Jusqu'où collaborer ?

I – Propositions critiques

C - Défauts et incohérences

1 – Point de vue général

a - Absence de régulation externe

Le premier défaut du système libéral, et peut-être le principal dans le sens ou il peut s'avérer fatal, est qu'aucune proposition alternative n'est de nature à le réguler. Constituant le modèle par excellence de la société ouverte, il tolère toutes les réformes mais aucune révolution. Le plus tyrannique des souverains peut toujours être décapité; le plus autoritaire des chefs d'Etat chassé ; le plus sauvage des despotes renversé; mais comment imaginer la remise en question d'un système qui, au-delà de la question de l'organisation politique (telle république ou telle monarchie constitutionnelle), s'incarne dans les comportements, les valeurs et les représentations de chacun de ses sujets?

L'origine du problème est profonde. Elle s'enracine dans la soumission progressive de l'ordre politique à l'ordre économique, qui conduit à une dissolution de la notion de sacré (cf. L'Avenir de l'économie : Sortir de l'écomystification de Jean-Pierre Dupuy ou L'antimanuel d'économie de Bernard Maris). Or le sacré est un principe anthropologique nécessaire au maintien d'une structure sociale ordonnée. Sans sacré, un groupe humain n'a plus de guide, il perd sa verticalité, ses membres sont de moins en moins capables de trouver un sens à leur action et à leur vie.

Et pourtant, qui aujourd'hui serait capable de mener une charge frontale contre les fondements de la société ouverte théorisés par Popper et Hayek : une société qui peut se réformer sans violence, qui garantit le respect des libertés individuelles et préserve des risques de toute pensée magique ou de toute dérive tribaliste?

En vérité, comme l'a très bien montré Philippe Muray dans son dernier ouvrage, la société ouverte est capable de tout accepter, l'expression de telle idée ou de telle autre, les comportements privés les plus excentriques comme les plus conformistes, elle peut même accepter à la fois une chose et son contraire. Mais la seule chose qu'elle ne peut pas faire, c'est se regarder elle-même d'un point de vue extérieur; c'est-à-dire s'accepter comme une proposition parmi d'autres, relative, comparable, évaluable en bien et en mal. Elle ne peut se concevoir autrement que comme l'unique modèle achevé, sorte de soleil irradiant et généreux, protecteur de tous les autres à condition qu'ils lui fassent allégeance. Elle ne peut dès lors évoluer que par incorporation, élargissement, acceptation de tout et plus encore; mais elle ignore la dialectique. Si bien que la seule façon de la modifier serait de la modifier au nom de ses principes mêmes. Mais ceux-ci étant infiniment vagues et abstraits, et ne s'incarnant en aucune règle particulière, la modification s'avère en définitive impossible.

Appliquée à la question économique, cette incapacité à la régulation externe prend une forme précise : celle de la consommation de toutes les ressources disponibles, y compris les ressources non renouvelables, sur la base du seul critère de leur valeur d'échange à un moment donné, et sans anticipation d'une pénurie à très long terme (car à moyen et même à long terme, jusqu'à une échéance de 50 ans peut-être, celle des plus longues OAT actuelles, les mécanismes financiers sont en principe capables d'auto-régulation, moyennant quelques passages chaotiques). C'est ce qui se passe actuellement pour le pétrole. Bien que le pic pétrolier soit probablement dépassé, il n'existe aucune autre régulation des ressources que le rapport de force qui s'exprime entre producteurs et consommateurs au travers de la loi de l'offre et la demande. Or quand on connaît le niveau de dépendance de l'économie mondiale au pétrole, il s'agit bien là d'une question vitale. Question vitale dont il semble cependant admis qu'elle ne doit pas amener à remettre en question les principes fondateurs du libéralisme économique. Tout se passe comme si la croyance en la vertu du libre-échange était telle qu'elle se montre capable de neutraliser toute critique même quand celui-ci place l'humanité entière face à un risque mortel.

Si le défaut de contrepoids politique à la puissance de l'ordre économique pourrait à terme conduire nos sociétés au désastre, ce ne sera en tout cas pas la faute des indiens Crees, qui nous avaient prévenus :

"Quand le dernier arbre aura été abattu,
Quand la dernière rivière aura été empoisonnée,
Quand le dernier poisson aura été péché,
Alors on saura que l’argent ne se mange pas."

Un tel système est a priori incapable de gérer le risque d’explosion. L’économie a tendance à valoriser en permanence les ressources non renouvelables en fonction du seul taux d'intérêt de la rente qu'elle représente pour les fournisseurs (phénomène de rente d'Hotelling), provoquant théoriquement une croissance exponentielle du prix qui, en l'absence de produit de substitution, conduit inévitablement à une explosion du système correspondant, dans les termes de René Thom un événement catastrophique.

En l'absence d'intervention humaine, la régulation ne pourra se faire que par la nature, et tout laisse à penser que celle-ci pourrait être brutale. Malgré son anthropocentrisme, malgré aussi sa capacité à dérégler le fonctionnement de Gaïa, l'homme reste en effet une créature faible, un tout petit animal quand on le compare à la Terre qui l'abrite. A titre de comparaison, la Terre reçoit et restitue chaque année 3850 ZJ d'irradiation solaire; malgré son incorrigible propension au gaspillage des énergies fossiles, l'homme n'est capable pour sa part de produire qu'environ 12000 Mtep, soit 0,4 ZJ chaque année, autrement dit 10000 fois moins que ce que le soleil offre à notre seule planète (et qui ne représente d'ailleurs que moins d'un milliardième de ce qu'il produit au total, et qui se disperse dans le reste de l'univers). On voit bien au regard de ces chiffres que l'humanité et son hôte ne concourent pas vraiment dans la même catégorie. Une réaction de la planète, même mineure à son échelle, sous la forme d'un léger ajustement systémique, pourrait être d'une violence considérable à celle de l'humanité. L'homme est en effet loin d'avoir saisi l'ensemble des interrelations qui constituent la condition de possibilité de l'écosystème dont il dépend, et ils ne fait qu'en découvrir certaines manifestations au fur et à mesure des progrès scientifiques. Il ne peut apprécier son dérèglement que par l'observation d'un certain nombre de symptomes, mais les plus éminents spécialistes restent divisés au moment de définir les moyens d'une mesure de correction. Comme au sein de tout système dynamique, une action donnée se reflète en une multitude de conséquences et non pas en une seule, et le traitement de tout dérèglement se révèle d'autant plus délicat que le système est complexe. Or c'est un euphémisme que de constater que nous n'en sommes qu'au début de notre compréhension du fonctionnement de notre biosphère en tant que système. La triste fin de l'expérience Biosphère 2 en atteste. Pendant ce temps, de nombreuses espèces animales ont disparu ces derniers siècles, la plupart du fait de l'action de l'homme, sans possibilité de résurrection. Et personne ne sait non plus où se situe le point de non retour définitif.

Concluons ce développement sur une image suggestive: celle d'un ballon de baudruche sur le point d'éclater. Est-il amusant ou tragique, si on le prend pour métaphore, de constater qu'il éclate un instant après avoir atteint... son acmé!



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