Jusqu'où collaborer ?

I – Propositions critiques

A - L'état du monde

5 - Une complexité paradoxale

On peut difficilement énoncer constat plus banal: nous vivons dans un monde complexe. La raison pour laquelle ce constat mérite toutefois d'être exprimé est double. Tout d'abord, il permet de résumer d'un mot tout ce qui peut être dit à propos de l'environnement actuel: global, social-libéral, technique, etc, et il permet de ce fait de définir au mieux le cadre dans lequel il convient de poser la question éthique. Ensuite, derrière la première évidence d'une certaine complexité qui nous interdit de comprendre le monde dans sa totalité, on se heurte à une forme de doute: comment ne pas relever qu'il existe, au sein même du grand mouvement vers le complexe, des poches de simplification? Indifférent à l'allongement des chaînes logistiques, le processus de standardisation est à l'oeuvre dans de nombreux domaines: alimentation, éducation, production industrielle. Mille personnes s'alimentant au Mac Donald constituent d'une certaine manière une réalité plus simple que cent personnes dînant chacune dans un petit restaurant chinois différent, proposant tous des cartes détaillées de menus assemblant un grand nombre d'ingrédients variés.

C'est sans doute pour cette raison que les auteurs les plus subtils n'ont pas tous cédé à la célébration du complexe. Houellebecq, encore une fois, n'hésite pas à prendre une position atypique mais pertinente sur la question et (pour plus de précision, voir ).

A la question "qu'est-ce que la complexité?", la bonne réponse est davantage à chercher du côté de Shannon, Kolmogorov et Chaitin que d'Edgar Morin, et a davantage à voir avec la notion de différence irréductible qu'avec celle de quantité à l'état brut: une réalité de petite dimension, mais suffisamment variée pour que rien d'autre qu'elle-même ne puisse la résumer, est plus porteuse de complexité qu'une réalité massive, mais qui ne correspond qu'à la reproduction du même à grande échelle. Par exemple dans le domaine biologique, on conviendra sans peine que la richesse d'un écosystème tient davantage au nombre d'espèces différentes qu'il abrite plutôt qu'à son extension spatiale. Un jardin de corail de quelques dizaines de mètres carrés, avec ses milliers d'espèces de poissons, de crustacés et de cnidaires se développant en symbiose, constitue un espace plus délicat et plus raffiné qu'un champ d'algues laminaires vertes de plusieurs hectares. Ce paradoxe se retrouve dans le domaine de l'information: on peut en effet relever, en particulier dans l’hypertexte d'Internet, un foisonnement d'idées, de formulations originales, d'images, d'anecdotes, ne serait-ce que dans les forums de discussion ou les blogs. Pourtant, au sein de cet hypertexte, nous trouverons aussi des zones redondantes considérables (copier/coller en vrac, reprise des mêmes informations sur les sites d'actualité, sites miroirs, etc). La coexistence de ces deux réalités est incontestable. Même si les zones non redondantes sont souvent plus isolées et moins faciles d'accès, elles existent bel et bien et constituant au final une texture d'une richesse considérable.

Parallèlement, si les lignes de force du monde contemporain peuvent se décrire avec précision, son niveau de détail est insondable. La dualité du simple et du complexe est désormais une donnée permanente du monde.

Peut-on porter un jugement de valeur général à propos de la complexité? En d'autres termes dire que le complexe est meilleur que le simple, ou l'inverse? Sans doute pas. Kundera indique dans les premières pages de L'insoutenable légèreté de l'être que le lourd et le léger constituent l'opposition sémantique la plus mystérieuse. On pourrait en dire autant de l'opposition simple/complexe. C'est ainsi que si l'on peut à l'occasion suivre l'idée de Ludwig Mies van der Rohe selon laquelle "Dieu est dans les détails", on pourrait tout aussi bien affirmer l'inverse en certaines circonstances. Ou bien en affirmant au contraire que c'est le diable qui est dans les détails (ce qui est d'ailleurs le titre d'un roman publié en 2003); ou bien en envisageant plutôt Dieu comme une forme de simplicité absolue (proche de la notion de nirvana).

Une question aussi générale ne saurait recevoir de réponse unique et définitive, et renverrait à des formes de cosmogonie aussi diverses qu'inconciliables (qu'on songe à la différence de représentation du paradis entre religions, du jardin d'Eden des religions abrahamiques au Moksha des Hindous). Nous resterons donc à ce propos au stade du commentaire sans jugement de valeur. Derrière certaines formes massives de standardisation, donc de simplification, le monde contemporain évolue, dans ses interstices, vers un niveau de complexité jamais atteint auparavant: ceci n'est ni bon ni mauvais en soi, mais seulement une caractéristique essentielle dont il faut désormais tenir compte pour définir correctement le sens de son action.


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