De l'humanisme à l'homanisme

4 - L'aporie idéologique majeure : des difficultés d’une définition non anthropocentrique de l’homme

De tout temps, l’homme a cherché à comprendre ce qui lui était propre. Il a ainsi pu se définir positivement par la bipédie ayant libéré le pouce opposable (homo erectus), l’ingéniosité (homo habilis, homo faber), la raison (homo sapiens), la production/consommation (homo economicus). On a aussi pu voir en lui le seul animal doué de langage, d’esprit (Rabelais : « Le rire est le propre de l’homme »), d’aspiration au pouvoir (Aristote : « l’homme est un animal politique »), et d'autres caractéristiques encore. Et plus récemment comme un être savant mais conformiste (homo academicus), une créature influençable à la fois objet et sujet de la société du spectacle (homo festivus, de Philippe Muray).

La variété de ces propriétés témoigne peut-être qu’il existe une difficulté pour l’homme –logiquement prisonnier de son isolement- à se définir lui-même, puisqu’une telle situation le place en situation de juge et partie [en particulier de 33:45 à 35:18] .

Or la logique (y compris dans son expression mathématique, renvoyant aux travaux de Russell puis de Gödel) enseigne qu'à partir d'un certain niveau de raffinement et de complexité, il est impossible de définir un système donné sans référence externe. En d'autres termes, aucun système ne peut s'auto-engendrer ou s'auto-définir, et donc la question de sa cause initiale (l'origine de l'homme, renvoyant in fine à l'origine du monde) ne peut que rester essentiellement mystérieuse lorsqu'on la considère de l'intérieur. De ce point de vue, l’existentialisme (en tant que pensée off-shore qui se définirait elle-même) semble davantage relever du fantasme de toute puissance ou d'une forme de wishful thinking que d'une proposition logiquement acceptable.

Reste la possibilité pour l'homme de se définir par rapport aux deux espaces qu’il perçoit/conçoit comme extérieurs à lui: celui de la nature (l’ici-bas) et celui de l’esprit (l’au-delà).

Du côté de l'ici-bas, aucune réponse pertinente au questionnement existentiel de l'homme ne semble malheureusement pouvoir être trouvée dans le monde physique qui l’entoure. La nature est muette; elle peut certes s’étudier, jusqu'au plus petit niveau de détail, mais ce faisant elle ne délivre aucun message sémantique, moral, téléologique ou eschatologique : si bien que la science ne peut produire aucune connaissance pertinente à propos du sens de la création ou de la place de l’homme au sein de celle-ci.

Du côté de la métaphysique, la situation n'est guère meilleure: celle-ci reste ou bien inaccessible, ou bien spéculative et donc absolument humaine (imparfaite, partisane, contingente, historique, etc), en particulier concernant tout ce qui relèverait d’une quelconque révélation divine faite à l’homme; un peu de distance critique suffit à montrer que la grande majorité des hommes s'en remettent simplement, sans doute par facilité ou manque de courage, aux révélations ou aux prophètes qu'ils ont en quelque sorte "sous la main" (c'est-à-dire dans leur environnement familial ou culturel immédiat), ce qui atteste davantage d'une diffusion des croyances religieuses par le moyen de la démographie et les mécanismes de la mémétique que par le critère de vraisemblance.

Dans une quête objective de sens au sujet de l'homme, il est donc nécessaire de recourir à des approches plus générales et plus ouvertes (philosophie, anthropologie), qui amènent à s'interroger sans préjugé sur les positions relatives de l’homme, de Dieu et de la nature. Les grandes visions du monde (religieuses, politiques) articulent en effet différemment le rapport entre ces trois termes, et définissent par conséquent différemment le domaine du sacré : pour le croyant, celui-ci se confond souvent en pratique avec le domaine du divin ; pour le matérialiste, le sacré perd son importance et/ou se réinvestit en des formes privées (relativisme culturel), naturelles (néo-paganisme, écologie profonde) ou artificielles (culte de la marchandise) ; et pour l’humaniste, qui se trouve en quelque sorte en position intermédiaire, c’est l’homme qui définit la valeur suprême, suivant l’aphorisme bien connu de Platon dans le Protagoras « L’homme est la mesure de toute chose » (le tout aussi fameux « il n’est de richesse que d’hommes » de Jean Bodin n’étant pas aussi pertinent du fait de sa signification principalement démographique dans son contexte d’origine).



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