Critique du divorce d’épanouissement personnel

Emmanuel Dion

II - Approche empirique

B - Analyse critique des causes

1 - Les problèmes de communication

Lorsqu’on s’intéresse aux causes des échecs matrimoniaux, en restant dans le cadre précité des divorces « d’épanouissement personnel » (dont on exclut les séparations liées à des problèmes objectifs comme l’alcoolisme, la violence, les comportements compulsifs, l’éloignement imposé, etc), on observe principalement, parmi les raisons les plus fréquemment évoquées, un ensemble de facteurs essentiellement psychologiques, donc par définition difficiles à objectiver, et souvent auto-référentiels.

Prenons le cas souvent cité des « problèmes de communication ». Il arrive fréquemment que ceux-ci soient mentionnés alors même que la situation se caractérise surtout par une… absence de communication. Mais une absence de communication peut faire l’objet de perceptions opposées de la part des protagonistes. En elle-même, elle ne signifie précisément rien : rien de bien, rien de mal… C’est un peu comme dans l’histoire de Toto, qu’on croit muet depuis sa naissance jusqu’à ce qu’il se plaigne, à l’âge de 5 ans, du mauvais goût de la soupe : « Mais Toto, tu sais parler ! Pourquoi n’as-tu rien dit jusqu’alors ? – Parce que jusqu’à aujourd’hui, tout était impeccable ! ». On pourrait aussi citer l’exemple du couple de pêcheurs pauvres, Kino et Juana, décrits par Steinbeck dans « The Pearl » : « They had spoken once, but there is no need for speech if it is only a habit anyway. Kino sighed with satisfaction- and that was conversation. ».

On peut citer à l’inverse, comme exemple de « communication » inutile et contre-productif, cette introduction de Gérard Lauzier à l’une de ses “tranches de vie” (Mission Impossible) : « Je te supplie de croire que je ne cherche pas à entamer une polémique, mais je voudrais seulement te faire remarquer que tu as encore oublié de reboucher le Dom Perignon. –Qu’est-ce que ça veut dire « Je te supplie de croire que je ne cherche pas à entamer une polémique », tu ne pouvais pas dire « t’as encore oublié de reboucher le Dom Perignon ? » non ? – Et voilà, ça commence, les disputes, les grands mots ; exactement ce que je voulais éviter ! » « En commençant par :  « Je te supplie de croire que je ne cherche pas à entamer une polémique » ? Drôle de façon de t’y prendre, non ? » [citation à vérifier aaa]

Ou encore cet extrait du sketch de Jean-François Derec « mon ex femme » : « On s’est séparés mais vraiment très clair, très clean, impeccable. Bon moi à un moment j’ai vu qu’il y avait un problème alors j’ai dit « faut qu’on en parle ». Elle m’a dit non. J’ai dit si, c’est le truc, c’est vrai, c’est ça qui fout les couples en l’air de pas communiquer.  Alors elle me dit bon si tu y tiens effectivement y’a un p’tit problème, tu m’fais chier, j’m’emmerde avec toi. J’ai dit ouais, tu vois c’est super de, euh, communiquer. »

Ce qui ressort de ces exemples, c’est que communiquer à propos de la communication a de fortes chances de mener à des énoncés performatifs, des apories ou des situations kafkaïennes, bref des curiosités logiques qu’on peut alternativement trouver amusantes ou absurdes, mais qui ne signifient le plus souvent en elles-mêmes rien. La philosophie Zen les considèrerait le plus généralement comme de simples pathologies de la pensée duale. A l’époque de la communication présentée comme une valeur cardinale (on songe à ces managers à la mode devenus des « communicants »), on serait peut-être fondé à se souvenir que la communication déconnectée de la réalité prolifère principalement chez les pharisiens, les sophistes, les flatteurs ou les Tartufe.

On ne peut admettre qu’il existe objectivement un problème de communication que lorsqu’il existe des éléments de preuve explicites, sinon on nage en pleine subjectivité. Evoquer un tel problème alors qu’on refuse soi-même de communiquer, en postulant que ce problème est implicite mais évident, n’a aucun sens logique. Je connais bien la question du fait de mon cas personnel : mon épouse m’a quitté du jour au lendemain sans que j’aie détecté aucun signal avertisseur, et en l’absence totale de menaces ou même d’évocation allusive de départ. Quand je me suis étonné d’un tel comportement, elle m’a signalé l’existence d’une lettre datant de l’année précédente, et témoignant de certains doutes au sujet de notre couple, doutes qu’elle souhaitait consigner par écrit car elle ne parvenait pas à m’en parler de vive voix… Or cette lettre, elle ne me l’a cependant jamais transmise avant notre séparation. Curieuse situation logique qui consiste à provoquer un problème qu’on identifie ensuite comme une cause du problème en question !

Le Procès de Kafka constitue la métaphore littéraire par excellence d’une telle situation : Joseph K. ne comprendra jamais ce dont on l’accuse, mais sera tout de même, au terme d’un processus inéluctable, exécuté « comme un chien ».

2 - Féminisation de la société et tyrannie des sentiments

L’article 242 du code civil indique que : « Le divorce peut être demandé par l'un des époux lorsque des faits constitutifs d'une violation grave ou renouvelée des devoirs et obligations du mariage sont imputables à son conjoint et rendent intolérable le maintien de la vie commune. ». Si la liste des devoirs et obligations est assez bien définie par la jurisprudence, il faut au contraire souligner l’extrême subjectivité de l’adjectif « intolérable ». Cet adjectif constitue de ce fait une sorte de cheval de Troie dans lequel il est possible de loger tout le sentimentalisme voulu. Puisqu’il faut déclarer la vie conjugale intolérable pour obtenir gain de cause, c’est donc ce qu’ont fait des millions de femmes. Mais à quoi ce caractère intolérable renvoie-t-il, si ce n’est à un jugement de valeur purement individuel, sans aucun étalon externe ? A partir du moment où la décision de rupture est prise, on peut dire que la messe est dite, puisqu’on peut supposer que si l’on a décidé de divorcer, c’est justement à cause de ce jugement de valeur personnel qu’on peut rhabiller de l’adjectif souhaité : on accepte donc tautologiquement que motif du désir du divorce devienne le motif du divorce lui-même. Autrement dit que l’on puisse divorcer pour autant qu’on le souhaite.

Une telle disposition, si elle flatte l’aspiration à la liberté individuelle promue comme valeur essentielle de l’hédonisme libéral, fait fi de toute considération morale et sociale au profit d’un sentimentalisme sans limite. En termes psychanalytiques, on dirait qu’elle néglige le surmoi pour donner libre cours à toute la puissance du ça.

Or en l’absence de contrôle des pulsions par les normes sociales ou l’introspection morale, un problème majeur apparaît dans l’histoire sentimentale de chacun : celui de la temporalité. Si Beigbeder a pu écrire que l’amour dure trois ans, ce n’est pas parce que cette durée précise vaut pour tous les couples, mais parce que dans la majorité des cas, l’état amoureux, caractérisable scientifiquement par la « douche hormonale » qu’il provoque, n’est qu’un état temporaire. Quelques mois, quelques années, rarement plus de trois, quatre ou cinq. Il ne connaît pas de fin précise, mais s’estompe le plus souvent, ou au minimum se transforme. Les défenseurs du régime monogame postulent qu’il se transmute en une forme d’amour différente, moins passionnelle mais plus tendre, plus large et plus idéelle, moins investie dans la sexualité et davantage dans des projets de long terme (soit l’idée, envisagée ici positivement de vieillir ensemble : enfants, maison, jardin, loisirs).

Ce qui semble peu contestable sur le plan neuro-biologique, c’est que le temps de l’amour n’est pas celui de la filiation. Peu importe que l’amour dure trois ou cinq ans : ce qui est certain, c’est qu’il est nettement plus bref que le temps nécessaire à concevoir, puis élever un enfant. Du fait de la baisse de fertilité et des problèmes économiques de l’époque, du fait aussi d’une compréhensible peur de s’engager au vu du risque objectif d’échec, il est rare que les couples, même très amoureux, conçoivent rapidement leur(s) enfant(s) : ceux-ci risquent donc de naître au sein d’un foyer au sein duquel l’élan amoureux initial a déjà disparu. Or c’est ensuite au moins vingt ans qu’il faudra encore partager si l’on souhaite que les enfants puissent s’épanouir au sein d’une famille unie (cette perspective potentiellement anxiogène se prolongeant d’ailleurs, du fait de l’augmentation de la durée de vie, par celle d’une vie commune d’une longueur jamais expérimentée par les générations précédentes).

Trois ans contre vingt ans, voilà posée l’inéquation essentielle qui détermine tant de séparations et de divorces.

Cette contrainte biologique nous ramène à la question déjà évoquée du compromis monogame : les hommes préféreraient multiplier les aventures ; les femmes souhaiteraient que les maris soient moins volages et leur accordent toujours autant d’attention. Mais ces dispositions ne sont pas naturelles et ne peuvent tenir qu’en présence de normes sociales solides. Qu’on renvoie chacun à ses propres sentiments ou à ses propres pulsions, et le compromis vole en éclat : c’est bien ce qui se produit aujourd’hui.

On ne fait pas de bonne politique avec de bons sentiments, dit-on. Peut-être faudrait-il transposer cette maxime au mariage ? Tout dépend, bien sûr, de ce qu’on entend alors par « bons sentiments ». Sans doute faudrait-il dire : « on ne fait pas de bon mariage sur la seule base du sentiment amoureux initial ». La lassitude (sentimentale et physique) est en effet inévitable, et la sagesse consiste à accepter cette réalité (comme plus tard la vieillesse), comme l’une des formes de la condition humaine. Il s’agit d’un sevrage plus tardif que celui de l’enfance, mais peut-être tout aussi essentiel. De la même manière que le fantasme de toute puissance doit quitter le jeune enfant afin qu’il puisse entrer dans la vie sociale, le fantasme de la passion éternelle doit quitter le jeune adulte afin qu’il puisse entrer dans la vie familiale. Or il se trouve que le système hédoniste libéral flatte ces deux fantasmes, puisque la destruction des structures humaines qu’ils provoquent avantagent le marché : l’enfant gâté capricieux est un bon consommateur ; la femme libérée ou le séducteur impénitent également.

Les hommes et les femmes n’ont pas la même façon de traiter cette difficulté. Pour les hommes, la dissociation peut être relativement nette entre la vie familiale et la vie amoureuse, qui peut parfois se résumer à la fonction sexuelle. En fait, l’idéal masculin bourgeois en régime patriarcal (par exemple celui du XIXème siècle décrit par Balzac) donne une bonne image de la situation : une femme et des enfants au foyer pour la filiation, une ou deux maîtresses de longue durée pour la tension amoureuse, et quelques sorties au bordel de temps à autre « pour l’hygiène », ces différentes occupations ne compromettant nullement, au contraire, l’intérêt ou l’importance accordés à la vie de famille et à la conscience généalogique. Ce schéma très ancien se retrouve dans d’autres civilisations (par exemple en Chine, avec l’ordonnancement précis des épouses et des concubines) ou à d’autres époques, y compris dans les grands récits (par exemple celui de la mythologie grecque, puisque c’est tout à fait précisément la situation de Zeus et Héra). Par ailleurs, la sexualité perdant son caractère déterminant avec l’âge, les hommes vieillissants pourront chercher à se rapprocher de la figure enviable du « vieux sage », figure qui n’a guère d’homologue féminin.

Dans le cas des femmes, la dissociation sexe-sentiments étant moins naturelle, une telle solution est peu envisageable. Malgré les efforts de la théorie du genre pour convaincre du caractère construit de la plupart des différences entre hommes et femmes, malgré la promotion de l’infidélité féminine occasionnelle comme source de marché (adopteunmec.com, phénomène des cougars), le donné biologique reste déterminant. La tendance naturelle des femmes ayant perdu la passion pour un ancien partenaire est de recommencer à l’identique avec un autre à partir de zéro, et donc de substituer à l’ancien foyer un nouveau foyer, avec un nouveau compagnon succédant au précédent (avec d’autant plus d’urgence que, dans leur cas, l’horloge biologique tourne inexorablement, affectant plus rapidement que pour les hommes leur capacité à engendrer mais aussi leur capacité à séduire).

En somme, alors que les hommes ont une préférence pour les aventures parallèles (leur épouse légitime en tant que fil rouge, plus des aventures ponctuelles sans lendemain), les femmes optent plus facilement pour des phases séquentielles séparées (série de vies conjugales successives). La féminisation générale de la société encourage donc manifestement le développement des mariages suivis de divorces, ainsi que le corollaire de la « recomposition familiale ». Et dans ce mouvement général et puissant, le discours sentimental n’est que l’habillage commode d’une modification de pouvoir entre les deux sexes.

Quiconque contesterait le manichéisme consistant à réduire les femmes à un sentimentalisme absent chez les hommes gagnerait à aller observer, dans une cour d’école primaire, les négociations interminables des petites filles autour de l’éternelle dialectique « t’es ma copine » ou « t’es pas ma copine » ainsi que les mini-drames ou chantages affectifs qui en découlent, pendant que les garçons préfèrent jouer au football ou à la guerre sans se poser toutes ces questions.

On pourra également observer avec intérêt, dans un registre très voisin, l'utilisation de l'argument sentimental par certaines associations de défense/promotion de l'homosexualité, par exemple dans le cadre de la campagne "legalize love" lancée par Google en 2012. Si l'on doit en effet légaliser l'amour, nonobstant l'affreuse confusion des ordres sur laquelle ce projet repose, si le critère de l'extrême subjectivité (le sentiment amoureux) doit prévaloir dans une décision juridique, alors au nom de quoi devrait-on s'arrêter aux homosexuels et ne pas poursuivre par les polygames, les zoophiles, les pédophiles, et ainsi de suite ?




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