Le premier défaut du système libéral, et peut-être le principal dans le sens ou il peut s'avérer fatal, est qu'aucune proposition alternative n'est de nature à le réguler. Constituant le modèle par excellence de la société ouverte, il tolère toutes les réformes mais aucune révolution. Le plus tyrannique des souverains peut toujours être décapité; le plus autoritaire des chefs d'Etat chassé ; le plus sauvage des despotes renversé; mais comment imaginer la remise en question d'un système qui, au-delà de la question de l'organisation politique (telle république ou telle monarchie constitutionnelle), s'incarne dans les comportements, les valeurs et les représentations de chacun de ses sujets?
L'origine du problème est profonde. Elle s'enracine dans la soumission progressive de l'ordre politique à l'ordre économique, qui conduit à une dissolution de la notion de sacré (cf. L'Avenir de l'économie : Sortir de l'écomystification de Jean-Pierre Dupuy ou L'antimanuel d'économie de Bernard Maris). Or le sacré est un principe anthropologique nécessaire au maintien d'une structure sociale ordonnée. Sans sacré, un groupe humain n'a plus de guide, il perd sa verticalité, ses membres sont de moins en moins capables de trouver un sens à leur action et à leur vie.
Et pourtant, qui aujourd'hui serait capable de mener une charge frontale contre les fondements de la société ouverte théorisés par Popper et Hayek : une société qui peut se réformer sans violence, qui garantit le respect des libertés individuelles et préserve des risques de toute pensée magique ou de toute dérive tribaliste?
En vérité, comme l'a très bien montré Philippe Muray dans son dernier ouvrage, la société ouverte est capable de tout accepter, l'expression de telle idée ou de telle autre, les comportements privés les plus excentriques comme les plus conformistes, elle peut même accepter à la fois une chose et son contraire. Mais la seule chose qu'elle ne peut pas faire, c'est se regarder elle-même d'un point de vue extérieur; c'est-à-dire s'accepter comme une proposition parmi d'autres, relative, comparable, évaluable en bien et en mal. Elle ne peut se concevoir autrement que comme l'unique modèle achevé, sorte de soleil irradiant et généreux, protecteur de tous les autres à condition qu'ils lui fassent allégeance. Elle ne peut dès lors évoluer que par incorporation, élargissement, acceptation de tout et plus encore; mais elle ignore la dialectique. Si bien que la seule façon de la modifier serait de la modifier au nom de ses principes mêmes. Mais ceux-ci étant infiniment vagues et abstraits, et ne s'incarnant en aucune règle particulière, la modification s'avère en définitive impossible.
Appliquée à la question économique, cette incapacité à la régulation externe prend une forme précise : celle de la consommation de toutes les ressources disponibles, y compris les ressources non renouvelables, sur la base du seul critère de leur valeur d'échange à un moment donné, et sans anticipation d'une pénurie à très long terme (car à moyen et même à long terme, jusqu'à une échéance de 50 ans peut-être, celle des plus longues OAT actuelles, les mécanismes financiers sont en principe capables d'auto-régulation, moyennant quelques passages chaotiques). C'est ce qui se passe actuellement pour le pétrole. Bien que le pic pétrolier soit
probablement dépassé, il n'existe aucune autre régulation des ressources que le rapport de force qui s'exprime entre producteurs et consommateurs au travers de la loi de l'offre et la demande. Or quand on connaît le niveau de
dépendance
de l'économie mondiale au pétrole, il s'agit bien là d'une question vitale. Question vitale dont il semble cependant admis qu'elle ne doit pas amener à remettre en question les principes fondateurs du libéralisme économique. Tout se passe comme si la croyance en la vertu du libre-échange était telle qu'elle se montre capable de neutraliser toute critique même quand celui-ci place l'humanité entière face à un risque mortel.
Si le défaut de contrepoids politique à la puissance de l'ordre économique pourrait à terme conduire nos sociétés au désastre, ce ne sera en tout cas pas la faute des indiens Crees, qui nous avaient prévenus :
"Quand le dernier arbre aura été abattu,
Quand la dernière rivière aura été empoisonnée,
Quand le dernier poisson aura été péché,
Alors on saura que l’argent ne se mange pas."
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