Jusqu'où collaborer ?

III – Morale et collaboration

B - Les caractéristiques particulières du monde moderne du point de vue de la prescription morale

3 - De la bienpensance à l'impuissance critique

Face à cet un tel engluement dans la bienpensance, la tentation est grande, à un moment ou un autre, de verser dans la provocation (et on ne parle pas là des "rebellocrates" ou des "mutins de Panurge" décrits par Philippe Muray, mais des authentiques insoumis au système). Une telle réaction a été théorisée par Alain Soral sous la forme du texte "Le politiquement incorrect comme idéologie de résistance au mondialisme". La soumission à l'intimidation résultant des risques de reductio ad hitlerum étant une réalité irritante mais toujours bien présente ⇓ [en particulier à partir de 5’30], certains vont jusqu'à revendiquer directement le rôle du "méchant" pour conserver leur liberté d'expression, tel Vincent Reynouard qui se décrit comme ouvertement national-socialiste de façon à neutraliser d’avance toute critique qui pourrait lui être faite sur ce plan [à 21’45].

En l'occurence, il se trouve que Reynouard est effectivement Nazi, et qu'il accepte d'en discuter. Mais on pourrait aussi imaginer le cas d'un débatteur qui se prétendrait tel sans l'être réellement, simplement pour utiliser, face au risque de reductio ad hitlerum, la méthode conseillée par Watzlawick pour sortir d'un blocage de type double bind. C'est un peu ce qui se passe avec Michel Houellebecq, qui accepte et retourne magnifiquement contre les maîtres-censeurs de la pensée de gauche le rôle de nouveau réactionnaire qui lui est assigné.

De cette polarisation qui tourne à l'incompréhension mutuelle, qui peut aujourd’hui prétendre faire émerger la vérité ? Sans doute quelqu’un qui serait profondément désintéressé, ce qui devient plus difficile dans une société où le principe d’utilité s’affirme comme principe central.

Il est intéressant, à ce point de la réflexion, d'en revenir à la vie de Socrate. A l’époque des sophistes, celui-ci « enseignait, ou plus exactement questionnait, gratuitement — contrairement aux sophistes, qui enseignaient la rhétorique moyennant une forte rétribution (les sophistes d’aujourd’hui seraient donc les vedettes du discours dominant, rémunérés au moins symboliquement par leur statut). Cette mission faisait de lui à ses yeux le seul citoyen véritable, c’est-à-dire le seul qui s’interroge sérieusement sur la vie politique. Il s’opposait en cela au caractère démagogique de la démocratie athénienne qu’il voulait secouer par son action. » (source: Wikipédia, article sur Socrate, version de juin 2012).

Aujourd’hui, qui est prêt à « mourir » pour la vérité ? Mourir sur le plan de l'audience, s'entend, car du point de vue de la diffusion des idées, cela revient au même. Pas forcément ceux qui s'en vantent le plus, comme Nabe, Dieudonné ou Soral, suspects de ce point de vue en ce qu'ils jouent paradoxalement trop de leur mise au ban public pour obtenir sur certaines scènes privées, un succès renforcé par leur statut de maudits.

Sans doute des personnalités comme celles de Michel Houellebecq, Renaud Camus ou Jean-Claude Michéa, sont-elles plus susceptibles de répondre au critère. Houellebecq parce qu'il échappe à tout système de pensée externe mais persiste à exprimer sa vérité, indépendamment du fait qu'elle va être dans l'air du temps (Extension du domaine de la lutte était indiscutablement compatible avec l'esprit de la Rive Gauche) ou pas (Plateforme allait précisément en sens inverse), qu'elle va le mener à l'anonymat (essai sur Lovecraft) ou à la célébrité (prix Goncourt). Renaud Camus par l'immensité de son érudition et la qualité de son expression, qui font apparaître dans toute son évidence la pauvreté d'argumentation des censeurs qui lui sont opposés. Ou Jean-Claude Michéa, qui malgré l'admiration qu'il suscite chez de très nombreux commentateurs, garde son indépendance d'esprit et se contente de sa vie de petit professeur de lycée, modestie de comportement en tout point compatible avec la doctrine de common decency qu'il cherche à ranimer.

Il existe d'autres personnalités intègres et indépendantes bien sûr, mais elles sont difficiles à détecter, en particulier et par définition parmi les voix qui s'expriment dans les grands médias. L'une des caractéristiques les plus redoutables de la pensée unique (ou des pensées uniques de gauche et de droite, qui fusionnent dans la bienpensance libérale au sens large), c'est qu'elle tend à s'auto-entretenir. Chacun y participe de bon gré, et sans même en avoir conscience. Plus les scènes sont publiques, et plus le vocabulaire acceptable se restreint, plus le niveau d'humour se simplifie, plus le second degré est difficile. Or sous la pression de l'exigence de transparence et dans le contexte d'éclatement des familles, les scènes privées deviennent moins nombreuses, donc moins structurantes, que les scènes au moins partiellement publiques.

Etre libre de penser, c'est pourtant aussi être libre de penser à nouveau en privé. C'est être libre de penser en dehors de tout principe d'utilité. C'est-à-dire s'affranchir des contraintes de la pensée publique, ou du moins les tenir pour moins importantes que la quête de la vérité.


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