raison, opté pour ce qu'on appelle communément un mariage ouvert. Le principe contractuel, devenu plus courant depuis, était clair: chacun était libre de flirter ou d'avoir des aventures sexuelles ou sentimentales à l'extérieur du couple, mais à la condition exclusive que celles-ci n'interfèrassent pas avec le couple de base, sa stabilité, la confiance mutuelle de ses membres, et la sérénité du cercle incluant et protégeant les enfants. J'ai à ce propos écrit un document que j'ai nommé "pré-contrat de mariage", à la tonalité légère et sérieuse à la fois, dont je regrette cependant aujourd'hui l'absence de précision concernant les modalités de sortie.

Je ne prétends pas que ce contrat était une bonne idée, ce qui est arrivé ensuite tendrait d'ailleurs à prouver le contraire. Mais enfin c'est ce que nous avons fait, et cette étape a eu une grande importance sur le déroulement ultérieur des événements.

Il faut comprendre exactement dans quel esprit j'avais suggéré ce document (car c'est moi qui l'avais suggéré, Carole n'avait fait que l'accepter, de très bonne grâce d'ailleurs, je n'ai le souvenir d'aucune réserve ou hésitation de sa part, mais enfin c'est moi qui avait initié la démarche). Je souffrais, ou plus précisément je pensais que je risquerais un jour de souffrir, de l'inexpérience de ma jeunesse, et surtout de l'impossibilité d'accéder aux corps d'autres femmes séduisantes et désirables. Je souhaitais donc conserver au moins la possibilité d'assouvir ce désir à l'avenir, tout en l'accommodant d'une vie de famille épanouie et vécue dans une atmosphère de confiance. C'est donc dans un esprit de protection à venir de notre couple (bien que ce n'en fût pas la raison principale) que j'ai suggéré la possibilité du mariage ouvert. Il était entendu que l'hypothèse d'aventures externes n'était pas dans cette optique considérée comme un risque, une sorte de boîte de Pandore aux conséquences dévastatrices, mais au contraire comme une soupape de sécurité, comme la garantie que même un ou plusieurs adultères ne pourraient entamer notre confiance mutuelle. Ce choix n'était donc pas un choix immoral mais au contraire un choix moral, puisque librement accepté par les deux parties, il avait pour fonction de protéger chacun. La possibilité d'aventures extérieures au couple était d'ailleurs essentiellement imaginée sous l'angle sexuel et non sentimental, et dans tous les cas il était entendu que ces aventures ne pouvaient être que secondaires, annexes, et en tout cas absolument sans impact sur le couple d'origine, qui jouirait d'une protection intégrale et permanente.

Notons à ce propos que ma démarche était surtout théorique. Après le bref épisode de séparation de 1987, je n'avais été tenté par aucune fille en particulier, et je ne brûlais pas du désir de courir le jupon assidûment dès lors que Carole en aurait été d'accord. Au contraire, à partir du moment où le contrat a été signé, je n'ai plus vraiment été tenté par l'aventure (en fait une seule fois en cinq ans), peut-être aussi il est vrai parce que la situation ne s'est pas immédiatement présentée.

Dans ma vision des choses plutôt genrée, selon laquelle les rôles sociaux et les déterminismes psychologiques des hommes et des femmes sont assez différents, c'était déjà un bel effort de ma part de respecter, dans les termes du pré-contrat de mariage, une parité parfaite. Ce document ne m'accordait en effet certains droits que pour autant que les mêmes droits étaient accordés à Carole. L'évidence est pourtant que les rapports à la virginité, la prostitution, l'adultère, la recomposition familiales, à la jalousie au sujet du passé, à l'opposition entre polygamie permanente et monogamie sérielle, ne sont pas les mêmes pour les hommes et les femmes (on dit souvent que les hommes veulent être le premier amant de leur femme, et les femmes la dernière amante de leur mari, je crois que c'est en grande partie vrai; je crois aussi qu'il est le plus souvent bon qu'au sein d'un couple l'homme ait davantage d'expérience que la femme, quitte à recourir au sexe payant, de manière également à l'immuniser contre toute propension à l'idéalisation du sexe féminin, préjudiciable à toutes les parties; il y aurait beaucoup à dire sur le sujet, et en particulier aux hommes jeunes); mais je ne voyais guère de manière de procéder autrement, et sur ce point je n'ai guère de regrets.

Je m'interroge davantage sur le bienfondé de la clause de discrétion ou de silence relative à ce contrat, et des paradoxes de la communication qui en ont découlé.

L'idée de base, je l'ai dit, est que toute infidélité éventuelle devait être sans effet sur le couple de base, et pour que cette condition soit remplie la meilleure méthode était qu'elle passe tout simplement inaperçue aux yeux du conjoint. En effet, le simple fait de demander une autorisation précise préalablement à l'infidélité, ou de donner une information laissant penser qu'une infidélité s'était effectivement produite, était évidemment en lui-même un vecteur potentiel de trouble. En somme, seule la plus absolue discrétion pouvait permettre d'user de sa liberté sans impact sur le partenaire. De surcroît, même en cas d'hypothétique infidélité de l'autre, une tentative quelconque pour en savoir plus, par la discussion ou la simple observation, pouvait également être interprétée comme contraire à l'esprit du contrat dont la double clause de confiance et de liberté excluait toute démarche intrusive.

En somme nous nous étions mis sans le savoir dans une situation de blocage paradoxal de la communication, une sorte de double bind radical dont je n'ai véritablement pris conscience qu'à la lecture des textes du Mental Research Institute, sans doute précisément vers l'époque où j'ai débuté ma thèse, soit trois ou quatre ans après la signature du contrat. Je pense en particulier au jeu consistant à dire le contraire de ce qu'on pense: à partir du moment où le jeu commence, il n'existe plus de moyen d'en sortir, puisque les affirmations "je vais arrêter le jeu" ou "je vais continuer le jeu" peuvent toutes deux signifier une chose et son contraire selon qu'on les considère au premier degré (celui de leur signification usuelle) ou deuxième degré (celui du jeu).

Me concernant, j'avais bien conscience de ce dispositif diabolique dans la nuit du 10 au 11 mars 1993, pendant que Carole était probablement en train de me tromper avec un moniteur de plongée noir nommé Abdallah. Mais que pouvais-je y faire alors? J'avais une otite et j'étais resté, dans la soirée, écrire dans notre bungalow, pendant que Carole, qui avait continué à plonger quelques jours sans moi, était partie retrouver des camarades du club. C'était son droit, me semble-t-il, et si elle ne rentrait pas pendant plusieurs heures, je ne pouvais pas pour autant, en vertu de notre contrat, m'autoriser à la pister dans les sentiers de l'île entre les cocotiers, ou même seulement à lui reprocher son absence une fois qu'elle serait rentrée.

Le 16 avril 1993, Carole m'a écrit une lettre, dans laquelle elle exprimait des doutes au sujet de notre relation. La tonalité de cette lettre est amère. Elle s'y plaint de mon absence de réaction apparente à ses provocations, qu'aucun type normal n'aurait selon elle pu laisser passer sans réagir. Mais je ne suis sans doute pas vraiment un type normal, ni n'ai jamais prétendu l'être ou cherché à le devenir. Le courrier se termine tout de même sur un message d'espoir, il laisse entrevoir une issue heureuse, le rétablissement d'un ordre permettant une relation apaisée. Cette lettre était sans doute un appel au secours, une tentative sincère de poursuivre la voie d'une vie de famille stable, dans l'intérêt tout à la fois du couple de parents et de leurs enfants.

Encore aurait-il fallu que je la reçusse. Encore eût-il fallu pour cela que Carole me l'adressât. Cela n'a pas été le cas. Elle l'a mise de côté, je ne l'ai récupérée que des années plus tard, au moment où la procédure de divorce était déjà engagée.

La lettre qui ne m'a pas été adressée à temps

A-t-elle hésité longtemps? A-t-elle été sur le point de l'envoyer? L'a-t-elle déposée sur notre lit avant de la retirer? Y a-t-elle repensé ensuite? Je ne sais pas. Mais ce que je crois aujourd'hui, c'est que c'est ce jour-là qu'elle a décidé de me quitter, sans le comprendre tout à fait. Seule l'occasion lui manquait encore, elle ne manquerait pas de se présenter dans les mois suivants.

Quoi qu'il en soit les choses sont apparemment rentrées dans l'ordre. Ayant renoncé à me prévenir d'un quelconque trouble conjugal, Carole avait temporairement réussi à retrouver un certain équilibre. L'épisode de l'infidélité supposée s'effaçait dans les brumes du passé. D'ailleurs quelques mois plus tard, Carole m'écrivait, et m'envoyait cette fois, une lettre dans laquelle elle évoquait joyeusement la perspective de notre troisième enfant (qui n’est finalement jamais venu), en émettant d’ailleurs le vœu que ce fût un garçon, et en me joignant même la photographie d’un lit à baldaquins dans lequel elle souhaitait que sa conception eût lieu…

De mon côté, j'avais trouvé un sujet de thèse qui me convenait à peu près, il s'agissait d'importer les concepts structurants de la théorie de l'information dans le champ de l'enquête par questionnaire, c'était en fait une thèse de méthodologie des sciences humaines, une simple compilation de phénomènes bien connus des psychologues américains depuis les années 1960, mais le microcosme Français des prétendues "sciences de gestion", du fait de son amateurisme, n'y verrait que du feu; Shannon ne m'excitait pas autant que Turing, mais c'était à peu près la même génération et le même environnement de travail. Je m'enfonçais tout doucement dans une vie d'enseignant chercheur de niveau intermédiaire. Au printemps 1994, nous avons acheté notre première maison. Il ne nous restait plus que quelques mois de vie commune.

Isabelle et Guillaume sont entrés dans nos vies progressivement à partir de la rentrée 1990. Iris avait rejoint Eléa à la crèche Minibou où travaillait Isabelle, et nous avions sympathisé suffisamment avec elle et son futur mari pour nous voir un peu en dehors du cadre professionnel. Après qu'Isabelle avait gardé Eléa lors de notre séjour aux Maldives de 1993, nous avions passé le nouvel an en leur compagnie, alors qu'ils habitaient pour quelques mois au Mesle-sur-Sarthe, où Guillaume commençait à travailler comme vétérinaire. Le Mesle était en effet à peu près sur la route qui reliait à l'époque Nantes à la Normandie, avant que l'autoroute des estuaires n'ouvre une liaison plus rapide et plus sûre.

C'est comme cela que nous en sommes arrivés à imaginer un second voyage à Embudu. Isabelle et Guillaume avaient deux petites filles jumelles âgées de quelques mois au nouvel an 1994, ils étaient sur le point de se marier. Je leur ai dit, par pure générosité, que nous connaissions un endroit idéal pour un voyage de noces. Et finalement, tout heureux de pouvoir leur présenter nous-mêmes ce petit coin de paradis, nous les avons accompagnés sur place en mai 1994.

C'était probablement une erreur. Personne ne part en voyage de noces avec un couple d'amis, encore moins dans une île, même paradisiaque, encombrée du souvenir d'une vive douleur.

D'une certaine manière les choses se sont répétées, quoique sous une forme adoucie. Carole ne m'a sans doute pas trompé cette fois, elle s'est contentée de s'éclipser nuitamment avec Guillaume pour une discussion en tête-à-tête au clair de lune. Isabelle s'en est rendu compte, pas moi. Nous sommes revenus bons amis. La vie a continué.

A l'été 1994, nous avons emménagé dans notre nouvelle maison, au 4 impasse Perroné, à Carquefou. C'était une maison de lotissement assez haut-de-gamme, fabriquée par un constructeur s'inspirant de Kaufmann et Broad. Dans tout le lotissement, il y avait de larges places de parking et des espaces verts, les jardins n'étaient clos que sur la partie arrière, on se serait un peu cru dans une banlieue américaine semée de ces "little boxes, all the same" évoquées dans la chanson populaire éponyme. Notre maison donnait sur une butte communiquant avec un golf, il y avait un petit cours d'eau sur le côté. La surface habitable était assez vaste, une curiosité était que nous disposions de trois salles de bains et deux toilettes indépendants, pour un total de cinq WC. Il y avait une terrasse et même une cheminée. Nous avons fait de menus travaux de décoration en juillet, je crois, puis nous avons emménagé pour la rentrée. Je devais être en plein dans la rédaction de ma thèse, puisque celle-ci a été soutenue l'année suivante, en 1995.

Je ne sais plus vraiment ce qui s'est passé à l'automne 1994. Mon carnet personnel, interrompu en avril 1994, ne reprend que le 2 décembre 1994, au moment où ma vie vient de changer de cours. A partir de cette date, tout est beaucoup mieux documenté, notamment par ma correspondance avec Carole et Isabelle. A partir du début des années 1990, l'utilisation du traitement de texte avait supplanté la forme manuscrite, et si de nombreux fichiers ont disparu, d'autres ont, et probablement définitivement, résisté à l'épreuve du temps. Dix années plus tard c'est l'e-mail qui a commencé à se diffuser, et peu de temps après, les cookies, trackers et autres bribes de codes ont entrepris de laisser de nous tous, pour le meilleur et pour le pire, des traces électroniques indélébiles. Dès lors, c'est sous une forme plus synthétique et plus subjective que je vais poursuivre un récit qui pourra toujours être objectivé par ceux de ces autres documents pouvant être collectés par un lecteur motivé.

Dans la nuit du premier au 2 décembre 1994, sans que je ne l'aie d'aucune façon vu venir, Carole et Guillaume sont venus m'annoncer leur intention de vivre ensemble. De leur propre aveu, ils n'avaient pas encore eu, à ce moment, d'aventure à proprement parler; ils avaient seulement sans doute discuté de ce choix entre eux, mais sans passer immédiatement à l'acte. Par la suite, nous n'avons eu aucune confirmation au sujet de cette affirmation, mais elle nous a toujours paru somme toute vraisemblable quoique surprenante, à Isabelle et moi, compte tenu de tout ce que nous avons appris et compris ultérieurement.

Sur le coup, j'ai à peine réagi. J'ai surtout été tétanisé par la surprise, je me souviens d'avoir été saisi d'un froid glacial. Je n'ai pas été choqué ni ne me suis senti insulté par l'audace de la démarche, au contraire j'ai accepté sa franchise, et j'ai même éprouvé quelques instants une forme de tendresse pour la relation romantique qu'elle laissait supposer. J'ai surtout cherché à tout arrêter, le temps et le déroulement des choses. J'ai voulu que plus rien n'évolue tant qu'une solution consensuelle n'aurait pas été trouvée. Totalement habité d'éthique de la réciprocité, je n'envisageais aucune autre possibilité de sortie qu'une solution "gagnant-gagnant" au service de toutes les parties. Une telle possibilité n'apparaissant pas immédiatement, il convenait de la définir nous-mêmes, et de n'engager avant sa mise en place aucune action de nature à compromettre son émergence.

Immédiatement, peut-être par orgueil, je me suis soucié d'Isabelle davantage que de moi. Au moment de l'annonce, elle était restée seule dans son appartement avec ses deux petites filles jumelles, Charlotte et Emilie, alors âgées de cinq mois, juste après avoir été mise au courant comme je venais de l'être. Il y avait un risque presque vital qu'elle se foute en l'air, ou qu'elle prenne la voiture avec ses filles pour ne jamais revenir. Il fallait neutraliser cette hypothèse pour garder tous les éléments sous contrôle, et Guillaume est reparti chez lui pour éviter toute catastrophe. Le lendemain, Iris et Eléa sont allées à l'école, Charlotte et Emilie ont été mises à la crèche pour y débuter leur adaptation, Carole a retrouvé Guillaume, et je me suis retrouvé avec Isabelle. Nous étions perdus, mais je croyais pouvoir la soutenir. Nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre, et en un instant, d'une manière aussi imprévue qu'irréversible, les couples se sont inversés.

Il s'en est suivi, pour moi en particulier, des années de souffrance et de dépression, dont l'écho durera, je le sais maintenant, jusqu'à la fin de ma vie. Le malheur peut être à la fois intense et long, j'en ai fait l'expérience; tout comme j'ai fait l'expérience de la fausse symétrie des sentiments de bonheur et de malheur, fausse symétrie qui se comprend si bien par le texte de Desproges intitulé "Les aventures du mois de juin".

Je passe les détails, je reproduis simplement un extrait de l'entrée du 11 octobre 1995 de mon journal: "J'ose à peine imaginer les peines par lesquelles je suis passé. Je note tout de même que je n'en ai pas profité pour venir me plaindre sur ce carnet. Je me souviens très bien pourquoi: il est des jours (ou plus souvent des nuits) où les événements étaient si difficiles à vivre que je ne souhaitais même pas en garder la trace. Le dégoût, l'impuissance, la peine, dépassaient la capacité de révolte ou la volonté de se souvenir".

Un tel état d'esprit était d'autant plus rageant que dans le même temps, je suis devenu de plus en plus conscient de et hostile à toute idée de ressentiment. Je ne suis pas vraiment porté vers la philosophie technique, je ne suis spécialiste d'aucun auteur, mais il me semble tout de même que Nietzsche a vu juste, pour ce que j'en comprends, avec son histoire de morale des faibles. Je ne souhaite pas attirer sur moi la tendresse ou la compassion, et même si j'admets en général la noblesse du sentiment de pitié (sentiment moralement plus noble, sans doute, que le sentiment amoureux, à titre de comparaison), je n'ai pas pour ambition d'en faire un élément central de mon histoire; par conséquent je répugne à me comporter comme un mauvais joueur, ou simplement à envisager principalement mon histoire (même dans sa dimension tragique) sous un jour principalement négatif. Aussitôt que j'entrevois la malchance et l'injustice qui ont caractérisé ma vie familiale, j'équilibre ce jugement par la prise en compte de la bonne fortune dont j'ai aussi joui sans mérite, s'agissant par exemple de mon parcours scolaire et intellectuel. C'est pourquoi je n'écris pas ces mots pour "chialer ma mère", mais au contraire pour expliquer une partie des choses d'une part, et pour vivre au travers de leur récit d'autre part. Paradoxalement et jusqu'à un certain point, on peut se comporter en surhomme dans la chute et la protestation. Le tout est de ne jamais cesser de rester le maître de cette chute, en quelque sorte.

Toujours est-il qu'au bout de plusieurs années de lutte, un divorce a été prononcé, j'ai été privé de la vie de famille à laquelle j'aspirais, et j'ai abandonné la plus grande partie de mes projets. J'ai à peu près surnagé sur le plan professionnel, car j'ai eu la chance de pouvoir repérer au bon moment une petite niche d'activité possible dans le cadre d'une école de commerce, celle des simulations d'entreprises, dans laquelle il me serait facile de survivre avec un minimum d'efforts. C'est ainsi que pendant près d'une trentaine d'année, j'ai d'abord développé, puis amélioré, tout en les animant, plusieurs jeux pédagogiques qui ont suffisamment interessé quelques milliers d'étudiants pour que la raison économique me permettre d'en vivre décemment. Jusqu'au milieu de ma carrière de professeur, j'ai donné quelques cours de marketing, puis d'études de marché, puis seulement d'analyse de données. A partir de 2005 environ, je n'ai plus donné que des cours construits sur des simulations de gestion. Ce n'était pas terrible, je n'ai jamais rien enseigné de bien sérieux, mais sans doute mes modèles ont-ils permis à quelques centaines d'étudiants parmi les plus attentifs ou les plus réceptifs de bien comprendre certains mécanismes de comptabilité et de finance, voire plus généralement de devenir plus agiles avec les chiffres ou le principe de proportionnalité -c'est important, le principe de proportionnalité. Probablement, ma contribution à la société est proche de celle d'un professeur de statistique ou de logique de faible envergure: ne disant rien (ni ne prétendant rien dire) du sens du monde; mais donnant accès à une poignée d'outils efficaces pour ordonner un système formel de qualification de ce monde. Finalement, le fait que ma thèse ait porté sur la théorie de l'information, qui se donne exactement le même type de programme, n'avait rien d'un hasard.

Ma carrière ne m'a pas intéressé. J'aime programmer certes, pour moi c'est vraiment comme un jeu, et j'aurais sans doute pu faire preuve en ce domaine d'un certain talent; mais comme je l'ai déjà dit, je n'ai pas la vocation de l'enseignement. Peut-être est-ce que je n'aime suffisamment pas les étudiants pour cela, ou peut-être est-ce parce que je me sens incapable de transmettre le moindre message porteur de sens dans le domaine de l'économie ou de la gestion. Certes, j'aurais pu faire davantage d'efforts, prendre l'initiative d'introduire dans certains cours des réflexions sérieuses de philosophie morale par exemple (je l'ai fait une fois, sans succès), ou au moins insister sur la puissance opératoire de la théorie des jeux (j'en introduisais souvent quelques éléments en marge de mes cours, mais de manière superficielle; au moins donnais-je, même très succinctement, les pistes d'approfondissement, c'était quand même un peu plus explicite que ce qu'avait pu faire Desaunay lors de mes cours à HEC). Je ne crois pas vraiment que j'ai manqué de courage en la matière, j'ai seulement été réaliste. A l'époque de Wikipédia, tout le savoir est disponible gratuitement et instantanément, pour tous. Le travail d'un professeur est alors, ou bien celui d'une sorte de répétiteur un peu vieux-jeu (ça c'est bon, c'est bien ce que j'ai été), ou bien celui d'une sorte de mentor, de modèle identificatoire (et ça, ça me répugne un peu, le côté vedette, frime, et donc cabotinage et par conséquent la construction d'un personnage, l'hypocrisie sous-jacente; par ailleurs, indépendamment de mon peu d'appétence pour cette orientation, je n'en avais assez évidemment pas non plus les capacités, je ne brille pas par mon charisme).

Sur le plan de la recherche académique, cela n'a guère été plus brillant. Il suffit de parcourir ma liste de publication pour s'en faire une idée précise: je n'ai jamais accédé aux revues de haut niveau, mes rares papiers académiques ont été publiés dans des journaux de deuxième ou de troisième catégorie. J'ai eu d'assez nombreuses idées de recherche que je n'ai pas mises à exécution. En la matière le parallèle avec mon inefficacité sur le plan de la création d'entreprise est assez criant. J'aurais pu me satisfaire d'un seul succès, par exemple en développant une méthode de calcul, un indicateur ou un concept qui soit ensuite clairement compris et diffusé. Cela aurait pu êre le cas concernant les systèmes de modération de notes en docimologie, ou le redressement de l'écart-type en fonction de la moyenne. Mais mes textes en la matière, s'ils existent bel et bien, sont restés confidentiels. Le cas de la recherche conjointe que j'ai faite au sujet des représentations sociales alimentaires avec mon collègue Mohamed M. est tout à fait voisin. En marge de ce travail, j'ai eu l'occasion de dévoiler la structure du bestiaire imaginaire collectif (dans une culture donnée, la culture française contemporaine, mais aussi par extension dans l'inconscient collectif humain en général), ce qui constitue une avancée réelle dans le domaine de l'anthropologie culturelle. Cette contribution n'a malheureusement jamais été reconnue à sa juste valeur.

Ma thèse elle-même ne m'a mené absolument à rien sur le plan académique, mais elle m'a au moins permis de publier mon premier livre, qui plus est dans une collection que je respecte beaucoup (Points Sciences), presque même un peu mythique pour moi, compte tenu des autres auteurs qu'elle a eu l'occasion de publier. Je pense que la chance y a été pour beaucoup, car si je n'ai tout de même pas honte de ce livre, je ne le considère tout de même pas non plus comme très bon. Je crois que j'aurais pu mieux faire, par exemple en termes de rédaction. J'ai obtenu l'accord de l'éditeur immédiatement, après un envoi anonyme du manuscrit par la poste limité à une poignée d'adresses; je suis sans doute tombé au bon moment. Dans le courant des recherches documentaires rendues nécessaires pour l'amélioration du texte, j'ai eu l'occasion d'interroger par téléphone Marcel-Paul Schutzenberger, un académicien français qui avait travaillé avec Claude Shannon. Je possède encore plusieurs heures d'enregistrement de ces entretiens sur les cassettes de magnétophone d'époque, probablement l'un des derniers témoignages de sa vie.

Par contraste, j'ai été dans l'incapacité de trouver le moindre éditeur pour "Emmanuel Dion, L. et Ludwig", un petit roman logique beaucoup plus original que j'ai écrit à peu près à la même époque. Malgré des efforts répétés pour contacter à peu près toutes les maisons d'édition possibles, des plus prestigieuses aux plus confidentielles, je n'ai pas réussi à rendre public ce texte qui préfigure explicitement la notion de singularité technologique, apparue un peu plus tôt chez Vernon Vinge, en la considérant principalement sous l'angle de la maîtrise du langage naturel. Je tenais à cette époque, et c'est encore en grande partie vrai, le test de Turing pour l'une des expériences de pensée les plus essentielles de l'histoire de la philosophie morale.

Je n'ai nullement souffert de ne pas être devenu un chercheur reconnu. Même si j'estime au plus haut point les grands savants de l'histoire, la recherche académique m'est toujours apparue, au moins dans le cadre des écoles de commerce, comme une vaste foutaise. Un mimétisme sans imagination ainsi qu'une relative abondance de moyens (le domaine de l'enseignement du management et de la gestion ayant connu une croissance continue pendant toutes ces années), ont simplement permis le développement d'un système "publish or perish" aberrant, fonctionnant sur le registre de la complaisance et de la prétention bien plus que sur celui de la rigueur intellectuelle et du rapport efficient au réel. De la médiocrité et de l'hypocrisie, voilà ce que j'y ai surtout observé, et cela ne m'a pas donné envie de m'intégrer à ce milieu.

Ni véritable pédagogue, ni véritable chercheur, pourquoi suis-je resté à Audencia? Ma foi, il faut bien gagner sa vie, et malgré mon peu d'appétence pour ces deux domaines, J'étais capable de remplir les objectifs qui m'étaient assignés avec une assez bonne économie d'efforts. Mes contraintes familiales limitaient mes mouvements, mon divorce m'avait privé de toute énergie, il me restait l'obligation, somme toute assez saine, de travailler pour vivre. C'est ce que j'ai fait. Mis à part le fait que je n'aimais pas vraiment ma profession, je dois reconnaître que les conditions de travail étaient avantageuses, surtout à partir de 2005 environ, lorsque la présence à l'école hors des heures de cours est devenue facultative. La paie était correcte, les congés faciles à prendre, dans l'ensemble c'était un bon compromis. Certes j'étais à des années-lumière des plus brillants de mes camarades de promotion d'HEC en termes de revenus et de milieu social, mais ce n'était à mes yeux pas le plus important, et par ailleurs par rapport à certains autres proches, comme mes voisins ou amis, ma situation était nettement privilégiée. C'est donc avec objectivité que je devais constater que j'occupais sur le plan de la réussite professionnelle une position intermédiaire, disons moyenne-bonne, ce qui, outre que c'est la situation dans laquelle je me sentais naturellement le plus à l'aise comme je l'avais découvert depuis l'école primaire, présentait d'incontestables avantages: je restais ancré dans ce que je pouvais considérer comme le monde réel (au contraire de ceux ayant divergé vers l'hyperclasse mondiale); mais je bénéficiais ausssi de certains privilèges bien pratiques en termes de liberté d'action (au contraire de ceux aliénés par un travail salarié plus classique), et comme je n'étais pris dans aucun jeu de pouvoir, ni même dans aucun réseau de relations à enjeux, je conservais une liberté d'esprit d'autant plus grande que tout le monde ou presque se foutait de ce à quoi je pouvais croire ou penser.

Je disposais en particulier de beaucoup plus de temps non contraint que la plupart de gens, surtout à partir du moment où je me suis débarrassé de la télévision, au début des années 2000. Logiquement et compte tenu de mon tempérament et mes centres d'intérêt, j'aurais dû mettre cette disponibilité à profit pour exercer mes qualités intellectuelles, par exemple en me consacrant à des travaux de lecture ou d'écriture. Mais ma vie a pris une autre direction, peut-être davantage sous l'effet des circonstances que de ma propre volonté.

Isabelle et moi avons vécu une histoire compliquée. Indépendamment de nos sentiments respectifs, desquels je ne dirai rien ici, il est rapidement apparu qu'il me serait difficile d'accepter le principe de la vie d'une famille recomposée. Il existe plusieurs raisons à ce blocage, j'insisterai surtout ici sur celle qui dérive de ma conception de la notion de lignée.

Si je considère ma famille ascendante, c'est-à-dire, dans mon arbre généalogique, la série exponentielle de tous ceux qui m'ont précédé, j'observe à la fois une symétrie et une permanence impressionnantes. Mon père comme ma mère ont eu chacun deux frères et deux soeurs, de chaque côté nous avions respectivement onze et douze cousins (symétrie qui s'est encore perpétuée à la génération suivante, puisque nos cousins ont eu à une unité près la même partition d'enfants de chaque côté, soit 3 2 1 3 1 0 2 1 2 1 1 d'un côté et 3 2 0 3 2 1 0 2 2 2 0 1 de l'autre), nos quatre grands-parents étaient en vie à ma naissance, et même une arrière-grand-mère hiératique et silencieuse, présente comme une sorte de symbole permanent de longévité. Dans les générations qui précédaient, autant que nous pussions le savoir, il n'y avait jamais eu de rupture de filiation, d'inévitables veuvages avaient sans doute existé mais dans l'ensemble les chaînes générationnelles étaient intactes. Les divorces existaient certes dans la famille comme dans le reste de la société, mais en proportion amoindrie, et de surcroît ils semblaient rejetés suffisamment en périphérie, chez des oncles et tantes dont nous ne nous sentions précisément pas très proches (un de chaque côté de la famille). Et surtout, toute cette pyramide familiale équilibrée a gardé une forme constante pendant toute la durée de ma jeunesse. Ma famille directe (ascendants, oncles, tantes, frères, soeurs, cousins) se composait de quarante-et-un membres, et sur ces quarante-et-un pas un n'est mort avant la disparition de mon arrière-grand-mère, à peu près lorsque j'avais dix-huit ans, ce qui, quoique difficile à estimer, présente une probabilité d'apparition très faible.

J'ajoute, pour compléter le tableau d'une note à caractère social, que mes deux familles, paternelle et maternelle, présentaient également des différences qui peuvent s'analyser comme un système complémentaire. Mon grand-père paternel était un commerçant enrichi (non pas fortuné, mais aisé), qui aimait les honneurs et la vie mondaine (il était par exemple décoré de la légion d'honneur, président ou vice-président de la chambre de commerce locale, ce genre de choses): alors que mon grand-père paternel était resté policier, donc petit fonctionnaire, toute sa vie (même s'il avait, sur le tard, été promu officier, je crois, il a passé sa retraite dans un immeuble modeste de la banlieue de Mulhouse, et ses passe-temps consistaient à bêcher un petit jardin ouvrier, à cueillir les champignons, et regarder les oiseaux posés sur son balcon). La plus grande partie de mes oncles et cousins paternels étaient parisiens, relativement intégrés à la modernité, alors que de l'autre côté, tous étaient restés en Alsace, ou à la limite en Lorraine. Ma famille au complet réunissait donc, comme il se doit, la France profonde, celle des régions et de la tradition (mes grands-parents maternets parlaient couramment l'alsacien et l'allemand), avec la France en cours de transformation, de De Gaulle à Giscard d'Estaing en passant par Pompidou. Et tout cela était fait dans le bon sens, si je puis dire, dans la mesure où c'est la part féminine (le côté maternel) qui incarnait la matrice d'origine, la modestie silencieuse, le foyer rassurant, et la part masculine (le côté paternel) qui incarnait l'aventure, l'ambition et la réussite.

J'étais donc là, installé durant toute ma jeunesse à l'abri d'une fratrie (une soeur plus âgée, un frère plus jeune) enchâssée dans une famille relativement aisée et exceptionnellement stable, aîné des garçons depuis plusieurs générations, au moins toutes celles que je connaissais, traversant l'une des époques les plus favorisées par l'histoire (début de la génération X), vivant dans un des pays à l'époque les plus agréables et admirables du monde, dépositaire d'une culture millénaire, individu brillant, mari responsable et prévenant, père dévoué, animé d'une conscience exacte de l'éthique de réciprocité, post-solipsiste cohérent. Comment aurais-je pu accepter de participer, d'une quelconque manière, à la destruction de cet édifice?

Une telle situation n'avait pas de prix. Certes elle aurait pu être supérieure encore, eûssé-je connu le succès professionnel, intellectuel, ou pécuniaire: mais je n'avais que trente-et-un ans, tout restait largement possible sur ces différents plans, et une vie parfaitement réussie était encore tout à fait envisageable à condition de ne pas compromettre les conditions qui lui étaient nécessaires.

Une telle situation n'avait pas de prix, et la seule raison qui aurait à mes yeux pu justifier qu'on la détruisit, c'était un risque avéré de catastrophe impliquant des maladies graves, des morts, ce genre de choses.

Carole l'a vendue pour presque rien, la banalité d'une nouvelle vie avec un type ordinaire, le projet sans imagination d'un remariage qu'auraient approuvé les lectrices de Marie-Claire ou même de Biba Magazine, l'inscription conformiste de sa trajectoire dans le courant individualiste, relativiste, sentimentaliste et veule loué (et en fait non seulement loué, mais aussi produit et diffusé) par l'époque. Projet qu'elle a effectivement mis en oeuvre avec l'accord implicite de son entourage petit-bourgeois, et par extension de la société tout entière. De la merde, quoi. Le parallèle me semble pertinent avec la situation du pays tout entier, qui a vu la civilisation probablement la plus brillante de l'histoire de l'humanité (et en tout cas la plus puissante, je veux parler de la civilisation occidentale), basculer dans la décadence et la décomposition pour quelques points de croissance économique quelques années de plus, leurrée par les arguments stupidement utilitaristes et faussement égalitaires d'une minorité de penseurs gauchistes aussi médiocres que vindicatifs, eux-mêmes vaguement manipulés, ce qui ne les exonère moralement qu'en partie, par une poignée de mondialistes égoïstes et destructeurs.

Sans forcément l'accepter sur le plan émotionnel, j'aurais sans doute pu admettre, sur le plan intellectuel, que Carole me quittât pour un nouveau partenaire plus brillant, un anthropologue reconnu, un chercheur en mathématiques, un érudit polyglotte, ou au moins un musicien de bon niveau ou un athlète remarquable, enfin un type qui excelle en quelque chose, n'importe quoi mais au moins quelque chose d'autre que simplement être lui-même; qu'elle le fît par idéalisme politique, philosophique ou spirituel. Mais là non. Mis à part le fait que Guillaume était plus beau, plus sportif, plus enthousiaste et plus sociable que moi (mais dans des proportions limitées, hein, à la lecture de ce texte on peut avoir l'impression que je suis surdéterminé par mon intellect, et c'est vrai, mais en même temps je ne manquais pas, surtout à l'époque de la rupture, du minimum syndical en termes de potentiel de séduction purement physique et social), c'était un personnage sans intérêt (on dirait plus tard un PNJ, personnage non-joueur), dépourvu d'originalité comme de charisme ou d'esprit de finesse. On ne peut même pas affirmer que parmi ses camarades de groupe, à l'école ou en club de sport, il pouvait être reconnu comme un mâle alpha, c'est-à-dire doté de cette présence un peu étrange que les polynésiens nomment le mana; il manquait trop de courage et d'aura pour cela. Il ne pouvait que présenter le charme exquis mais superficiel d'un adolescent sympathique ou d'un bon copain, et si je ne mésestime pas la puissance opératoire de ce charme sur le plan amoureux, je sais aussi qu'il n'est que temporaire et ne sans valeur propre. Certes, on peut considérer qu'un tel profil d'individu se prête parfaitement à une aventure sentimentale légère (et même plus précisément, à aventure légère parmi d'autres, sans doute occasionnellement délicieuse, du genre de celles qu'un homme normal rêve d'avoir avec une série de poupées jeunes et sexy), mais cela je l'aurais accepté, une telle hypothèse entrait parfaitement dans le cadre du mariage ouvert prévu par notre pré-contrat.

Ce diagnostic, je l'ai fait assez tôt dans l'histoire pour l'utiliser comme l'un des arguments principaux de la longue bataille logique qui m'a opposé à Carole pendant les années qui ont suivi. Mais au fond, et dès le départ, le problème n'était pas d'avoir raison, ni même d'avoir raison moralement ou intellectuellement. A certain point de vue, cela devenait même un handicap. Pour comprendre les mécanismes agissant sur la psyché de Carole, il n'était pas besoin de faire preuve de beaucoup d'imagination, il suffisait d'éviter de la surestimer, et de prendre connaissance des idées simples véhiculées par les magazines féminins, de faire le diagnostic évident d'un état mental conforme à celui défini par une époque consumériste et trompeuse, tout en gardant à l'esprit l'expression misogyne de "continent noir" que Freud utilisa pour qualifier la vie sexuelle des femmes adultes; de se placer au centre de gravité de la pensée vulgaire faisant par mimétisme la promotion de la monogamie sérielle sans jamais en dévoiler la fonction essentielle d'atomisation sociale. Si elles avaient existé à ce moment, le visionnage de deux ou trois vidéos critiques de Frédéric Delavier ou Stéphane Edouard, même très basiques, à propos de la mentalité féminine ou de la psychologie évolutionniste, auraient suffi à résumer la situation. J'en suis resté pour ma part, dès que je l'ai découverte, à la citation de Houellebecq concernant les relations humaines: "c'est souvent insoluble, mais c'est rarement compliqué". Mais enfin, c'était ma vie qui était foutue, il était normal et noble que je luttasse, même si la lutte était vaine.

Une poignée d'islamistes peut tuer des dizaines d'innocents dans un attentat terroriste (parmi lesquels on compterait par exemple un biologiste sur le point d'apporter une contribution décisive au bien-être de l'humanité) et se trouver relâchés vingt ans plus tard, libres de vénérer Mahomet. Cela prouve-t-il que le Jihad permet de se rapprocher du Vrai davantage que la méthode scientifique? Il est plus facile de détruire que de construire, et il existe peu de maximes aussi fausses que celle qui affirme que "bien mal acquis ne profite jamais". C'est le contraire qui est en général vrai, et de plus en plus à notre époque de relativisme culturel et d'individualisme jouisseur.

C'est donc inutilement que j'ai cherché à placer le débat sur le terrain de l'argumentation rationnelle dégagée de tout conformisme mondain, à détailler les termes du problème avec précision; j'ai mobilisé toutes les ressources à ma disposition, allant jusqu'à rééxaminer les conditions de possibilité du langage naturel (il suffit à ce propos d'observer la composition de mon mémoire de divorce, largement basé sur Wittgenstein, Kafka et Watzlawick, que le juge des divorces a d'ailleurs refusé de considérer sur le fond, au contraire des témoignages mensongers mais aisément compréhensibles produits par Carole, ayant pour résultat le prononcé du divorce à mes torts exclusifs). Rien n'y a fait, je l'ai dit, toute insistance était largement contre-productive, pour la bonne raison que l'affaire était pliée dès le départ.

C'est d'ailleurs pour cela que Carole avait renoncé à me donner la lettre d'avertissement qu'elle avait écrite en avril 1993. En fait, c'est évidemment à ce moment que tout s'est joué sans que j'aie donc la moindre prise sur la situation (mis à part, évidemment, de supposés signaux tacites que j'aurais manqué de capter, l'argument est d'autant plus facile qu'il est invérifiable), ensuite cela n'a plus été qu'une question d'occasion. M'eût-elle donné la lettre après l'avoir écrite qu'elle aurait implicitement accepté le principe de la discussion qui allait suivre, et de la potentielle résolution du problème en un sens qui ne lui aurait pas été exclusivement favorable. En décembre 1994, malgré les apparences calmes et policées de nos premières discussions ayant suivi l'annonce du projet de départ, malgré la fausse décontraction, malgré l'ouverture prétendue à l'échange, malgré le souci d'équité affiché dans l'administration des conséquences de la séparation, tant pour la garde des filles que pour la dérisoire répartition de nos possessions matérielles, il était tout simplement impossible de revenir sur le principe de la rupture, ce qui était pourtant la seule question que, tout à fait expressément, je demandais à examiner. Carole a explicitement utilisé, dans l'un de ses courriers de l'époque, le terme d'"apnée", et ce terme est en effet approprié. A partir du moment où elle a choisi de ne pas envoyer le courrier de 1993, et jusque après le prononcé du divorce, soit le moment où elle pouvait selon elle et la doxa dominante légitimement m'envoyer balader, elle s'est représentée à elle-même comme étant dans une situation de coupure presque totale des stimuli extérieurs, et notamment d'incapacité choisie à écouter ou seulement entendre le moindre argument susceptible de la détourner de son objectif.

Je dois confesser ici ce que je considère rétrospectivement comme ma plus grande faute relative à l'épisode de la rupture: dans les semaines qui ont suivi, je ne me suis pas immédiatement opposé au principe de la séparation, ni n'ai posé correctement la question de la garde de nos filles. Pour être honnête, cette question des enfants est passée au second plan, ou plutôt elle a été fusionnée avec l'ensemble du reste et mise en suspens sans que j'aie eu la présence d'esprit, ou même le bon sens minimal, d'en faire la pierre d'achoppement de notre désaccord. Autrement dit, on peut considérer comme une erreur de ne pas imédiatement avoir dit "non" plutôt que d'avoir simplement dit "ni oui, ni non, temps mort, plus personne ne bouge". A la fois sous le coup d'un élan passionnel inattendu et démesuré pour Isabelle, et tétanisé par l'idée que le moindre mouvement ou la moindre annonce pussent avoir des conséquences irréversibles, j'admets avoir pu, temporairement, donner l'impression que, figé dans une sorte d'absence de choix, je ne m'opposerais pas outre-mesure, passée cette phase de paralysie, à une évolution normalisée d'une éventuelle procédure de divorce (classiquement à cette époque à l'initiative et à l'avantage des femmes); et que par voie de conséquence, un passage en force, pas nécessairement brutal, mais indiscutable et continu, constituait pour les initiateurs de l'échange des couples la meilleure stratégie.

Il s'est ensuite ensuivi ce qui devait s'ensuivre. Carole a refait sa vie probablement sans regret, sans scrupule non plus puisqu'elle a choisi de ne jamais se retourner sur ce qu'elle avait détruit. Elle a eu deux autres enfants avec Guillaume, puis pour autant que je sache elle s'est lassée au point de vouloir à nouveau changer de vie à peu près au bout de dix ans, comme je l'avais prévu et écrit (j'ai un moment désigné Guillaume par l'expression méprisante -on a les consolations qu'on peut- de "nouveau plan décennal"). Ironiquement, elle n'a pas été cette fois en mesure de mettre son départ à exécution, le type avec lequel elle avait envisagé de refaire sa vie, un ami du couple lui aussi, l'ayant éconduite. Guillaume, individu sans honneur ni courage, s'est donc trouvé sauvé de la peine qu'il avait contribué à m'imposer (ce qui aurait été une punition juste, quoique insuffisante en vertu de ce qui s'apparenterait à une sorte de loi du talion tenant en outre compte des conditions de responsabilité respectives des acteurs impliqués) par le simple fait d'avoir bénéficié de la vertu morale d'un tiers, celle-là même dont lui-même n'avait pas su faire preuve au moment où l'occasion lui en avait été donnée. Ce connard ordinaire (je le dis sans méchanceté ni amertume -je ne lui en veux pas plus que je n'en voudrais à une pierre- et d'ailleurs je n'ai jamais cherché à batailler avec lui, je ne me suis jamais adressé qu'à Carole) avait donc dans les deux circonstances principales de sa vie été agi de l'extérieur, et dans les deux cas il avait eu d'autant moins de mérite qu'il avait eu plus de chance. Derrière les apparences du succès, c'est donc bien une vie faible et passive qu'il a vécue, de celles qui feraient horreur à tout individu épris de vertu et de sens de l'honneur, aux antipodes de la morale grecque antique ou de l'esprit de chevalerie par exemple, sans même parler de Nietzsche. Il est probablement trop tard pour qu'il se rachète, je ne vois pas comment il pourrait le faire, et à vrai dire je n'en ai pas grand chose à foutre, je n'éprouve pour lui ni fraternité ni compassion. Qu'il crève ou disparaisse au plus vite et bon débarras, voilà tout ce que j'en pense.

Il est aussi cocasse de remarquer que ce qui avait été considéré par Carole comme inenvisageable avec moi (un retour au foyer d'origine, avec mari et enfants) était subitement devenu acceptable cette seconde fois, invalidant la thèse d'une quelconque impossibilité de principe à ce mouvement. Tout comme, symétriquement, le fait que nous pussions de notre côté, Isabelle et moi, vivre ensemble jusqu'à nous marier vingt ans plus tard, non pas à cause de mais malgré nos enfants, malgré aussi des différences éducatives, culturelles et de caractère sensiblement plus grandes que celles d'avec nos conjoints d'origine, excluait l'hypothèse que nous fussions chacun intrinsèquement impossible à vivre, au moins sur une durée suffisamment longue pour mener à bien l'éducation de notre progéniture. Evidemment, on peut toujours penser que les cas ne sont pas exactement les mêmes, que les compatibilités de personnes ne sont pas comparables et que, finalement, il y a des gens qui s'aiment et d'autres qui ne s'aiment pas, à des degrés divers, que la ligne de partage est fine et que même si tout se joue parfois à peu de choses, cela ne signifie pas pour autant qu'il que ces mouvements d'union et de désunion soient simplement aléatoires ou égoïstes.

Il me paraît cependant toujours probable que Carole et moi aurions pu poursuivre une vie normale, avoir d'autres enfants et des petits-enfants en commun, à leur bénéfice probable. Je crois même que non seulement un tel parcours aurait été possible, mais il aurait été beaucoup plus facile (ainsi que meilleur à de nombreux points de vue) que celui que nous avons connu ensuite. Contrairement à ce que nos filles peuvent imaginer aujourd'hui, nous avons vécu une vie de couple harmonieuse, sans dispute, et nous étions en mesure de nous façonner l'un l'autre, mus par les mêmes principes de liberté, d'indépendance et d'originalité. Ce que nous sommes devenus ensuite, par exemple en termes de goûts décoratifs ou de pratiques de loisir, peut donc se révéler trompeur. De nombreux couples connaîssent une crise de confiance qui se résout ensuite, une crise bien plus considérable que celle ayant frappé Carole en 1993. Et moi je sais, pour en avoir fait l'expérience, qu'un même individu peut connaître deux vies, deux trajectoires, très différentes et apparemment incompatibles, tout en conservant exactement la même personnalité et les mêmes valeurs morales.

Certains individus, en particulier les femmes, justifient l'arbitraire de leurs choix au nom de l'amour. Tout peut être au choix expliqué ou pardonné en vertu de cet argument magique, une rupture devient plus honnête, presque morale et juste, du fait qu'on n'aime plus; une recomposition familiale peut être imposée aux autres parce qu'on aime à nouveau, et ainsi de suite.

Une telle vision des choses gagne cependant à être relativisée. Si l'idée d'amour courtois a fait son apparition dans la culture française au cours du Moyen-âge, elle ne s'est développée au point se transmuter dans la catégorie ultime de l'amour romantique, notamment au sein des classes moyennes et populaires, que dans le courant des XIXème et XXème siècles. Ce lent cheminement a été parallèle à la généralisation de la notion de droit, et notamment de droit individuel et de "droit à", qui s'est progressivement substituée aux notions plus anciennes et plus précises de devoir et de vertu. Le "droit à l'amour", argument implicite sous-tendant l'idéologie du progrès et du bonheur qui définit les conditions de vie des homines festivi contemporains, est devenu sans qu'on s'en aperçoive un formidable encouragement à l'individualisme jouisseur, donc in fine à l'atomisation sociale si bien décrite dans les romans de Houellebecq. Faire passer le sentiment avant le devoir, l'impression subjective avant le constat objectif, revient à inaugurer le règne de l'arbitraire, donc à en revenir à une situation d'affrontement des volontés analogue à celui de la guerre de tous contre tous, mais cette fois sans le secours d'aucune puissance arbitrale. Pour bien comprendre qui est Carole, il suffit de lire la description de la mère de Michel et Bruno, héros jumeaux en miroir des Particules Elémentaires: même capacité à séduire, même intelligence pratique, même nihilisme insu s'abîmant, en fin de vie, dans les limbes d'une sorte d'ésotérisme post-hippie (j'ai appris par mes filles qu'elle conseillait à ses proches, passée la cinquantaine, des conneries aussi colossales que les livres de Marie Lise Labonté, la conclusion ne fait aucun doute).

J'ai l'impression contraire d'avoir mené une vie dont les choix structurants ont été définis selon une règle morale plus que sentimentale, et si c'est bien le cas (c'est-à-dire, si je ne me trompe pas sur mon propre compte), je le revendique avec fierté (et c'est même à vrai dire, dans ma vie, ce dont je suis le plus fier, bien plus que de mes succès scolaires -que je classerais en troisième, ou du sens de l'effort dont j'ai fait preuve concernant mes travaux manuels de rénovation, que je classerais en second). Je ne veux pas dire par là que les sentiments n'ont pas existé ou n'ont pas compté dans mon parcours, je veux dire que, pour autant que je le sache et tout puissants qu'ils aient pu être, ils n'ont commandé, en grande partie parce que je les ai subordonnés à l'exercice de ma volonté, ni ma propre vie, ni surtout celle des autres.

J'ai pratiquement cessé tout contact avec Carole vers 1997, je n'ai plus communiqué, et le plus laconiquement possible, qu'au sujet de détails triviaux de la vie pratique, comme l'heure de passage pour prendre les enfants ou les sommes à inscrire sur la déclaration d'impôts. J'ai cessé les tournures personnelles, à la lecture de nos rares échanges ayant suivi le divorce on ne pourrait même pas dire si je la tutoyais encore. Je ne peux pas vraiment affirmer qu'en agissant ainsi, je me suis totalement comporté en mâle alpha, de toute manière, pour cela, il m'avait manqué l'impulsivité et le courage physique qui auraient pu m'amener à mettre un pain à Guillaume le 2 décembre 1994. Mais on ne peut pas tout à fait être sûr du contraire non plus; il existe peut-être plusieurs façon d'être un Alpha, et au moins puis-je être sûr que j'ai tenté de faire preuve de la plus grande droiture, du plus grand désintéressement. Je précise que je parle bien de droiture au sens de la morale individuelle et idéaliste, celle de Kant et Platon, et nullement d'une quelconque moraline consensuelle ou bourgeoise. En fait, la moraline bourgeoise de la fin du XXème siècle, je l'ai dit, était dans une large mesure passée du côté de Carole, si bien qu'au fur et à mesure que le temps a passé, j'ai perdu un à un tous mes soutiens, et je n'ai plus bénéficié au bout du compte de la part de mes proches, et jusque dans mon noyau familial resserré, que d'une sollicitude relevant de la pitié. Je ne me suis pour ma part jamais soumis à une vision de la situation qu'on pourrait qualifier de féminine, celle, complaisante et variable, dont la domination actuelle sans partage ne prouve cependant nullement la validité universelle (au contraire, serait-on tenté de penser, si l'on considère notre époque comme une époque d'inversion généralisée des repères et valeurs, autrement dit de décadence).

Carole a profité de la situation pour me dépouiller un peu, sans exagération non plus, de tout ce qu'elle pouvait encore tirer de moi, c'est-à-dire le fric bien sûr. Des calculs relativement précis, que je lui ai rappelés deux ou trois fois depuis par honnêteté plus que par intérêt personnel, montrent qu'à la fin des études de nos filles, elle me devait quelque chose comme deux ou trois années de salaire net). Bien sûr cela ne pèse rien par rapport au tort causé par rapport à la longueur et la qualité des chaînes éducatives et symboliques brisées ou substituées, ce point de détail reste sans doute significatif de sa perspective à elle, de son égoïsme pragmatique et mesquin, et aussi, faut-il le dire, et contrairement aux apparences, si tristement dépourvu de spiritualité.

Mon sentiment rétrospectif est d'ailleurs que même si Carole a failli sur le plan moral, ce qui me paraît aujourd'hui acquis, il n'était pas fatal que cela advînt. C'est la raison pour laquelle je n'ai pas de regrets certains quand je repense aux années de vie commune. A ce moment en effet, tout restait encore possible. En la matière une approche existentialiste me semble adéquate: un individu se définit principalement par la façon dont il agit, dans l'épreuve quotidienne et soudain aux moments cruciaux de sa vie, qui surviennent parfois sans avertissement (on pense par exemple à la réaction héroïque de certains face à une situation d'accident, au moment ou d'autres opteraient spontanément pour la soumission ou la fuite). Il n'existe pas de fatalité ontologique, Iris et Eléa ne sont donc pas redevable des choix de leur mère.

Pour défendre mon point de vue je n'entrerai ici pas dans le détail, je ne citerai pas d'extraits de nos courriers (et pourtant, Dieu qu'ils seraient édifiants), je n'insisterai pas sur les éléments les plus sordides (et pourtant, Dieu qu'ils seraient significatifs), je crois qu'il s'agirait d'une entreprise lourde et en partie contreproductive. Je ne souhaite pas "monter un dossier", à la façon de ce qu'on ferait face à un tribunal chargé de définir, à la lecture des documents soumis par deux parties opposées, une solution de compromis. En la matière, je ne crois pas qu'on puisse raisonner en "coupant la poire en deux", en relativisant la position des uns et des autres. C'est une question de bonne foi. Je ne peux que m'en remettre à la confiance du lecteur, rien de plus, au mérite de ce qu'il peut percevoir de franchise et de précision dans ma façon de rapporter l'histoire en restant capable, quand il le faut, de tout biais de subjectivité excessif.

Je n'ai jamais projeté aucune réconciliation ni aucun pardon avec Carole et Guillaume. Je n'éprouve pour autant aucune jalousie vis-à-vis de leur parcours, bien au contraire: s'il m'était donné d'échanger ma position avec la leur, je refuserais aussitôt, je me sentirais couvert de honte à la simple idée d'envisager la possibilité de vivre d'une manière aussi déshonorante (je ne vois pas non plus par ailleurs l'intérêt d'une vie ayant opté pour la défaite de l'intelligence, mais c'est un autre problème, plus complexe et plus général). Au moment de la rupture, de cet épisode d'apnée que je décrivais plus haut, Carole formulait l'hypothèse, et peut-être l'espoir, que le temps arrangerait les choses, que la détermination de mon refus s'adoucirait. Les expériences de psychologie plaident en effet en ce sens: avec le temps, les témoignages au sujet des épisodes traumatisants du passé deviennent moins catégoriques, tout semble enveloppé d'une sorte de flou artistique, d'une brume vaporeuse qui gomme les détails et réduit les constrastes. Avec moi, c'est raté; presque trente ans après, et désormais très probablement jusqu'à la mort, comme la réalité de ce texte l'atteste performativement, l'intensité de mon refus est restée en tout point identique.

Je trouve certes plutôt injuste que nos filles gardent des relations, et même plutôt de bonnes relations, avec des individus dont je sais la bassesse. Elles s'adressent à eux avec naturel, elles se rendent à leurs fêtes de famille, partagent avec décontraction des moments d'humour ou de complicité, leur demandent de menus services, ce genre de choses, comme si elles, de leur côté, leur avaient pardonné, ignoraient leur bassesse morale, étaient incapables d'imaginer les bénéfices qu'elles auraient pu tirer d'un autre scénario, ou plus probablement avaient décidé de s'abstenir de juger leurs choix, finalement noyés plus tard dans d'autres choix de vie, nombreux et variés, voire s'en foutaient un peu, les considérant comme des vestiges d'un passé révolu, un tel oubli se révélant d'autant plus naturel que Carole et Guillaume se comportent par ailleurs à bien des égards comme des personnes certes un peu futiles, mais le plus souvent sympathiques et dans une certaine mesure normales. Elles seraient au contraire à mon sens tout à fait fondées à les juger, éventuellement à les condamner, et si un jour elles le font j'en serai heureux, même si je n'ai jamais réellement agi pour activer cette hypothèse, ne souhaitant pas en être la cause effective principale, cause qui limiterait leur liberté de discernement. Un tel choix implique en effet un certain coût psycho-affectif, le mécanisme d'origine du chantage lié au déchirement familial gardant toute sa force opératoire, et je ne vois pas pourquoi elles devraient payer ce coût si elles ne s'en sentent pas la capacité ni n'en voient l'impératif moral. S'il existe quelque chose qui ressemble au jugement des âmes, à un tribunal dirigé par un dieu omniscient, le châtiment de Carole et Guillaume sera de toute manière exactement celui qu'ils méritent, ni plus ni moins, je veux parler de la conscience enfin acquise, claire et parfaite, du mal qu'ils ont causé, sans possibilité de retour en arrière (en ce sens d'ailleurs, l'enfer se confond avec le paradis, il s'agit simplement d'un au-delà de clairvoyance irréversible, voilà tout). Ce que Carole et Guillaume peuvent faire désormais dans la vie réelle aura d'ailleurs encore sans doute un certain poids dans la balance finale, comme le dit le dicton paysan "c'est à la fin de la foire qu'on compte les bouses". Ils peuvent toujours vivre une vie prospère, connaître le confort matériel, multiplier les amis, organiser des fêtes conviviales et joyeuses, gagner même le pardon, l'adhésion ou l'affection de nos enfants communs; mais ils ne peuvent empêcher que les principaux instants de vérité de leur existence sont désormais passés, qu'ils se sont exclus à ce moment en toute connaissance de cause, à mesure de leur intelligence respective, de tout idéal d'éthique de réciprocité. Peut-être paradoxalement n'ont-ils pas eu de chance, je veux bien admettre ce point, car leur partie était plus difficile qu'il y paraît, avec des conjoints exigeants rencontrés trop jeunes, une situation d'inversion de couples qui a brutalement élevé les enjeux et rendu plus improbable une solution de compromis.

On pourrait à ce propos faire remarquer que Carole et Guillaume ne m'ont nullement obligé, ni même véritablement incité (sauf peut-être au tout début) à vivre avec Isabelle et ses filles la vie de famille difficile que j'ai connue ensuite, et qu'il est dès lors injuste de leur attribuer exclusivement la responsabilité de cet échec. Pour bien comprendre ce point, il faut expliquer que ma position a toujours été, après la rupture, de faire passer les intérêts d'Isabelle avant les miens, ou au moins de les considérer à égalité c'est difficile à dire, c'est-à-dire d'agir précisément selon le schéma éthique dont eux-mêmes n'avaient pas été capables. J'ai toujours laissé Isabelle libre de partir ou de rester avec moi, sans cacher ce que je croyais pouvoir ou ne pas pouvoir lui offrir dans les deux cas, je me suis principalement adapté à ses choix, dans la mesure de mes possibilités, et ceci dès le début, alors même que nous n'avions pas encore atteint le niveau de fidélité mutuelle qu'on est en droit d'attendre de son conjoint au sein d'un couple établi. Bien sûr, nous nous sommes peut-être trompés dans ces choix, mais si cela a été le cas nos erreurs ont été, en tout cas pour ma part je peux l'affirmer, aussi sincères et désintéressées que possible. Si Carole et Guillaume n'ont pas été à la hauteur de ce niveau de jeu, c'est plus probablement par faiblesse que par malignité, mais voilà, c'est ainsi. L'histoire est écrite, on ne peut revenir dessus.

On pourrait aussi faire remarquer que Carole et Guillaume, après avoir fait beaucoup de mal, ont aussi contribué au monde d'une façon qu'on pourrait juger bonne: ils ont eu d'autres enfants et il est possible qu'ils s'en soient raisonnablement bien occupés; ils ont aménagé une grande maison à la campagne; ils ont créé, à leur mesure, de la vie et peut-être de la beauté. Je ne peux juger de cet aspect des choses, j'en sais trop peu de choses, ayant toujours refusé de simplement en prendre connaissance; mais je peux l'envisager sur le plan théorique. C'est donc aussi sur ce plan théorique que je demande au lecteur à ce propos de considérer l'important sophisme de la vitre cassée, et de tenter de l'appliquer, non pas au champ de l'économie dans lequel Frédéric Bastiat l'a initialement énoncée, mais dans celui de l'action humaine en général. Pour considérer le bienfondé d'une action donnée, ce qui ne se voit pas compte évidemment autant que ce qui se voit, et donc ce n'est pas à l'inexistence de ce qui existe effectivement à l'issue d'un choix qu'il faut comparer un état du monde donné (et même longtemps après, lorsque de nombreuses chaînes causales se sont déployées), mais bel et bien à ce qui aurait pu exister à la place. C'est là un point fondamental de toute doctrine morale au moins partiellement conséquentialiste. Dans le cas qui m'intéresse, ce à quoi il faut comparer la situation actuelle, les enfants qui sont nés depuis la rupture, les événements heureux et malheureux qui se sont produits, ce n'est pas à leur inexistence, mais à l'existence d'autres enfants, éventuellement nés d'autres parents, d'autres événements heureux et malheureux, etc. On m'objectera que les possibilités étant infiment nombreuses, cette hypothèse d'école ne mène à rien. Ce point de vue relativiste est en partie vrai, mais on peut tout de même se référer à mon étude sur les conséquences du divorce pour conclure que, selon une vision bayésienne, puisque Carole et moi n'entretenions pas de relations d'hostilité, l'ensemble des possibles définis par le maintien d'une vie de famille unie et l'éducation commune de nos enfants (nés et potentiellement à naître) aurait probablement été globalement préférable à l'ensemble complémentaire, au moins pour les enfants en question.

Symétriquement, pour défendre le point de vue inverse, on peut évoquer la notion de destruction créatrice popularisée par Schumpeter pour justifier l'idée selon laquelle il faut parfois démolir pour pouvoir reconstruire, selon le bon dicton "on ne fait pas d'omelettes sans casser des oeufs": ce serait ignorer qu'au moins dans le champ de l'économie dans lequel (comme le sophisme de la vitre cassée) elle a été initialement développée, la technologie agit comme une sorte d'externalité fatale mais finalement positive (au moins en termes de gain de confort et de puissance pour la société tout entière) qui initie et justifie a posteriori le mouvement perpétuel qu'elle imprime au cours des choses. La situation n'est pas transposable au champ des passions humaines du simple fait que la notion de "progrès sentimental" au cours d'une vie paraît, pour le moins, douteuse (je tends plutôt à penser au contraire, comme Houellebecq, que l'adulte n'est qu'un adolescent diminué). Me concernant, j'ai le sentiment que j'aurais pu vivre une vie de couple et de famille avec nombre de femmes aux profils différents, et je ne me départis pas de l'idée que le succès d'une union dépend davantage de l'effort actif de chacun de ses membres (notamment sur lui-même) que d'un mystérieux facteur externe de fit que personne ne contrôlerait, qui relèverait, in fine, du hasard ou du destin, et dont l'évocation bien pratique ne masque le plus souvent qu'une pure volonté de pouvoir bien mal travestie.

On trouvera peut-être mon jugement exagéré. Au fond, Carole et Guillaume, au-delà de leurs qualités et défauts respectifs, n'ont rien fait d'autre que plaquer leurs époux respectifs, certes unilatéralement et sans scrupules, pour reconstruire ensemble un foyer à peu près fonctionnel; il n'y a là rien que de très banal, c'est quelque chose qui arrive tout le temps, ce n'est certes pas très joli joli mais ce n'est pas non plus si grave et il n'y a, en quelque sorte, pas de quoi en faire un plat, d'autant qu'on peut très bien comprendre une situation ou, sans justification, on en a simplement marre de la présence de l'autre. L'argument est simple mais efficace, et je m'y rendrais sans doute, au motif de la liberté de choix individuelle, si des enfants n'étaient pas impliqués dans l'histoire, ce qui pose la double question de a) leur intérêt en tant qu'enfants d'une part, mais aussi de b) l'intérêt des parents quittés, involontairement privés de leur descendance (et j'emploie le mot de "descendance" à dessein, car pas plus que pour les enfants, les petits-enfants n'auront avec leurs grands-parents séparés ni plus généralement avec leur famille les mêmes relations qu'avec des grands-parents unis, la situation se prolonge sans fin aux générations ultérieures), on parle donc là des décisions les plus importantes de leur vie prises par des individus adultes, supposément responsables, en pleine possession de leurs moyens, qui ne se peuvent se comparer, en ordre de grandeur, qu'à un engagement militaire ou criminel, à la rigueur sacerdotal, rien d'autre de moins vital.

a) Je pense que les enfants ne sont pas forcément de bons juges de la situation qui leur est imposée. Afin de ne pas trop souffrir, ou pour des raisons relevant de la théorie de la dissonance cognitive, ils sont peut-être psychologiquement obligés de se contenter, voire de revendiquer, la vie et l'éducation qu'ils ont reçues. Il ne s'agit même pas pour eux de faire contre fortune bon coeur, mais d'adhérer à la seule expérience existentielle qui soit la leur et qui leur permette de se construire en tant qu'individus cohérents. C'est un peu comme l'argument selon lequel l'intelligence est l'une des choses les mieux partagées du monde, puisque quelle que soit la quantité dont on dispose, on a toujours le sentiment d'en avoir suffisamment, sans que ce sentiment puisse donc prouver quoi que ce soit.

C'est donc principalement de l'extérieur, à titre général et objectivement qu'on peut/doit considérer que les divorces, toutes choses égales par ailleurs, sont nuisibles pour les enfants, et que leurs initiateurs, surtout lorsqu'ils s'opposent en cette décision à la position de l'autre géniteur tout en n'étant eux-mêmes motivés que par leur bénéfice affectif propre, se comportent comme de mauvais parents, et se discréditent d'autant. Il s'agit évidemment là d'un tabou majeur de l'époque, d'un de ses points aveugles principaux; mais il n'en demeure pas moins qu'il s'agit aussi d'une vérité morale essentielle.

b) Concernant le préjudice causé à l'autre parent, on a affaire à un tout autre problème, et on voit mal quel autre critère utiliser, pour juger de la valeur morale de la décision prise, que le consentement de cet autre parent à cette décision. C'est pourquoi il me paraît dans mon cas important, après avoir initialement signifié mon refus de la rupture à tous autant que je l'ai pu et par tous les moyens (à l'exception de la phase d'attente évoquée plus haut) d'affirmer et de répéter, même et surtout longtemps après, mon opposition radicale au divorce demandé par Carole. Je connais l'argument chrétien rappelé par Kundera dans La plaisanterie, selon lequel celui qui ne pardonne pas vit en enfer. J'accepte en partie cet argument, et j'ai d'ailleurs souvent eu le sentiment de vivre effectivement ici-bas une sorte d'enfer. Mais l'argument utilitariste selon lequel il faudrait pardonner pour alléger ses souffrances ne me touche guère, car il ne repose sur aucune autre base morale que celle d'un utilitarisme auquel je n'adhère pas (d'ailleurs, si j'avais été utilitariste, j'aurais plus simplement pu assassiner Carole et Guillaume vers 1996, j'aurais simplement fait un peu de prison pour crime passionnel, ce qui m'aurait permis d'écrire un ou deux livres, cela aurait été tout bénéfice pour moi). Il me paraît parfois au contraire moralement capital de ne pas pardonner, au point d'être prêt à en payer le prix, quelque élevé qu'il puisse être. Et c'est exactement comme cela que je souhaite que ma position soit comprise: celle d'un choix exclusif entre ma position et celle de Carole, sans compromis possible. Ni oubli ni pardon, jamais.

Dans ces conditions, on s'en doute, la vie suivant la rupture a été difficile, beaucoup plus que n'importe quelle autre phase ayant précédé (comme pour la douleur, chaque individu ne peut être renvoyé, au sujet de l'évaluation de son sentiment de bien-être ou de malheur, qu'à sa propre expérience). Je n'ai pourtant jamais durablement considéré l'hypothèse du suicide, trop incompatible avec la distribution de probabilités que j'assigne aux rares options métaphysiques pouvant encore être tenues pour vraisemblables, mais on peut tout de même noter que pour tenir le coup, ce que je considérais aussi comme impératif pour ne pas causer de tort à mes proches, j'ai précisément dû porter une attention démesurée à ces options pour parvenir à justifier théoriquement le bienfondé de ma survie. Je considère depuis longtemps que la vie d'un homme ne lui appartient pas (je veux dire que chacun peut agir comme il veut dans les limites de sa responsabilité bien sûr, je tiens la liberté pour une valeur cardinale, mais on n'a sans doute juste pas le droit de se supprimer, de tourner le bouton du jeu de la vie sur "off"; même dans une perspective laïque, sauf handicap grave ou douleur physique intense incurable, rares me semblent les cas où il me semblerait acceptable de se suicider avant la disparition de ses propres parents, par exemple). Tout s'est donc plutôt passé comme si, quoique persuadé que ma vie ne valait plus vraiment la peine d'être vécue, quelle qu'en soit l'issue, par rapport à celles que je pouvais imaginer dans d'autres branes (en un sens légèrement différent de celui de la théorie des mondes multiples, selon lequel la probabilité est l'une des dimensions du monde, articulable avec les dimensions strictement physiques), il était cependant obligatoire pour moi d'aller jusqu'au bout, ne serait-ce que pour mettre à l'épreuve ma constance morale, dans une sorte de prolongement indéfini ou de profession de foi permanente de ma posture post-solipsiste. C'est sur cette ligne principale que j'ai vécu depuis, et à partir de laquelle j'ai conçu le système métaphysique qui me guide encore.

Sur le plan matériel, Isabelle et moi avons un peu cohabité pendant les premières années, dans différents logements et principalement dans la grande maison que j'avais achetée à Carquefou, après que Carole et Guillaume me l'aient abandonnée pour aller vivre à une vingtaine de kilomètres au sud de Nantes. Isabelle a pour sa part pris plusieurs locations indépendantes, d'abord à la Chapelle-sur-Erdre puis à la Bréchetière, un petit hameau de Carquefou, locations dans lesquelles je passais un peu de temps en l'absence de mes filles.

Ces expériences de cohabitation ne se sont pas bien passées. Surdéterminé par la notion de lignage et de filiation, il m'était pratiquement impossible de vivre avec les enfants de quelqu'un d'autre, a fortiori de quelqu'un qui tenait dans mon histoire le rôle d'un rival destructeur (ou pour être plus précis de l'allié fidèle du principal agent de destruction de ma vie), et d'accréditer ainsi logiquement, par effet de symétrie, l'abandon symbolique de ma postérité. De son côté, après quelques mois/années initiaux de combat, Isabelle s'était ralliée au projet d'une vie commune avec moi, même difficile, mais son désir sincère, même assorti de compromis d'autant plus importants que nombre de nos normes et valeurs étaient de surcroît éloignés, était insuffisant à changer la donne du problème.

Conscient du blocage avéré de la situation, nous avons tenté de trouver une autre solution. Elle s'est présentée en 1999 sous la forme d'un ami vétérinaire qui avait fait ses études en même temps que Guillaume. C'était un type attachant et droit, indépendant et entreprenant, doué d'une touche d'humour caustique, nommé Arnaud D.; il avait les mêmes centres d'intérêt que Guillaume, et peut-être pas beaucoup plus d'esprit de finesse, mais il avait incontestablement une dimension morale (donc peut-être spirituelle) en plus, probablement en raison de son origine bourgeoise. Fils de bonne famille, digne de confiance, il représentait pour Isabelle une voie de sortie possible vers le haut. Il semblait capable de ce qui m'était impossible: reconstruire avec elle une vie de famille heureuse, élever d'autres enfants dans la joie. Nous avons donc tous les trois convenu, d'une manière équilibrée et respectueuse, qu'il était préférable qu'Isabelle et moi nous sépariâmes et qu'elle et Arnaud tentassent l'expérience d'une nouvelle vie, si possible indépendante de la précédente.

Nous avons donc rompu d'un commun accord, cela n'a d'ailleurs été ni la première ni la dernière fois, et Isabelle a essayé de vivre avec Arnaud. L'expérience a fait long feu. Arnaud était installé au nord de la Bretagne et Isabelle travaillait toujours à Nantes, ils ne pouvaient donc se voir que le week-end. J'évitais personnellement d'interagir avec le nouveau couple, mais la proximité de nos habitations ne facilitait pas la rupture psychologique. Les repères visuels, les habitudes de trajet, étaient inchangés.

Il est venu un moment, rapidement, quelques mois après le début de cette tentative, symboliquement liée à l'éclipse totale de soleil que nous avons contemplée tous les trois sur la falaise des Petites-Dalles, où la question d'un nouveau déménagement s'est posée. Isabelle devait choisir entre rester à Nantes ou partir à plusieurs heures de route de là, donc abandonner son métier, ses amis, et aussi ma présence. Je ne sais pas exactement pourquoi elle a renoncé à le faire, en la matière, c'est vraiment elle seule qui a décidé. Mais en conséquence et en quelques jours, Arnaud a coupé toute relation avec elle, il est parti à l'étranger sans donner de nouvelles, nous ne l'avons jamais revu. Une ou plusieurs nouvelles vies possibles se sont jouées à cet instant, avec d'innombrables conséquences en chaîne ayant désormais disparu dans les limbes de l'inconnu.

Un futur lecteur hypothétique, cherchant à reconstituer certains éléments de ma biographie au moyen des différents textes et informations résiduels au moment de son analyse, pourrait se tromper sur mon état d’esprit des années 1994 et suivantes, en postulant comme facteur explicatif de mes souffrances une mélancolie ou une jalousie de nature essentiellement amoureuse. Rien ne serait, je crois, plus éloigné de la réalité. Je ne suis pas spécialement sentimental; je n’ai que peu souffert de ma séparation/mon divorce sous l’angle amoureux; mon souhait, à cette époque, n’était pas spécialement que Carole éprouvât à nouveau un élan physique ou spirituel vers moi (en somme, je n’ambitionnais pas de reconquérir son affection); au contraire, l’effacement des sentiments qu’on pourrait qualifier de primaires (passion amoureuse) me semblait plutôt de bon augure dans la perspective d’une vie sage, et de centres d’intérêt estimables en partie partagés; ce que je voulais, c’était vivre une vie de famille paisible incluant mes enfants, propice au meilleur développement intellectuel et spirituel possibles, et c’est justement parce que c’était tout à fait possible concrètement, en faisant abstraction de considérations sentimentales qui me paraissaient à la fois indéfinies et superflues, que je trouvais rageant de nous voir cette vie interdite, à moi et mes filles, qui plus est par des agents s’appuyant sur des arguments sentimentaux pour des raisons rhétoriques (rendant difficile toute contradiction de fond) masquant mal la réalité (égoïste et utilitariste) de leurs propres enjeux: Carole, pas spécialement sentimentale non plus; l’institution judiciaire, par nature hermétique à toute considération de ce type. Dans ma vie, j’ai le plus souvent vu, autour de moi, les discours sentimentaux utilisés comme outils de pouvoir, probablement le plus souvent inconsciemment, dans un sens se conjuguant rarement avec celui du bien commun. Je n’ai par exemple presque jamais vu un individu capable de déléguer à son partenaire, absolument sans l’influencer, le choix de rester ou non en couple avec lui (ce que j’ai fait dans le cas d’Isabelle et Arnaud). Je n’ai pas connaissance du cas d’autres personnes qui, sans même se poser la question de savoir si elles aiment ou non elles-mêmes, ou plutôt en renonçant par anticipation à répondre à cette question en partie parce qu’elles la trouvent dépourvue de sens tant que n’a pas été précisément défini le terme polysémique d’ « amour », tant que la notion absolue et intégrale d'amour n'a pas été remplacée par celle, plus douce et plus vraie, de "moments d'amour", acceptent de rester en couple parce que leur partenaire, lui, affirme son amour, généralement sans preuve ni possibilité de preuve (ce que j’ai fait avec Isabelle). J’ai en revanche souvent vu des couples se briser parce que A préférait gagner +1, même si B perdait -10 (cas de Carole vis-à-vis de moi, les chiffres sont évidemment indicatifs, toute échelle de mesure de la douleur ou du plaisir est de toute manière hautement contestable).

Quoi qu'il en soit, après l'épisode avorté d'une vie possible avec Arnaud, nous en sommes restés là, dans nos maisons respectives et nos vies impossibles à réconcilier. Considérant cette situation comme désormais établie, Isabelle m'a demandé un dernier service: l'aider à acheter une petite maison où elle pourrait s'installer, seule avec ses filles. C'est alors que je me suis mis à la construction.

Contrairement à ce que les gens croient parfois, je n'ai qu'un intérêt limité pour le bricolage, la rénovation et la décoration, et c'est au départ pour des raisons économiques (quoique il s'agisse d'une économie théorique excluant largement la notion libérale de division des tâches, et tentant d'une manière un peu vaine de relier dans une logique méritocratique la production au travail effectif -mais qu'est-ce au fond qu'un travail effectif?) que j'y ai consacré autant de temps, et aussi parce que, quoique en grande partie absurde, c'était au moins une activité possible; une activité, également, compréhensible par les tiers, au même titre que les voyages; presque un sujet de conversation de diversion, en fait; tout le monde bricole ou voyage un peu de nos jours, fait de la photographie; il me suffisait de me plonger dans ces activités avec suffisamment d'énergie pour rassurer mon entourage en lui laissant croire que ma vie prenait sens par rapport à elles alors que, pour ma part, je ne les ai jamais considérées autrement que comme tout à fait futiles, et plutôt moins intéressantes, à titre de comparaison, que le tennis ou le Rubik's cube. Je n'avais auparavant presque aucune connaissance en la matière, et indépendamment du fait que j'ai toujours aimé les plans, les Lego et les Kapla, je n'avais pour les réalisations pratiques que peu de considération.

J'ai commencé en 1998, je crois, la date est un peu floue mais je me souviens très bien du geste inaugural. Il s'agissait d'aménager de petites chambrettes dans les combles de la maison de Carquefou. Des fenêtres de toit s'imposaient. Il a fallu couper des chevrons. J'avais réuni un peu de documentation, et levé quelques tuiles, beaucoup plus facilement que je ne l'aurais imaginé. Je tenais une scie égoïne à la main, je m'apprêtais à découper le bois sans retour en arrière possible.

J'ai marqué un temps d'arrêt, puis j'ai estimé que je n'avais de toute manière pas grand chose à perdre, et j'ai commencé à scier.

A partir de là j'ai enchaîné de longues années de travaux, plus de vingt ans au total. J'ai effectivement réalisé ces combles, avec un peu d'aide d'Arnaud et Isabelle au départ, puis essentiellement seul. Mais aussi un abri de jardin, puis un bûcher, puis un auvent pour garer une voiture supplémentaire. Quand Isabelle a effectivement acheté une petite maison à Nantes, j'ai entièrement rénové la maison (le geste inaugural prenant cette fois la forme d'un coup de masse dans un mur de parpaings), avec plus d'ambition cette fois. J'ai déposé le toit (couverture et charpente), construit une cheminée, un plancher à l'étage, rehaussé les murs, remonté une nouvelle charpente et la couverture, créé un plancher sur tout l'étage, mis en place un conduit de fumée et une cheminée, refait la presque totalité de l'électricité, une partie du chauffage central, de la plomberie. Puis j'ai construit au fond du jardin un studio d'habitation permettant un petit revenu locatif d'appoint.

Quelques années plus tard, j'ai revendu la maison de Carquefou et récidivé à Nantes; j'ai à nouveau refait la plus grande partie d'une toiture, construit cette fois trois studios de location à partir de rien, créé plusieurs salles de bains, et un appartement complet de six pièces.

Puis en 2010 j'ai acheté une maison encore plus grande en Normandie, et les travaux d'emménagement ont repris. Bref, vingt ans après avoir scié mon premier chevron, j'avais pratiqué tous les corps de métier, du terrassement à la peinture en passant par la plomberie ou la fumisterie, j'avais construit une quinzaine de salles de bains, sept cuisines, installé dix-sept fenêtres de toit, mis ou remis en place plusieurs centaines de mètres carrés de plancher et de couverture. Tout cela sans compter les aménagements de jardin, terrasses, balcon, escaliers, bassins, plantations; puis l'entretien permanent de l'ensemble au quotidien. Et tout cela, à peu près seul. L'ensemble représente des milliers d'heures d'effort, des dizaines d'erreurs qu'il faut ensuite réparer, de la rage et de l'insatisfaction entrecoupée de rares moments d'euphorie; je le vois surtout comme une sorte d'épreuve physique et mentale difficile et dans l'ensemble ingrate, une sorte de bagarre avec la réalité, presque une pénitence (pour renvoyer à une image cinématographique, je choisirais la magnifique scène du film Mission où Robert de Niro trace son chemin de croix le long des chutes du Parana, même si celle-ci finit par s'abîmer dans la non moins magnifique scène du pardon qui, elle, n'a pas d'équivalent dans mon cas). Je suis au fond devenu en partie un médiocre mais tenace "mandarin terrassier" pour reprendre l'expression dont Benoît m'avait un jour affublé, avec une improbable prescience, bien des années plus tôt.

Ces réalisations ne me rendent pas exagérément fier, quoique il me semble qu'elles ont requis de ma part un bien plus grand effort que celui que j'ai consacré à mes études, à titre de comparaison. Je n'ai pourtant même pas le sentiment d'être spécialement un bon bricoleur, juste un travailleur assez créatif et opiniâtre, ponctuellement capable d'une grande concentration. Mais bon, au moins cette expérience dans le bâtiment m'a-t-elle permis d'atteindre, quoique d'une manière imprévue, une modeste mais réelle autonomie financière; et surtout m'a-t-elle aussi permis de rester au contact d'une certaine réalité, de développer une compréhension du monde beaucoup plus concrète et polyvalente, m'aidant à maintenir la possibilité d'un dialogue avec des gens ordinaires (je le dis absolument sans condescendance, il est juste vrai que mes exceptionnelles prédispositions à l'abstraction tendent à me couper du monde, c'est un fait dont je ne souffre guère mais qui peut provoquer l'incompréhension de mes proches).

Mes filles ont bien grandi, j'ai toujours cherché à les protéger des aspects négatifs de la situation qui leur était imposée, du chantage de fait dont leur épanouissement personnel avait fait l'objet dans le règlement du divorce, et je crois que j'ai en partie réussi à le faire.

Nous avons fait quelques voyages ensemble tous les trois, à l'étranger parfois, comme à Bali, en Egypte ou en Espagne, ou plus tard plusieurs fois au ski. Cela nous a permis de créer une proto-cellule familiale limitée mais réelle, logée au sein d'un réseau de relations rendu complexe par la recomposition étrange et indésirable qu'il nous fallait accepter de vivre, pleine de symétries et d'anti-symétries. Je me pose rarement la question de savoir ce qu'elles seraient devenues au sein d'un foyer uni, et si je ne doute pas que nos relations eussent été plus fréquentes et profondes, je ne cherche pas à examiner le détail douloureux des différences probables, je me dis simplement que j'aurais pu leur transmettre davantage, sans doute bien davantage, leur accorder nettement plus de temps, y compris à l'âge adulte, avec naturel et sans les innombrables complications en chaîne causées par une recomposition imposée. Je ne peux pas quantifier cette affirmation, je suis simplement convaincu que sans le bouleversement familial que nous avons traversé, le chantage connexe et les impasses logiques et affectives, nous aurions ouvert d'autres possibilités, notamment par une allocation du temps toute différente, mais je ne peux guère insister sur ce point sans risquer de créer des frustrations stériles -pour moi ça va, j'ai l'impression d'être immunisé, mais pour elles, il est sans doute préférable, tout en maintenant la certitude de l'affirmation, de rester simplement évasif à son sujet. Parallèlement, avec aussi quelques interférences bien sûr, ma vie avec Isabelle s'est lentement, très lentement, normalisée, au moins du point de vue d'un regard extérieur. Nous avons vécu dans des maisons séparées jusqu'en 2015 à peu près, puis une fois les filles toutes plus ou moins indépendantes, nous avons enfin fini par vivre ensemble à temps complet.

A partir de 2006 environ, nous avons fixé l'échéance d'un changement de vie radical aux alentours de 2016, soit la fin des études des filles. Cette échéance a été à peu près respectée, quoique pas sous la forme initialement imaginée.

Lorsque le projet est né, j'ai commencé à coller sur un tiroir de mon bureau, à Audencia, des Post-it de compte à rebours. Le temps a passé et j'ai tenu bon. Je suis allé, comme disent certains manifestants ou certains sportifs, "jusqu'au bout".

Quelques-uns des Post-it du compte à rebours commencé en 2005, je sais être patient

Le projet initial était de partir, de rompre toute attache, un peu comme Jacques Brel l'avait fait en son temps, bien sûr dans son cas au faîte de la gloire, mais que cela change-t-il au fond? Je ne sais pas exactement à quel moment je suis pour la première fois tombé sur ces interviewes du grand chanteur Belge, d'une sincérité remarquable, réalisées vers la fin de sa vie (il a sans doute fallu attendre l'avènement de Youtube), mais je partage une grande partie de ses analyses au sujet de la liberté et de la poursuite des rêves (par exemple résumées dans sa chanson "La quête"); et ceci malgré mon inclination contraire au respect de la loi morale et de la responsabilité; c'est le drame, évidemment, de tout Européen honnête de ces générations-là; malgré aussi, c'est un autre point important, l'effacement progressif dans le monde de toute possibilité d'aventure, en proportion de son arraisonnement par un système technique servi par une hyperclasse mondiale d'inspiration essentiellement matérialiste.

Autour de 2007, une importante bifurcation s'est présentée dans ma vie. Isabelle et moi avons en effet envisagé d'avoir un nouvel enfant. Isabelle l'aurait accepté des années plus tôt, mais pas moi. Conçu à ce moment, il serait né à peu près à la majorité de mes filles; je pouvais donc l'envisager comme une seconde génération indépendante de la première, c'était à peu près compatible avec ma représentation du monde. Les premières tentatives n'ont rien donné, la fertilité des femmes baisse rapidement après l'âge de 30 ans. Nous avons recouru à une FIV, ça s'est joué à peu de choses. Au début ça ne marchait pas, puis un embryon s'est formé, nous en avons gardé la trace sous la forme d'un unique cliché d'échographie. Malheureusement peut-être, cet embryon ne s'est pas accroché. C'était un autre moment de notre vie déchirant et fondateur, que nous avons accepté avec fatalisme, sans doute suffisamment abattus par les malheurs nous ayant frappés antérieurement depuis le départ de nos conjoints.

La vie n'avait pas voulu de nous, nous ne voulions donc plus de la vie. Du moins pas moi, pas celle-là, malheureuse et bornée, d'une certaine manière proprement impossible compte tenu des données de son énoncé. Il faut ajouter que notre situation de famille, qui à elle seule aurait justifié d'un tel refus, se trouvait doublée d'une situation sociale et culturelle de plus en plus difficile à vivre. Je renvoie le lecteur, sur ce chapitre, aux textes d'analyses que j'ai publiés ailleurs, ou plus généralement à ceux des auteurs que je cite souvent en référence. Il suffira de dire ici que l'évolution de la société française de ces années-là nous est essentiellement apparue comme une décomposition ou une décadence, presque un suicide pour reprendre les termes d'Eric Zemmour ou Douglas Murray, et qu'à partir du moment où ce diagnostic a été posé nous avons, avec de plus en plus de fermeté, souhaité quitter la ville de Nantes et les emplois que nous y occupions, beaucoup trop intégrés à notre goût à cette société libérale-libertaire dont nous déplorions les dérives. Notre départ a donc également été pensé comme un geste politique, et lorsque nous l'avons en partie présenté comme tel lors de la négociation de la rupture avec nos employeurs, nous n'avons en fait pas rencontré de résistance, tant le système dans lequel nous nous trouvions emprisonné, pour omniprésent et hégémonique qu'il fût en apparence au niveau social et culturel, était en même temps en voie avancée de pourrissement, comme miné de l'intérieur.

Nous avons d'abord conçu l'idée de partir par la mer, loin et définitivement, de vivre quelque chose comme un coconut milk run en catamaran qui se serait interrompu du côté de Tahiti, comme cela avait été le cas pour Brel, Moitessier ou Gerbault.

Mais rien ne pressait. Nous avions plusieurs années devant nous pour adapter nos projets aux circonstances. J'ai commencé à me documenter sur la vie en bateau, les conseils de traversée, les aménagements possibles. J'ai fait deux ou trois sorties en mer, ainsi qu'une petite croisière aux îles Vierges Britanniques avec Isabelle et notre voisin Bertrand. J'ai participé à un stage de manoeuvres de port sur la côte Atlantique. Tout cela ne nous convainquait qu'à moitié. Nous n'avions pas d'hostilité particulière pour la mer, mais ne nous sentions pas nous plus particulièrement attirés par elle, au contraire des vrais amoureux de la vie en bateau. A nos yeux, le voilier était surtout un moyen de vivre sur l'eau, en particulier sous les tropiques, et non un objectif en lui-même. Nous n'avions aucune envie particulière de régates, de remontées au vent au près serré ou de traversées houleuses. En bref, au tiers de notre compte à rebours, nous étions encore en pleine hésitation.

Puis s'est présentée, sans que nous l'ayons vraiment anticipée, une ouverture d'une tout autre nature. On pourrait dire que c'est la faute à Internet, ou au site Leboncoin.com, ce serait assez exact. Un jour, je suis tombé par hasard sur une annonce proposant la vente de l'ancien hôtel central des Petites-Dalles à un prix abordable. Nous sommes allés le visiter, par curiosité, avec dans le coin de notre esprit le projet improbable de lui donner une nouvelle vie. Le bâtiment était largement infesté de mérule, nous avons immédiatement renoncé. Mais pendant le week-end où nous avions programmé la visite, dans un souci de comparaison, nous avons contacté quelques agents immobiliers des alentours, qui nous ont présenté d'autres biens. Peu satisfaits de ces différentes offres, nous avons failli passer un coup de fil pour annuler la dernière visite, mais par politesse, paresse ou curiosité, nous ne l'avons pas fait. Il se trouve que c'était la bonne. C'est ainsi que, largement par accident, nous avons fait l'acquisition notre future maison.

Notre maison de Canouville, à peu près au moment de son acquisition fin 2010

L'achat de cette grande longère de caractère, à cinq kilomètres de la mer, a modifié l'ordre et la nature de nos plans. Bloquant plus tôt que prévu un capital plutôt prévu pour notre retour, il rendait plus difficile un départ définitif dès 2016, en même temps qu'il créait immédiatement un lieu possible pour une retraite postérieure au voyage. Il permettait certes d'étaler dans le temps l'énergie nécessaire à la rénovation, mais il créait en même temps une obligation de présence et d'entretien de nature à limiter nos voyages lointains.

Dans ces conditions, nos projets ont évolué. Nous avons décidé de remplacer notre départ définitif de 2016 par un départ temporaire sous la forme d'une année sabbatique en tour du monde, ce voyage que nous avons décrit sur notre site anotretour.com. Puis, une fois revenus, nous avons passé un peu plus d'une année à nous remettre de l'expérience et à faire le point de nos projets de vie, avant de nous marier, près de trente ans après notre rencontre, de négocier nos départs professionnels dans de bonnes conditions, et de préparer une évolution plus radicale encore à partir du printemps 2019, faite de voyages plus lointains et de projets d'écriture plus ambitieux. Lorsque j'ai quitté Audencia, je n'ai pas organisé de pot de départ, j'ai remplacé cette tradition respectable, mais un peu trop solennelle et mondaine à mon goût, par une série de déjeuners en tête-à-tête avec quelques dizaines de collègues. L'opération s'est prolongée sur environ deux mois, c'était un moment intime et doux, qui m'a conforté dans l'idée que j'avais été capable de créer, au sein d'un milieu pourtant a priori étranger à mes valeurs, un réseau de relations de confiance et de respect. Sur la cinquantaine de personnes qui m'étaient les plus proches, et avec lesquelles les relations m'étaient parfois seulement imposées par l'aléa des contraintes organisationnelles, pas une n'aurait eu à se plaindre de moi. Si j'admets ne probablement pas avoir été à la hauteur de mes talents en termes de production pédagogique et de recherche, je peux en revanche être presque certain que je n'ai causé de tort à personne en particulier, que j'ai en général rendu service et me suis comporté comme un bon camarade discret. Bref, au moins dans le cadre professionnel, je n'ai en aucune façon fait chier le monde, c'est déjà ça.

Quelques instants avant le début de mon dernier cours après presque 30 ans à Audencia

Dans l'ensemble, et pour élargir le point de vue, comme il est en général recommandé de le faire dans les conclusions, quand je me retourne sur le chemin parcouru, mes succès et mes erreurs, ma longue immaturité intellectuelle et affective masquée par d'inattendus mais spectaculaires succès scolaires, la prétentieuse ingénuité de certains textes brillant tout de même par certains moments de clairvoyance, les concours de circonstances ayant déterminé ma trajectoire, ma vie de famille tellement différente de celle que j'aurais souhaitée, mon rôle de père attentionné et responsable maintenu contre vents et marées, puis progressivement effacé par le temps qui passe, et bien que je croie sincèrement avoir souvent fait de mon mieux, je regrette aussi de n'avoir peut-être pas été tout à fait à la hauteur de la donne que m'avait réservé la vie, et je reste habité par le trouble de la parabole des talents et l'urgence qu'il y a, toujours, à maintenir l'effort jusqu'au bout.

A Iris et Eléa qui, connaissant séparément chacun de leurs parents, pourraient douter qu’ils eûssent pu partager leur vie durablement et sereinement (et, partant de là, estimer que leur divorce était dans ces conditions inévitable voire souhaitable), je conseillerais de considérer qu’Isabelle et moi avions, au moment de la séparation, et même encore largement depuis, plus de différences (d’éducation, de mode de vie, de références culturelles) que Carole et moi, et que de surcroît notre « jeu » s’est révélé, du fait de la séparation croisée, bien plus difficile que celui des couples d’origine (privation de la garde des enfants, sacrifices économiques et de vie pratique, etc)… Et pourtant nous avons tenu bon, nous avons honoré notre confiance mutuelle, au moins durant toute la durée de l'éducation des enfants. Cela tend à montrer que ce qui fait que ces différences sont surmontables (et surmontées) ou non relève de l’effort et de la volonté des impétrants, non de la taille relative de ces difficultés et des épreuves de la vie.

On dit parfois que le temps accélère avec l'âge, que plus on avance dans l'existence, plus son allure subjective accélère. Je n'ai pas de position établie sur la question, il m'a souvent semblé que cette affirmation était fausse, mais je dois admettre que ces derniers temps, je m'interroge à nouveau à ce propos.

Isabelle est devenue grand-mère, quant à moi je ne sais pas encore si j'aurai une postérité biologique ou non. A l'heure où j'écris ces lignes, en avril 2019, le nombre de descendants supplémentaires de chacun des quatre acteurs de la scène du 2 décembre 1994 est de trois pour Guillaume, deux pour Carole, un pour Isabelle, et zéro pour moi. Kim Kardashian fait mille fois plus de vues que Michel Drac sur Youtube. Le taux de fécondité en Afghanistan ou au Nigéria est le triple de celui de la Suisse ou de la Nouvelle-Zélande. Des migrants dangereux et sans scrupule débarquent en masse en Europe, simplement pour profiter d'un confort immédiat et temporaire qu'il n'ont nullement contribué à créer, achever de détruire la civilisation dans laquelle j'ai vécu mon enfance, non seulement aidés mais encouragés en cela par des gauchistes stupides et inconséquents, à la solde d'un système économique que personne ne contrôle. La masse humaine croît toujours dangereusement pendant que la qualité moyenne de chaque individu se dégrade sous les effets de la publicité, du divertissement et du conditionnement social. De mon point de vue, il s'agit d'un monde aux valeurs largement inversées, un monde dans lequel c'est le contraire du mérite, de l'intelligence et de la vertu qui est récompensé, un monde adapté aux profiteurs égoïstes, aux conquérants brutaux, aux irresponsables matérialistes, aux débiles féconds. Un monde fait pour des hommes réduits à leurs fonctions de consommation, de conformisme servile et de reproduction quantitative. Il est rassurant de penser que si la tendance se poursuit, les immoraux seront au moins détruits par de plus immoraux qu'eux, dans une surenchère dysgénique apocalyptique, et qu'il n'y a pas d'avenir possible à moyen terme pour cette humanité dont la faillite intellectuelle et morale aura signé la chute. D'un certain côté, amère consolation, je m'estime au moins chanceux de porter un jugement de même nature sur les circonstances de ma vie personnelle que sur les évolutions du monde en général: dans l'hypothèse d'une situation de restore, mon choix d'une annulation radicale de plusieurs décennies sera rendu moins cornélien. Dans l'hypothèse plus probable d'un effondrement, espérons au moins que seuls les braves survivront, et pourront rebâtir une civilisation fondée sur un ordre moral plus juste et porteur d'avenir, s'inspirant, pourquoi pas, des leçons à tirer des erreurs commises jusqu'à aujourd'hui.

Par mes choix de vie, mon remariage, l'allocation d'une partie significative de mon temps à des activités à mes yeux dépourvues de valeur par simple concession à ce qu'on considère comme une vie normale, peut-être par une forme de faiblesse compassionnelle, je suis resté humain, moins que certains l'auraient souhaité, mais peut-être plus que je n'aurais dû selon un critère moral plus radical.

Mes dernières volontés et mon testament sont prêts, leur ultime version accessible par une simple recherche sur mon dernier ordinateur ou mes derniers disques durs de sauvegarde, voire sur ma messagerie électronique. J'essaie d'organiser au mieux mes archives, en espérant qu'il me reste suffisamment de temps pour laisser un corpus à peu près compréhensible pour des tiers motivés.

Je déplore le cours des choses, je considère comme déchirante la disparition de la civilisation qui m'a vu naître, ce magnifique édifice européen classique qui a culminé au début du XXème siècle pour se poursuivre jusqu'aux années 1980, et exalté l'honnête homme et les classes moyennes, mais aussi le raffinement artistique, la sophistication culturelle, le génie scientifique, la conquête technologique, le respect du savoir et la reconnaissance du mérite comme jamais auparavant, justifiant ponctuellement dans l'histoire l'idéal d'un humanisme éclairé proche de celui imaginé par Montaigne des siècles plus tôt. Je nourris en revanche de solides espoirs à plus long terme quant aux promesses de la technique, qui pourrait à elle seule rebattre toutes les cartes, même en partant d'une situation aussi compromise que celle de nos temps troublés; qui pourrait constituer le moteur le plus essentiel de la reconstruction d'un monde plus juste et plus beau après avoir contribué à détruire le précédent. Il me reste à attendre et voir, vivre dignement, jouir marginalement de la beauté du monde, en ne gâchant aucun des instants de liberté qui me restent offerts, en contribuant jusqu'au bout, par le rassemblement de quelques idées encore, à la qualité du monde, à mesure de mes forces et compte tenu des contraintes de mon existence résiduelle. Nous sommes le 28 avril 2019, il est 15h48. La vie continue.