Critique du divorce d’épanouissement personnel

Emmanuel Dion

II - Approche empirique

C - Le lourd bilan des conséquences

1 - Enjeux

Etant entendu que les causes des divorces d’épanouissement personnel relèvent, dans la plupart des cas et par définition, d’une forme de tautologie psychologique, pour ne pas dire de névrose endogène (« je ne supporte plus la vie commune parce que je ne supporte plus la vie commune ») survenant dans un contexte général de féminisation de la société, il est temps de s’intéresser à leurs conséquences. Car si les causes étaient discutables mais les conséquences heureuses, le phénomène pourrait trouver une sorte de justification ex post. Mais si au contraire les conséquences sont funestes, alors la fragilité des causes doit remettre en cause le phénomène tout entier, hypothèse d'autant plus sérieuse à considérer que celui-ci revêt une importance sociale considérable.

Cet aspect de la question a été largement étudié par les chercheurs, le plus souvent dans une approche de type psychologique ou sociologique. Une abondante littérature sur la question se trouve par exemple recensée dans la thèse de doctorat de Michel Moral ( http://www.michel-moral.com/images/html_images/thseparis5.pdf, source interne ). Nous nous contenterons de rappeler ici les différents aspects qui nous semblent permettre de structurer l’analyse.

2 - Conséquences générales : l’appauvrissement (généralisé quoique inégal) de toutes les parties

Il n’a pas toujours été considéré comme honteux de fonder un foyer, puis de le maintenir en place, pour des raisons économiques autant que sentimentales. Ce motif est d’ailleurs au fondement de la société patriarcale paysanne, puisqu’il lie la notion de prévoyance, donc d’épargne, avec celle de de filiation, donc de transmission. La société de l’épargne est aussi celle de la propriété, du dénombrement, de la raison et du temps linéaire long (mélange de prudence conservatrice et de progrès lent), qu’on peut opposer à la société de l’abondance, du partage, de la passion et de l’instantané. Certains primitivistes comme John Zerzan ont d’ailleurs postulé que les sociétés de chasseurs-cueilleurs vivant en équilibre avec la nature ignoraient jusqu’à la notion de nombre et peut-être de temps, puisque l’absence d’obligation de stockage les dispensaient d’avoir à mesurer, répartir, ou seulement compter.

Quoi qu’il en soit, et même si la tyrannie des sentiments fait passer la raison économique au second plan des préoccupations humaines (alors même qu’elle reste à l’œuvre, secrètement, derrière le phénomène), on peut tout de même constater que les divorces se traduisent en moyenne par un appauvrissement de tous. L’enquête de l’Union des Familles Européennes, réalisée en 2011, ( http://www.uniondesfamilles.org/enfants-du-divorce-DOSSIER-PRESSE.pdf, source interne ). ) résume ainsi la situation : « Le divorce emporte pour 74% des enquêtés des CONSEQUENCES FINANCIERES sur le niveau de vie, au point de pouvoir, dans certains cas, ENTRAVER LES ETUDES. Beaucoup de QUERELLES à propos de la PENSION ALIMENTAIRE (61%). » Il existe de nombreuses sources sur le sujet, donc le phénomène n’est pas contesté. Tout au plus peut-il être masqué par le fait que le divorce survenant dans toutes les classes sociales, il existe des divorcés riches et des divorcés pauvres. Mais dans les deux cas, le niveau de revenu et de patrimoine a baissé. Selon l’Insee par exemple, 20 % des familles mono-parentales sont indigentes, contre 6,5 % des couples avec enfant (données 2010).

Cet appauvrissement, cependant, n’est pas homogène. Le plus souvent, les hommes, surtout lorsqu’ils ne sont pas à l’origine de la séparation, ont le sentiment de se faire « plumer ». Mais les femmes souffrent fréquemment également d’une baisse de niveau de vie, parfois imputable au non paiement des pensions alimentaires auxquelles leurs ex-maris ont été condamnés. En gros et pour schématiser, on pourrait dire que dans le cas le plus fréquent (divorce demandé par l’épouse, pension alimentaire versé par l’époux), la perte de niveau de vie est de -20% pour l’homme, et -10% pour la femme. Dans cette situation de baisse simultanée mais inégale, l’amertume est la règle. Chacun ayant le sentiment (justifié) de se trouver déclassé sur le plan économique, les ex-époux, se débattant parfois de surcroît dans les problèmes sentimentaux ou la dépression, cherchent à obtenir davantage de l’autre (la femme souhaite l’augmentation de la pension, l’homme sa diminution), par la force ou le Droit, en impliquant éventuellement l’intérêt des enfants dans l’affaire, ce qui provoque de la tension et des disputes (et justifie parfois la séparation ex post, alors même que les disputes étaient absentes avant celle-ci).

La raison de cet appauvrissement global tient à la nécessité de surconsommation consécutive à la séparation. Même pour un accueil occasionnel des enfants, il faut prévoir des chambres. Le marché de l’immobilier s’est d’ailleurs largement développé sur la multiplication des divorces, donc sur celle des foyers. Or le logement représente 20% à 30% du budget des ménages. Et il en va de même du marché secondaire de l’équipement du foyer (meubles, électronique). Par ailleurs, le divorce multiplie les déplacements (train, transport aérien) ainsi que les cadeaux, les familles recomposées étant toujours plus larges et plus difficiles à rassembler.

Le gagnant de cette équation, on le voit, est le marché, et lui seul (si l’on néglige les effets marginaux comme les émoluments des avocats). Mais puisqu’il faut bien quelqu’un pour nourrir son insatiable appétit, tout le monde devra mettre la main à la poche. L’appauvrissement généralisé des parties prenantes d’un divorce (les parents, mais aussi par voie de conséquence les enfants) constitue de ce fait un phénomène mécanique et inévitable. Il vaut mieux en avoir conscience avant de déclencher les hostilités car, comme on a parfois pu l’entendre, si l’argent ne fait pas le bonheur, il peut arriver qu’il y contribue (et qu’il y contribue d’autant plus qu’on souscrit justement, intrigant paradoxe, aux principes de vie hédonistes qui justifient parfois le divorce).

3 - Conséquences sur l’initiateur du divorce

A priori, les personnes désireuses de s’engager dans un divorce d’épanouissement sont libres de leur action, et si celle-ci finit par leur être préjudiciable il est inutile de les plaindre : elles ne peuvent s’en prendre qu’à elles-mêmes. Il est d’ailleurs possible de penser que même en cas d’échec, celui-ci n’est pas véritablement reconnu, ni même simplement identifié, du fait de la dissonance cognitive qu’un tel constat risquerait de provoquer. Il peut toutefois être intéressant de noter que d’après les statistiques, la probabilité de succès d’un second mariage n’est pas meilleure que celle du premier, au contraire. Plus on se remarie, plus les risques d’échec sont grands. Par exemple, il monte à 75% lors du troisième mariage ( source ).

De nombreux chiffres sont donnés sur ce sujet dans l’ouvrage « La rupture d'union dans la France contemporaine: vers une explication unifiée », Jean-François Mignot, ( https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00009489/document, source interne ). :

« Les unions (mariées ou non) sont d’autant plus fragiles qu’elles sont de rang plus élevé, aussi bien dans la France contemporaine (Flipo 2000; Villeneuve-Gokalp 1994) qu’en Allemagne (Wagner, Weiss2002), aux États-Unis (Furstenberg 1990; White 1990; Goldstein 1999) ou encore en Australie (Bracher et al.1993).De même, les veuves et les divorcées divorcent plus fréquemment (dans leur second mariage) que les célibataires (dans leur premier mariage), et ce à même âge au mariage, aussi bien dans l’Angleterre-Galles des années cinquante à soixante-dix (Festy, Prioux 1975) que dans une communauté rurale du Bengladesh des années quatre-vingt (Alametal.2000);[…] Les premiers mariages des femmes rompent aussi plus fréquemment si l’homme a été divorcé, dans le Royaume-Uni des années soixante-dix à quatre-vingt-dix (Chan, Halpin 2005). En outre, les couples divorcent plus fréquemment si l’un des conjoints a déjà eu des enfants d’une autre union, aussi bien dans le Danemark (Svarer 2002) et la Norvège (Lyngstad 2004a; Lyngstad 2004b) des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix que dans l’Australie contemporaine (Bracher et al.1993); les couples divorcent aussi plus fréquemment si l’homme du couple a déjà été marié et si les époux ont déjà eu des enfants dans la Suède des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix (Liu,Vikat2004) »

Il est donc illusoire de croire que les personnes remariées tirent des leçons utiles d’un premier échec. C’est en général le contraire qui se produit. Pour les individus lucides, l’espoir de reconstruire sa vie après un divorce doit nécessairement prendre en considération ce risque supplémentaire, faute de quoi les initiateurs des séparations risquent fort se trouver confrontés, quelques années plus tard, aux mêmes difficultés que celles auxquelles ils croyaient avoir échappé.

La tendance à l’insatisfaction ne se guérit guère par une quelconque fuite en avant. Comme le dit le proverbe : « Le cheval le plus rapide du monde, que trouve-t-il au bout de sa course ? Lui-même. »

4 - Conséquences sur les enfants

La plupart des gens s’accordent à penser que le principe le plus important à respecter, dans la décision et l’administration du divorce, est la prise en compte de l’intérêt des enfants. Ce point de vue est doublement motivé par le fait que les enfants sont à la fois plus fragiles que leurs parents (moindre recul affectif et moindre expérience de la vie, y compris à l’adolescence), et sans responsabilité directe sur l’échec de la vie de couple (principe d’innocence).

Les études publiques concernant les conséquences des divorces sur les enfants se sont d’abord concentrées principalement sur le critère, relativement objectivable, de la réussite scolaire. Une étude souvent citée est celle de Paul Archambault réalisée en 2002 pour l’INED ( http://www.ined.fr/fichier/s_rubrique/18979/pop_et_soc_francais_379.fr.pdf, source interne ). Quoique riche sur le plan des données collectées (plusieurs milliers d’enquêtés) et précise dans certaines de ses analyses descriptives, celle-ci se révèle décevante dans ses conclusions. Si elle montre sans ambiguïté que les enfants de divorcés réussissent moins bien que les autres sur le plan scolaire, et ce dans toutes les catégories sociales étudiées, elle ne parvient pas à dégager l’explication par le divorce de l’explication par d’autres variables liées. Elle n’établit donc pas de causalité claire, et n’offre en particulier pas de conseil utile lorsqu’il s’agit pour chacun de faire le meilleur choix possible pour les enfants en cas de mésentente (divorcer ou ne pas divorcer). Comme l’écrit Claude Martin, « Le mauvais climat relationnel dans un couple serait la variable indépendante, masquée par le fait que ces conflits peuvent en effet conduire dans de nombreux cas à une séparation ou un divorce. Mais à ne prendre en considération que cet événement visible et enregistrable, on risque de prendre une conséquence – la désunion – pour la cause des difficultés éprouvées par les enfants, quelles qu’elles soient, sans chercher à remonter à la cause masquée : la mésentente des parents. Que dire dès lors, des effets du non- divorce ? En effet, dans les cas où le conflit parental ne conduit pas à une séparation, il peut se révéler tout aussi, voire plus dévastateur encore que la séparation elle-même. Mais, dans ces cas, le travail sociologique est beaucoup plus délicat. Seuls les cliniciens, thérapeutes familiaux et conjugaux sont susceptibles de recevoir ces ménages en souffrance et semblent capables d’en dire quelque chose ». (Des effets du divorce et du non-divorce sur les enfants, Recherches et Prévisions, http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/25/00/87/PDF/RP89-Claude_Martin.pdf, source interne ).

L’étude d’Archambault a toutefois le mérite d’établir qu'en cas d’absence de conflit chez les parents (qui correspond par définition au cas qui nous intéresse du divorce d’épanouissement personnel), le divorce  est presque indiscutablement un facteur négatif de performance scolaire pour les enfants.

L’étude Gager (Constance T. Gager, Scott Yabiku, Miriam Linver , Conflict or Divorce? : Does Parental Conflict and/or Divorce Increase the Likelihood of Adult Children’s Cohabiting and Marital Dissolution?, http://paa2011.princeton.edu/papers/111917, source interne ). cherche d’emblée à aller au-delà d’un simple constat de corrélation, ce qui oblige à affronter des difficultés méthodologiques considérables. Pour évaluer le cas des couples qui s’entendent mal mais ne divorcent pas, il faut en effet entreprendre une étude longitudinale longue de plusieurs années, en retenant au départ les couples en conflit et en étudiant ensuite, parmi eux, les effets d’une séparation ou d’un maintien en ménage. Les données collectées par Gager se révèlent fort intéressantes dans cette perspective. Cependant, l’analyse proposée ne porte que sur la propension des enfants à se séparer eux-mêmes plus tard, selon qu’ils ont vécu dans une famille unie mais conflictuelle, ou une famille désunie. Même si les conclusions de Gager tendent à montrer que les divorces ne sont pas plus pénalisants pour les enfants que le conflit des parents, elles souffrent de ce fait d’une double faiblesse méthodologique : d’une part, si le divorce des parents ne doit pas être considéré comme un problème chez les parents, on voit mal en quoi il pourrait être considéré comme un indicateur d’échec chez les enfants eux-mêmes. D’autre part, il est possible que la plus grande résistance des enfants de divorcés à leur propre divorce soit précisément motivée par une posture d’opposition à l’échec constaté à la génération antérieure. L’étude de l’Union des Familles Européennes (cf. infra) montre bien que les enfants de divorcés sont, à cause du traumatisme subi dans leur enfance, d’une part plus réticents à s’engager dans une vie de couple, mais aussi plus exigeants vis-à-vis de celle-ci lorsqu’ils s’y décident. Il n’est dès lors pas étonnant de constater chez eux un taux de divorce plus faible que dans le groupe témoin. Enfin et surtout, Gager ne s’intéresse qu’aux cas de couples en conflit, qu’ils aboutissent ou non à un divorce. Elle exclut donc d’emblée de son champ d’investigation le seul cas qui nous intéresse, à savoir celui du divorce d’épanouissement personnel. Il semble d’ailleurs implicite, dans l’exposé de ses hypothèses de recherche, que lorsqu’il n’existe pas de facteur objectif de mésentente entre parents, le maintien du couple en l’état constitue la meilleure solution pour l’enfant.

Quoi qu’il en soit, les conclusions de Gager rejoignent celles d’autres chercheurs (par exemple Piketty T., 2003, The impact of divorce on school performance: evidence from France, 1968-2002», Discussion Paper Series, Centre for Economic Policy Research: n° 4146  ). Le document de Claude Martin cité plus haut permet de résumer utilement certains de ces précédents travaux, et de les pousser plus loin. Il rappelle en particulier les conclusions de Jaap Dronkers, portant sur un échantillon de 9000 enfants néerlandais : « premièrement, le bien-être des élèves vivant avec une mère seule est meilleur que celui d’élèves vivant dans un ménage biparental avec de forts conflits conjugaux ; deuxièmement, le bien-être des élèves vivant avec une mère seule sans conflit parental et avec de fréquents contacts avec le père est moindre que celui d’élèves vivant dans une famille biparentale sans conflit entre les parents ; troisièmement, le degré de conflit parental après le divorce est plus important pour le bien-être des enfants que le degré de contact avec le père "non-gardien"».

L’une des faiblesses méthodologiques du travail de Claude Martin tient à une forme discrète d’inversion accusatoire, qui consiste à dire que puisque des fautes logiques (de type correlation/causation fallacy) sont relevées dans les rapports à charge comme celui d’Archambault, c’est donc que ses conclusions sont fausses. Un raisonnement de ce type est particulièrement fragile : des conclusions qui ne sont pas prouvées ne sont pas nécessairement fausses, elles se trouvent simplement dépourvues de valeur scientifique. Les contraposées ne sont pas non plus prouvées pour autant. D’ailleurs lorsqu’il essaie ensuite de développer son point de vue, l’auteur n’évoque plus que des arguments qualitatifs et littéraires, glissant progressivement de la notion de dispute à celle, beaucoup plus subjective, de désamour. Par ailleurs, concernant en particulier le risque de désocialisation et de délinquance, Martin, s’appuyant sur les travaux de Mucchielli et Roché, conteste qu’on puisse affirmer que le divorce (A) soit cause de délinquance (C), car il postule que c’est en vérité l’absence de contrôle parental (B), causée par A, qui cause C. Il prétend donc qu’il est faux de dire que A cause C parce que A ne cause que B, qui cause C. Et que si l’on pouvait empêcher A de causer B, alors C ne poserait plus de problème. Sauf qu’il s’agit là de wishful thinking. On n’empêchera sans doute jamais le divorce d’être à la source de difficultés économiques (effet mécanique lié à la multiplication des besoins) et d’une baisse de contrôle parental sur le comportement des enfants (effet mécanique lié à la distance et la dilution de l’autorité).

Sans surprise, les études montrent également que le divorce des parents est nettement corrélé à la pathologie psychologique la plus facilement mesurable chez les adolescents, à savoir le taux de suicide. Les nombreuses recherches sur le sujet, rappelées par exemple par Caron et Robitaille, ne laissent aucun doute à ce sujet (Caron et Robitaille, Les taux de suicide des jeunes hommes québécois : facteurs de risques et de protection, Le suicide, Volume 48, numéro 3, septembre-décembre 2007, p. 97-120, http://www.erudit.org/revue/rs/2007/v48/n3/018005ar.html, source interne ). "Les résultats sont compatibles avec de nombreuses études réalisées à travers le monde mettant en lien le suicide des jeunes et les taux de divorce. Nos résultats sur les prédicteurs des taux de suicide des jeunes du Québec rejoignent également ceux de LENAARS et al. (1993) qui ont vérifié un modèle multivarié afin de prédire les taux de suicide au Canada et où le taux de divorce s’est également avéré le meilleur prédicteur des taux de suicide. Il faut toutefois rappeler que les études de type série chronologique, telle la présente, établissant des relations positives entre les taux de suicide et les taux de divorce ne permettent pas d’inférer les impacts du divorce sur une base individuelle. Toutefois deux études avec des échantillons importants de cas de suicide et utilisant des groupes témoins montrent toutefois que les jeunes s’étant suicidés ont plus de probabilité d’être issus de familles éclatées (BRENT et al., 1993,1994 ; GOULD et al.,1996, 1998".

Il est enfin utile de citer l’enquête de l’Union des Familles Européennes (cf. supra), portant sur 1137 questionnaires recueillis par Internet, malgré une méthodologie mixte quantitative/qualitative sujette à caution. En voici les principales conclusions :

« Le divorce, UN MAL NECESSAIRE ? Oui, non, peut-être… Pour beaucoup d’enfants de divorcés, oui (42% - 19% ne savent pas). La vie du couple était devenue impossible, insupportable, parfois même dangereuse (alcoolisme…). Ils vont mieux chacun de leur côté. Pour d’autres, la séparation aurait pu être évitée avec plus de communication et de réflexion (38%). La séparation n’a d’ailleurs rien amélioré : ils ne sont pas plus heureux. Beaucoup de souffrance et un sentiment parfois de gâchis. »

« Certains enfants de divorcés, plus largement représentés chez les hommes et les jeunes, sont enclins à REPROCHER à leurs parents de s’être séparés (35%) et estiment que la séparation aurait pu être évitée. Les femmes se montrent beaucoup plus compréhensives… »

« Le divorce de vos parents : UN SOULAGEMENT durable ? NON pour 74%. Un sentiment durable d’ISOLEMENT ? OUI pour 59%, ou encore d’ABANDON ? OUI pour 59%.

Pour beaucoup d’enquêtés, le divorce de leurs parents apparaît comme un mal nécessaire (Voir supra) …Pourtant, à la question  « Quelles leçons tirez-vous de la séparation de vos parents pour vos (éventuels futurs) enfants ? », ils répondent qu’il faut EVITER LE DIVORCE POUR EPARGNER LES ENFANTS. Car, QUOI QU’ILS EN DISENT, filles et garçons SOUFFRENT FORTEMENT de la séparation (sur une échelle de 0 à 5, 63% la cotent à 3 et plus). Les enfants dont les parents se séparent lorsqu’ils ont moins de 3 ans éprouvent une souffrance plus modérée. »

« Cette SOUFFRANCE se répercute inévitablement :

-          Sur les ETUDES (56%): démotivation, difficultés à se concentrer, dépression. « Je n'arrivais plus à apprendre, ma tête était pleine ».

-         Sur la VIE PROFESSIONNELLE (41%): « je suis assistante sociale maintenant (surtout pour réparer....) »,  « je suis médiatrice familiale ». Et puis il y a ceux qui ont des difficultés à affronter la vie professionnelle : manque de confiance, paralysie, anxiété, instabilité…

-         Sur la personnalité (88%)  La séparation des parents est un séisme. Certains peuvent en tirer profit, une fois la souffrance surmontée, pour être plus souples ou plus mûrs. Mais d’autres en ont perdu l’espoir du bonheur à deux. D’autres, enfin, ont connu dépression, anorexie ou manquent cruellement de confiance en eux. »

Sachant que l’étude mentionnée porte sur tous les cas de divorce, incluant les situations de violence ou de maladie où la séparation apparaît comme l’unique et ultime solution possible, il est certain que les conclusions auraient été beaucoup plus sévères si l’enquête s’était limitée au cas exclusif des divorces de confort. Dans de tels cas, les enfants auraient manifestement été davantage enclins à reprocher à leurs parents de n’avoir pas su trouver une manière d’éviter la séparation.

L’ensemble de ces recherches, finalement relativement convergentes au-delà des circonstances particulières de leur réalisation (en différents pays et à différentes époques) permettent de définir assez précisément la hiérarchie générale des situations de famille, selon qu’elles sont plus ou moins favorables aux enfants :

1 (Le plus favorable) – Famille unie sans conflit

2 (Nettement décalé par rapport à 1) – Famille désunie sans conflit

3 (Assez nettement décalé de 2, défavorable) – Famille unie avec conflit

4 (Voisin de 3 ; très défavorable) – Famille désunie avec conflit

Le schéma de distance ressemblerait à :

Favorable---1-----------2-----3---4--Défavorable

La synthèse opérationnelle tirée de l’observation de cette hiérarchie serait la suivante :

Lorsqu’il y a conflit, il est en général plus avantageux de divorcer, à condition que la séparation permette de résoudre le conflit (passage du cas 3 au cas 2) ; il s’agira alors d’un moindre mal parmi une variété de cas de figure de toute façon tous préjudiciables aux enfants. Si les conflits ne sont pas résolus, la situation risque toutefois d’empirer (passage du cas 3 au cas 4).

Lorsqu’il n’y a pas conflit, il est nettement plus avantageux de ne pas divorcer

Cette hiérarchie des cas de figure est implicitement à l’œuvre dans de nombreuses affaires de divorce, mais il peut arriver qu’elle donne naissance à des comportements déviants : puisque le conflit justifie le divorce, il faut alors parfois provoquer le conflit pour obtenir le divorce. Et à l’inverse, il arrive que certains parents initialement rétifs à la séparation soient finalement réduits à son acceptation, voire à une forme de coopération à son accomplissement, parce que les différents intervenants concernés (avocats, psychologues) se chargent de leur rappeler que la bonne entente des couples divorcés est essentielle à l’épanouissement des enfants. Le mécanisme à l’œuvre est alors en tout point aussi efficace (et aussi cruel) que celui de la prise d’otages ou du rapt : même contre sa volonté et contre l’exigence morale qui consisterait à refuser les termes du chantage, le parent déchu est parfois contraint à la collaboration avec « l’ennemi » tout simplement pour protéger le sort de « l’otage » innocent.

En théorie des jeux, on pourrait formaliser la situation par une matrice de payoffs du type suivant :

Si le parent rétif finit par coopérer au divorce non souhaité, le solde coûts/bénéfice serait pour chacun de : Parent rétif = -15 ; Enfant = 0 ; Parent demandeur = +10

Si le parent rétif s’obstine à ne pas coopérer au divorce non souhaité, il serait de : Parent rétif= -10 ; Enfant = -10 ; Parent demandeur = -5 

Alors que si le divorce n’avait pas été demandé, on aurait pu avoir : Parent rétif = 0 ; Enfant = +10 ; Parent demandeur = -10

Dans ce type de situation, et même si le parent rétif se borne à considérer le bénéfice conjoint son enfant et de lui-même, faisant abstraction des autres conséquences, il sera amené à sacrifier son intérêt personnel (solde de -10 contre -15), faisant au passage en particulier le bonheur… du parent demandeur l’ayant manipulé (solde +10 contre -5), alors même que le solde général aurait été le meilleur dans le cas d’une absence de demande de divorce.

Le bilan général de l'impact des divorces sur les enfants est finalement le suivant:

Les enfants de divorcés réussissent moins bien à l’école, sont plus susceptibles de sombrer dans la délinquance ou la criminalité, de se suicider ou de présenter d’autres traits de fragilité sociale.

Les enfants souffrent souvent du divorce de leurs parents et en sont durablement marqués sur le plan psycho-affectif.

Il n’est pas possible d’attribuer ces effets négatifs au divorce en lui-même plutôt qu’à ses causes (mésentente préalable, désamour, conflits). On ne peut cependant pas non plus en tirer la conclusion inverse, les données collectées ne permettant pas de conclure au-delà du parti-pris idéologique ou de l’argumentation qualitative. S’il est difficile de savoir si en cas de mésentente grave (disputes, violences), il est préférable de divorcer ou non, il paraît évident que dans le cas inverse d’absence de mésentente des parents, il est préférable pour les enfants que leurs parents restent ensemble.

Cependant, la variable la plus importante à prendre en considération est moins le divorce lui-même que le niveau de conflit parental. La grande difficulté devient alors de mesurer celui-ci objectivement, car autant la séparation ou le divorce peuvent être assimilés à des variables quasi-binaires (le couple divorce, ou ne divorce pas), autant le niveau de conflit est progressif, allant du simple vague à l’âme aux coups et blessures, en passant par différents degrés d’indifférence pacifique ou hostile, de violence verbale ou de harcèlement. On en revient aussi à la problématique précédemment évoquée de la subjectivité dans la perception des conflits en question, surtout  lorsqu’ils ne se traduisent pas par des disputes effectives mais par de simples sentiments de malaise.

Les divorces d’épanouissement personnel, dans lesquels aucun reproche spécifique n’est fait au conjoint et aucune dispute effective n’est attestable, sont quant à eux objectivement nuisibles aux enfants, puisque ceux-ci souffrent de ses conséquences sans en tirer aucun bénéfice.

Remarquons pour conclure cette partie que parmi les effets négatifs sur les enfants des divorces des parents, il serait réducteur de ne retenir que ceux qui sont les plus facilement objectivables, comme la réussite scolaire, les risques de délinquance ou le taux de suicide. L’effet du divorce est beaucoup plus diffus et doit aussi se comprendre en termes de vie pratique et de valeurs, même si de tels phénomènes sont difficilement mesurables. Il provoque des troubles face à la complexité des relations recomposées, épuise dans la pratique des transports, encourage les dérives consuméristes, accroît la tension entre l’idéal impossible du grand amour et la répétition obsessionnelle de l’échec parental (comme dans le cas des enfants battus), et finit par placer ses acteurs dans une situation paradoxale de sidération résiliente marquée du sentiment d’insécurité.

Un jour, ma fille aînée, bringuebalée entre plusieurs maisons, plusieurs familles et belles familles, m’a dit en me montrant son sac de voyage: « Tu vois mon sac ? Eh bien mon foyer, c’est mon sac ». Elle voulait dire sans doute, sans jugement de valeur, que la situation qu’elle avait subie l’avait certes amenée à développer ses qualités d’adaptabilité et de mobilité, mais qu’en même temps elle ne se sentait nulle part véritablement chez elle, et qu’en termes d’identité et de filiation, elle devait se concevoir comme une créature hybride, relativement à l’aise partout mais devant se contenter en tout lieu de ce statut plus ou moins hors-sol. Le mot qu’elle a utilisé résume bien, à mon sens, la situation : qui voudrait naître et grandir dans un foyer ressemblant à un sac de voyage ?

5 - Conséquence sur les conjoints

a - La séparation d’avec les enfants

Dans le cas des divorces d’épanouissement personnel unilatéraux (cas le plus typique : la femme part pour « refaire sa vie » contre l’accord de son mari) se pose également la question des conséquences sur le conjoint abandonné. On fera ici abstraction de la souffrance psycho-affective liée à la destruction de l’idéal du couple uni pour la vie. Quelque importance que puisse avoir cette souffrance, elle relève uniquement de la relation de couple et de sa complexité, et peut difficilement se résoudre par des mesures contraignantes. La rupture entre adultes consentants fait malheureusement partie intrinsèque des risques normaux de la vie de couple, risque qu’il convient donc d’accepter et d’assumer, même quand il s’agit d’un événement dramatique pour celui qui le subit.

Il en va tout autrement lorsque des enfants sont impliqués. Dans de nombreux cas, même et peut-être surtout lorsque la décision de rupture est unilatérale, la plus grande source de souffrance du conjoint abandonné n’est pas la perte de l’époux, mais celle des enfants, ou plus exactement, mais c’est très lié, la perte d’un foyer uni dont les enfants constituaient la composante essentielle. Cette souffrance dépasse d’ailleurs parfois le cadre pratique de la vie d’un individu, puisqu’elle s’étend au registre symbolique (destruction de l’idéal de la famille unie) ainsi qu’au registre généalogique (rupture dans la lignée). Un divorce a en effet des conséquences sur toutes les générations qui suivront : aucun autre enfant ne naîtra dans le foyer brisé ; des demi-frères ou des demi-sœurs seront en revanche peut-être imposés aux enfants déjà présents.

Il serait bon ici d’ouvrir une parenthèse concernant les différences entre hommes et femmes concernant la question de la filiation. Si les mères ont en général davantage d’intérêt pour les bébés et les jeunes enfants (contact charnel, câlins, empathie naturelle), intérêt qui s’étend d’ailleurs éventuellement aux enfants des autres (selon le principe de la Louve capitoline), les hommes ont une approche plus abstraite et plus cérébrale, bien que tout aussi structurante, de la notion de lignée. Une illustration grand public en est donnée par l’émotion de Godefroy de Montmirail, après qu’il a traversé les âges, lors de sa rencontre avec sa « toute petite petite fillotte » (film Les visiteurs, de Jean-Marie Poiré). On peut aussi prendre pour métaphore la différence de comportement entre mâles et femelles dans le cas des lions : la première préoccupation d’un nouveau mâle dominant au sein d’une harde est de tuer les lionceaux présents, de sorte que les femelles allaitantes redeviennent fertiles et disponibles pour servir à sa reproduction. Les femelles, quant à elles, se partagent assez bien l’élevage des petits, faisant assez peu de différences entre les leurs propres et ceux des autres lionnes, dans une vie commune rappelant un peu celle des crèches ou des garderies humaines.

Dans ces conditions, la perte symbolique du lien de filiation causée par le divorce constitue une blessure narcissique majeure pour les hommes qui n’en sont pas les initiateurs ; une blessure dont l’ordre de grandeur est celui de la vie humaine, et il n’est dont il n’est pas étonnant de constater les effets en termes de mortalité volontaire.

Cette idée est déjà en germe chez Durkheim, qui en fait l’un des thèmes centraux de son ouvrage classique sur le suicide. Comme l’écrit Claude Zaidman : «   L’important ici ce n’est pas le mariage et les relations conjugales, c’est la relation parentale. C’est autour des enfants que se joue l’enjeu familial : « Le facteur essentiel de l’immunité des gens mariés est la famille, c’est-à-dire le groupe complet formé par les parents et les enfants. Sans doute, comme les époux en sont membres, ils contribuent eux aussi, pour leur part, à produire ce résultat, seulement ce n’est pas comme mari ou comme femme, mais comme père ou mère, comme fonctionnaires de l’association familiale […] la société domestique, tout comme la société religieuse, est un puissant préservatif contre le suicide » » ((Claude Zaidman, Derrière Le Suicide, le divorce, Les cahiers du CEDREF [En ligne], 15 | 2007, URL : http://cedref.revues.org/387#tocto1n2, source interne ).

Un siècle après les premières intuitions de Durkheim, les études récentes confirment sans ambiguïté le lien qui existe entre divorce et suicide des divorcés (on ne s’intéresse pas ici au cas déjà abordé de la surmortalité des enfants) : on observe par exemple en Suède que le divorce multiplie les probabilités de suicide des personnes concernées par 2,25. (C. Crump, K. Sundquist, J. Sundquist and M. A. Winkleby (2014). Sociodemographic, psychiatric and somatic risk factors for suicide: a Swedish national cohort study. Psychological Medicine, 44, pp 279-289. doi:10.1017/S0033291713000810. )

Il devient même possible de retourner l’argument classique des féministes concernant les violences masculines, et de démontrer que si les hommes sont les agents effectifs de la plupart des gestes mortels (meurtres et suicides), ceux-ci se retournent le plus souvent contre eux. Le nombre de morts d’hommes consécutifs aux divorces provoqués par les femmes est très probablement plus élevé que le nombre de meurtres de femmes par les hommes pour les mêmes motifs (cf. annexe 1).

Il faut également mentionner la question de l’asymétrie dans la relation parents-enfants. Si les enfants, en particulier les enfants jeunes, ont besoin d’un cadre rassurant et bienveillant, correspondant en général à celui de la cellule familiale (mais qui pourrait sans doute être tout autre, du fait de la plasticité de la psyché enfantine), on peut cependant postuler que l’attachement des parents aux enfants est supérieur, en intensité et en profondeur, à celui des enfants pour les parents. Certes, on n’a qu’un père et qu’une mère, alors qu’on peut avoir de nombreux enfants (même si statistiquement, cela devient de plus en plus rare). Mais qu’on songe simplement à la question suivante : combien seraient prêts à sacrifier leur vie pour leurs parents ? Et combien pour leurs enfants ? Certes, la question de l’âge interfère. Mais il semble bien tout de même que l’attachement ne soit pas exactement réciproque, ce qui est d’ailleurs logique : la destinée de chaque enfant devenu adolescent puis jeune adulte est de quitter le foyer d’origine pour se tourner vers son avenir propre. Il peut garder une gratitude, une reconnaissance, voire une nostalgie de sa jeunesse, mais a aussi pour vocation de fonder un nouveau foyer et de s’y investir.

On aurait donc, dans la galaxie complexe des relations de famille, non seulement une dialectique des relations horizontales avec les relations verticales, mais également une asymétrie des relations verticales. Or au moment où les relations familiales en général constituent l’un des derniers remparts permettant de contenir le flot de l’individualisme, il convient d’en prendre conscience, et d’agir en conséquence. Les relations horizontales (conjugales, fraternelles et sororales) étant menacées par la généralisation des divorces et séparations (couples disjoints, frères et sœurs séparés, multiplication des demi-frères et demi-sœurs), il convient de maintenir surtout ce qui constitue l’ossature centrale des relations verticales, à savoir le lien de filiation. Corrompre ce lien, en considérant comme normal que l’un des deux parents (en général le père) soit privé de ses enfants en cas de divorce, c’est à la fois s’en prendre à chacun de ces cas particuliers, mais c’est aussi contribuer à la destruction de ce qui reste des cadres sociaux indispensables dans une société menacée d’anomie.

b - L’obligation d’accepter une recomposition familiale forcée

Comme si la blessure de la séparation d’avec ses enfants n’était pas suffisante, les conjoints délaissés doivent également, lorsqu’ils n’ont pas la garde des enfants, accepter que ceux-ci vivent après le divorce dans un foyer dont ils peuvent tout désapprouver (le comportement, le mode de vie, les valeurs) sans avoir cependant aucun pouvoir sur lui. Voici un témoignage à ce sujet, que j’ai eu l’occasion de rédiger en d’autres circonstances :

« Séparé de force de mes enfants alors très jeunes, j’ai aussi dû accepter la violence de les savoir plongés contre mon consentement dans une vie nouvelle, une intimité et un foyer différents et de mon point de vue hostiles, composés d’autres adultes et d’autres enfants que je considérais non seulement comme des étrangers mais comme des ennemis. Refusant dans ces conditions de « refaire ma vie », peut-être pour ne pas cautionner la situation ou donner le sentiment de l’admettre, j’ai aussi dû accepter l’idée de ne pas avoir d’autres enfants, et de n’être plus tard qu’une sorte de moitié de grand-père isolé. C’est donc ma vie tout entière, et au-delà même son prolongement biologique, qui se sont trouvés bouleversés, et pour ainsi dire détruits, même si j’ai choisi de continuer de vivre du mieux que je pouvais, par sollicitude envers ma famille, par égard pour mes enfants et aussi, dans la perspective déiste dans laquelle je me situe, par respect pour la Création. Et ce drame existentiel s’est joué pendant que de son côté, mon ex-épouse menait exactement la vie qu’elle avait choisie sans remords apparent, donnait naissance à de nouveaux enfants et reconstruisait autour d’elle l’environnement exact qui lui convenait, sans se soucier des conséquences sur les autres personnes de son entourage »

Le cas des beaux-parents imposés, non seulement aux enfants mais aussi indirectement aux parents délaissés, est rarement évoqué en tant que problème social majeur, alors qu’il conditionne la vie de millions de personnes. Peut-être est-il justement tellement sensible que la société préfère le taire, en ce qu’il pose de toute manière des questions insolubles en régime libéral. Il s’agit pourtant d’un phénomène connu de toute éternité (au point de figurer dans les contes de fée et d’avoir d’ailleurs reçu pour le nom le « Cinderella effect »  http://en.wikipedia.org/wiki/Cinderella_effect), dont les évolutions sociétales récentes contribuent seulement à démultiplier les effets (alors qu’autrefois, les relations conjugales étaient le plus souvent interrompues par le veuvage, les remises en ménage étant quant à elles largement motivées par des raisons économiques ou pratiques, limitant de ce fait la dimension psychologique du phénomène).

L’étude de l’Union des Familles Européennes (cf. supra) confirme l’existence de difficultés relationnelles importantes entre les enfants et leurs beaux-parents : « Le nouveau partenaire n’est pas facilement et rapidement accepté. Qu’il s’agisse d’un beau-père (46% d’opinions négatives) ou d’une belle-mère (58% d’opinion négatives), tout contact est souvent catégoriquement refusé par l’enfant ou lorsqu’il y a contact, celui-ci est mauvais. ».

L’abondance de littérature grand public sur le sujet ne trompe pas. Malgré le discours public de banalisation qui vise à neutraliser le phénomène de recomposition familiale et le considérer comme non problématique, les difficultés quotidiennes vécues par les personnes concernées resurgissent sous la forme d’un de ces « retours de réels » chers à Philippe Muray, en l’occurrence l’abondance de titres consacrés à la question sur les rayons des librairies : « D'abord, t'es pas ma mère ! » de Marie-Claude Vallejo, « Le complexe de la marâtre » de Catherine Audibert, « Sois belle-mère et tais-toi » de Sarah Farri, « La souffrance des marâtres » de Susann Heenen-Wolff, etc. (une dizaine de titres récents comprennent le mot « marâtre »).

La posture majoritaire des enfants, si l’on en croit les conclusions de la sociologue Sylvie Cadolle http://www.amazon.fr/Etre-parent-%C3%AAtre-beau-parent-Cadolle/dp/2738108334 (rappelée dans L'Express ) est celle de l’évitement. Si les enfants de divorcés souhaitent en général que leurs parents se remettent en ménage, ce n’est pas tant pour eux-mêmes que pour le bonheur de ceux-ci (argument dont on peut d'ailleurs penser qu'il faut le prendre avec précaution lors de l'interprétation des enquêtes, puisqu'il correspond d'une manière potentiellement suspecte à l'idéologie dominante des droits généralisés, dont le "droit au bonheur" serait l'un des avatars les plus dangereux). Cependant au quotidien, les deux parties prenantes (beaux-parents et beaux-enfants) s’accordent le plus souvent –explicitement ou tacitement- pour interagir le moins possible, mettant de ce fait le parent biologique dans une situation d’interface parfois difficile à vivre. En définitive, les interactions seront naturellement réduites à celles définies par le socialement correct, si l’on peut dire (fêtes de famille où il s’agit de faire bonne figure, éléments de vie pratique, trajets partagés). Les choses se compliquent parfois lorsque de nouvelles naissances ont lieu au sein du foyer recomposé, précipitant la jalousie des demi-enfants restant envers les nouveaux venus, qui disposent alors du privilège interdit aux premiers de vivre avec leurs deux parents.

Si la situation d’évitement réciproque est au moins celle du moindre mal (« la politesse, c’est l’indifférence organisée », disait Valéry), elle ne permet pas de construire grand-chose sur le plan éducatif. La véritable éducation, dans sa dimension contingente et enracinée, pour ne pas dire organique, ne peut trouver sa source que dans une forme protégée de vie privée. Seuls les totalitarismes ont pu espérer faire advenir l’homme nouveau en le coupant de ses origines familiales et biologiques (totalitarismes historiques comme le stalinisme ou le maoïsme, totalitarismes fictionnels comme ceux décrits par Orwell ou Huxley), en organisant l’éducation de masse sur des bases impersonnelles et dépourvues d’affect, voire en encourageant les enfants à se méfier des parents et à se dresser contre eux (c’est son propre fils qui dénonce le voisin de Winston Smith aux autorités). De ce point de vue, la généralisation des divorces peut sans doute être en interprétée comme l'une des manifestations d'un totalitarisme contemporain de nature individualiste, utilitariste et libéral.

Mais c’est aussi aux parents déchus qu’il faut penser lorsque la question se pose de l’introduction d’un nouvel adulte dans une famille recomposée. L’éducation se distingue précisément de l’instruction en ce qu’elle n’est pas que transmission de savoir, mais aussi transmission de valeurs (autrement dit filiation spirituelle). Or une telle transmission est implicite dans le cas de la progéniture naturelle, en ce qu’une part de donné biologique irréductible (le patrimoine génétique), qui ne peut faire l’objet d’aucune récusation, d’aucune falsification ou d’aucun commerce, fait inévitablement partie intégrante de la relation parents-enfants. Cette relation se construit donc d’entrée sur une combinaison d’inné et d’acquis, et fonde l’invariant anthropologique de l’ancienne notion de « race » (au sens rappelé par Michel Drac dans son essai « La question raciale »). Il serait à ce titre intéressant d’étudier le cas particulier des recompositions familiales multiculturelles pour observer à quel point les clichés bienpensants de la tolérance aux nouvelles formes familiales et à l’ouverture culturelle peuvent entrer en résonnance avec l’idéologie libérale, et s’opposer ensemble à la pensée conservatrice et traditionaliste.

Cette question de l’implicite, du non-dit et du privé (et quel lieu serait plus propre à l’épanouissement de la vie privée que le cercle familial ?) doit aussi amener une réflexion plus profonde sur la question de l’intimité. L’une des plus grandes souffrances relative au divorce est en effet celle de cette perte du monopole de l’intime avec ses enfants (perte ou partage, cela revient en définitive au même, car comme l’autorité, l’intimité ne se dilue pas sans se dénaturer) ; plus exactement cette obligation d’accepter que ses enfants soient contraints de partager l’intimité de ce qu’il faut bien nommer un intrus, si ce n'est un rival ou un ennemi. Autrement dit le partage d’un lieu de vie, de repos, de toilette, de détente, avec un individu étranger à leur origine charnelle. Soulignons qu'un tel partage est, non seulement contraire aux aspirations des parents déchus, mais également générateur d'une souffrance d'autant plus profonde qu'étranger à toute forme de formalisme, il ne trouvera aucun écho dans les dispositions légales ni dans les arrangements pratiques entre parents séparés.

L'attitude naturelle des hommes, en presque toute civilisation, est de régler différemment leurs comportements publics et privés, c'est-à-dire de s'autoriser en privé des libertés (de comportement, de parole) qu'ils ne s'autoriseraient pas en public (géométrie variable du surmoi). Or, devoir accepter de partager l'intimité d'intrus, ou devoir accepter que ses propres enfants soient tenus de le faire, c'est précisément introduire un trouble dans cet équilibre.

L'attitude naturelle d'un parent privé de la garde de ses enfants est de refuser que ceux-ci soient contraints de partager l'intimité d'un étranger, d'un rival ou d'un ennemi. Seul le plus aveugle des régimes libéraux (fondé sur une neutralité axiologique poussée à l'extrême, doublée d'un existentialisme aussi délirant qu'impensé) peut postuler que toute croyance, toute préférence, tout goût particulier, a une valeur ni plus ni moins grande que n'importe quels autres croyances, préférences, ou goûts, et que de ce fait, pour autant que les normes (de sécurité, de fonctionnalité) soient respectés, peu importe qu'un enfant soit élevé par tel parent ou par tel autre, tant qu'il peut s'épanouir de lui-même. Cette vision repose sur l'hypothèse irréaliste selon laquelle chacun ne doit que "devenir lui-même" en faisant fi de son origine, de ses racines, et de projet qui l'a fait naître.

Il est à noter que dans bien des cas, l'absence, ou du moins la forte altération de ce qu'on pourrait appeler l'"intimité éducative", ainsi que leurs conséquences profondes sur le plan de la construction de la psyché, peuvent difficilement être conceptualisées par des enfants séparés jeunes d'un de leurs parents. Ceux-ci ne peuvent selon les cas en garder la mémoire ou en concevoir la vertu structurante (de la même manière qu'un aveugle de naissance ne pourrait, par exemple, conceptualiser la couleur "jaune"). Certes, cette absence de conscience limite la souffrance des enfants impliqués, mais dans le même temps elle les prive même, ironie suprême, de la capacité critique à se structurer en opposition avec la situation vécue, et à la possibilité d'une empathie profonde avec le parent déchu, qui, lui, pour avoir vécu le plus souvent à l'état adulte le projet familial dans son intégrité d'origine, peut accéder bien plus facilement à la conscience complète de cette absence.

De surcroît, le parent en souffrance ne pourra pas non plus insister trop sur cette perte de l'intimité éducative auprès de ses propres enfants sans risquer de leur porter un certain préjudice psychologique. Puisque celle-ci ne peut de toute manière être restaurée, tout rappel trop nostalgique de la valeur de cette perte pourrait tendre à les blesser inutilement. On imagine mal un parent isolé renvoyer régulièrement ses enfants à ce qu'ils auraient pu vivre, ce qu'ils auraient pu devenir, s'ils avaient grandi dans un foyer uni, lors même que ce parent, et il aurait sans doute raison, serait intimement persuadé que cette option aurait été en bien des aspects préférable à la vie effectivement vécue. A partir d'un certain point, il est illusoire de vouloir rejouer le passé, et c'est précisément cette difficulté qui pousse parfois les parents désireux de rompre à précipiter la rupture sur un mode irréversible, autrement dit à mettre le conjoint déchu devant le fait accompli, afin que toute tentative de résistance soit dès le départ renvoyée à la figure grincheuse du mauvais joueur. Parfois, la situation s'apparente donc à une forme de chantage psychologique dans laquelle le parent déchu souffre non seulement de son propre état de déréliction, mais également de l'obligation où il se trouve de devenir en partie complice, ne serait-ce que par son silence, du phénomène qu'il réprouve et contre lequel il cherche à lutter.

On peut détester les nouveaux visages imposés par une recomposition familiale imposée; et dans une certaine mesure, il peut être salutaire de reconnaître cette détestation comme mécanisme de défense psychologique légitime, voire de l'accepter dans un premier temps pour pouvoir la sublimer plus tard en mépris ou en indifférence en fonction des degrés de responsabilité de chacun. Mais l'ignorer, la passer sous silence ou la considérer comme anormale, c'est se soumettre en dépit du bon sens à l'idéologie individualiste ayant permis la généralisation du phénomène et des souffrances qui lui sont liées. Il faudra bien qu’un jour ces questions soient reconnues à leur juste mesure pour que les enjeux du divorce puissent être plus clairement compris, et que des pratiques de vie de famille moins destructrices puissent voir le jour.

6 - Autres parties prenantes 

Dans un souci d’inventaire exhaustif, il convient enfin de noter que parents, enfants, beaux-parents et beaux-enfants ne sont pas les seules personnes à voir leur vie bouleversée par le choix d’un divorce. Les quatre grands-parents (ou plus) en paient aussi l’addition (financière, organisationnelle et psychologique), et sont presque autant concernés que le couple séparé par la question de la fracture de la lignée. S’ils n’ont en général qu’une influence limitée sur la décision de divorce elle-même, et pratiquement aucun poids sur le cours juridique des événements, ils ne devraient pourtant jamais être ignorés au moment de ce choix.




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