Combien vaut un dollar ?

Dans l'ensemble, on peut voir le modèle économique mondial des années 2000-2010 de la manière suivante:

Ayant pris dès l'origine du cinéma le leadership de l'industrie culturelle, les Américains définissent le mode de vie souhaitable à tous les niveaux, par leur maîtrise des médias et la diffusion de modèles de comportement: ils produisent les icones people, s'introduisent dans les esprits par les chansons populaires (les 50 artistes ayant vendu le plus de disques sont tous d'expression anglaise!), dominent le monde du sport et désignent les personnalités les plus influentes, le plus souvent américaines elles-mêmes. Ils façonnent les idéaux par une industrie du cinéma totalement dominée par les majors d'Hollywood. Ils contrôlent également les standards de l'éducation, de la propriété intellectuelle et de la circulation des données (par leur maîtrise de l'informatique et des réseaux). Plus généralement, au nom d'un idéal démocratique incontesté, ils définissent les normes du bien, donc in fine le cadre du droit international.

A partir de là, et conformément à la théorie de la propagande proposée par Bernays, les choses s'enchaînent naturellement : la domestication des esprits étant acquise, le reste suit. C'est un peu comme si les sujets de la manipulation mentale se retrouvaient hypnotisés. Désormais, ils sont prets à travailler pour le maître sans concevoir l'idée d'une révolte. C'est évidemment vrai pour l'Europe, de surcroît affaiblie par la position d'agent double du voisin britannique, et dont le contre-pouvoir potentiel, fondé sur une alliance continentale franco-allemande insoumise, a perdu toute condition de possibilité dans la succession des deux guerres mondiales du XXème siècle. C'est vrai aussi pour un Japon humilié par la même occasion, et à un moindre degré pour une Russie vaincue dans le domaine économique quelques décennies plus tard. C'est vrai pour une Amérique latine sur laquelle s'exerce un contrôle plus directement militaire (Nicaragua) et humain (via la possibilité de réguler plus ou moins l'immigration mexicaine). C'est encore vrai pour un monde Arabe divisé et corrompu, dont les élites faussement dévotes (Wahabbistes Saoudiens) sont encore plus fascinées par l'argent que les marchands d'esclaves africains du XIXème siècle ne le furent par la pacotille.

Les pays en voie de développement, notamment les pays Asiatiques, n'ont posé aucun problème jusque dans les années 2000, tant était grande la distance qui les séparait des pays développés en termes de puissance économique. Aussi bien, il pouvait y survivre des cultures exotiques particulières (Asie Centrale, Inde, Indonésie) qui n'interféraient pas avec la domination américaine.

Les choses n'ont véritablement commencé à changer qu'avec l'avènement réel de la Chine en tant que principal manufacturier du monde. A partir des années 2000, la délocalisation industrielle a atteint un niveau tel qu'il ne s'agissait plus simplement des résultats d'une mise en concurrence par le maître d'intermédiaires de commerce interchangeables, mais bien de la création d'une nouvelle dépendance vis-à-vis d'un partenaire unique et incontournable. D'un modèle de domination à sens unique, on était passé à un modèle double, du type "je te tiens, tu me tiens, par la barbichette". En somme, les Américains avaient besoin des Chinois pour fabriquer des objets qu'ils étaient devenus incapables de produire eux-mêmes dans des conditions de coûts acceptables (tout occupés qu'ils étaient à oeuvrer à leur domination culturelle, et à profiter de ses largesses). Et les Chinois avaient besoin des Américains pour consommer une production manufacturière dont la croissance, synonyme de promesse de jours meilleurs à venir pour une population temporairement quasiment réduite en esclavage, était la seule garantie de cohésion sociale.

Cette situation de dépendance mutuelle n'est pas mauvaise en elle-même. Après tout, on peut même la considérer comme plus prometteuse pour l'avenir du monde que la situation de guerre froide des années 1960. Cependant, elle ne peut être que temporaire. D'abord parce que le marché intérieur Chinois se développe, en conséquence logique de l'enrichissement du pays, et entre progressivement en concurrence avec le commerce extérieur. Et ensuite parce qu'à ressources (énergétiques et minières) finies, une compétition va finir par s'exercer pour le contrôle des matières premières indispensables à la production (après transformation) des marchandises permettant d'assurer le confort matériel auquel les standards véhiculés par la propagande décrite plus haut commandent d'adhérer. Pour le dire plus clairement, on se dirige vers un affrontement pour le contrôle du pétrole (et d'autres ressources minérales, mais c'est sans doute secondaire) qui reste la condition première de l'élévation du bien-être des populations concernées.

C'est ici que la question de la monnaie se pose de manière aiguë: comment les Américains, qui ne produisent plus rien de matériel à l'exception de quelques Boeings, vont-ils faire pour continuer de se payer le niveau de vie qui les définit comme maîtres du monde ? Quelle contrepartie vont-ils pouvoir donner aux importations massives dont ils ont besoin, ne serait-ce que pour leur survie matérielle, sachant que la libération de l'information -sans doute involontaire du reste, mais conséquence inévitable d'un progrès technique impensé- rend le contrôle de celle-ci plus difficile ?

La réponse à cette question me paraît simple : ce que les Américains ne peuvent plus obtenir par la persuasion, ils ne peuvent plus essayer de l'obtenir aujourd'hui que par la force. En d'autres termes, la principale puissance résiduelle des Américains, c'est aujourd'hui la puissance militaire.

Tout s'articule autour des pétrodollars. A partir du moment où les Américains ont renoncé à la convertibilité du dollar en or (1971), leur monnaie s'est progressivement gagée sur le pétrole. Standard de fait des échanges du pétrole dans le monde, sa grande force vient de cette position d'intermédiaire obligé. Pour acheter l'énergie, qui constitue dans le monde industriel le moyen du confort, il faut du dollar. Certains acteurs s'approvisionnent en dollars par le moyen de l'échange marchand, en proposant à d'autres pays des biens et services évalués dans cette devise (développement du commerce mondial), d'autres peuvent se permettre... de le produire sans contrepartie: il s'agit de la Banque Centrale Américaine, qui dispose du privilège insensé de réguler la quantité de dollars en circulation dans le monde; il s'agit aussi du gouvernement américain, qui peut se permettre de s'endetter de manière exponentielle sans conséquence, puisque nulle autre puissance au monde n'est en mesure de venir lui demander des comptes.

Seulement un tel système, non régulé, est voué à la surenchère permanente. Et il faut que tous les acteurs continuent de jouer le jeu pour éviter son effondrement. Autrement dit de faire comme si le dollar avait encore une valeur intrinsèque alors que les Américains le produisent librement sans contrepartie. Autrement dit, encore, accepter l'idée que les Américains se positionnent par essence comme créanciers permanents du monde, sans rien produire par eux-mêmes, sauf une doxa culturelle de plus en plus bruyante mais de moins en moins convaincante.

Une telle situation, dans laquelle certains sont tenus de travailler pour d'autres sans contrepartie, simplement du fait du rapport de force entre eux, porte un nom précis: il s'agit d'une situation d'esclavage.

Dans sa version la plus radicale, cette position est difficilement tenable, et suscite inévitablement des mouvements de contestation. Saddam Hussein, par exemple, a voulu substituer l'euro au dollar pour les exportations de pétrole. On sait ce qui lui est arrivé peu après. Le message a d'ailleurs été clarifié depuis, avec la mission de "pacification" des zones pétrolifères du moyen-Orient, au motif de la défense de la démocratie. Si on remplace simplement "défense de la démocratie" par "impérialisme américain", le résultat est le même: il consiste à affirmer qu'il s'agit toujours, pour tous les pays de la zone, d'accepter le paiement des ressources pétrolières en dollars, sous peine de réprésailles militaires sans pitié. Le prétexte de l'éradication des armes de desctruction massive n'est même plus avancé. Tout juste rappelle-t-on de temps à autre le risque terroriste, sans trop prendre le soin de rapporter les 3000 morts du WTC aux 162000 irakiens victimes de la guerre. Le rapport est tout de même de 1 à 50, ce qui fait beaucoup par rapport au principe de proportionnalité, d'autant plus que les attentats du WTC n'étaient nullement de la responsabilité de l'Etat irakien. Il existe tout de même un domaine dans lequel les Américains font preuve de prodigalité : c'est quand il s'agit de s'acheter les faveurs des souverains locaux. Pour peu que ceux-ci acceptent sans réserve le principe du paiement en dollars, ils seront couverts d'or. C'est évidemment le cas de la dynastie des Seoud, mais aussi des roitelets des Emirats. L'évidence de leur corruption est jusqu'à présent masquée par la complaisance à leur endroit des médias sous contrôle occidental (ce qui inclut évidemment la chaîne Qatarie Al Jazeera). Les choses pouraient changer à l'occasion de l'émergence de l'Asie comme puissance économique dominante.

Aujourd'hui, le véritable étalon du dollar, ce n'est plus l'or, ce n'est même plus le pétrole, c'est le M16. Mais demain?