Jusqu'où collaborer ?

II – Les difficultés de la prescription morale

A - Morale pure

2 – Que peut-on connaître de la portée de ses actions ?

Ce qui rend le choix moral difficile, ce n’est pas que les actions soient sans effet, mais qu’il soit impossible de savoir à l’avance quel est le meilleur des mondes possibles parmi ceux qui peuvent dépendre de ce choix, en particulier à long terme et à longue distance. Ce constat est bien résumé dans la problématique que Wikipédia relève au sujet du conséquentialisme: « En pratique, bien sûr, il paraît très difficile de toujours adopter le point de vue de l'observateur parfait omniscient. Un agent moral individuel, après tout, ne connaît qu'une petite partie de la situation dans laquelle il se trouve, et donc des conséquences que peut avoir une ligne de conduite donnée. C'est pourquoi certaines personnes ont affirmé qu'une théorie conséquentialiste ne peut exiger plus de l'agent, que de choisir l'action qui lui paraît la meilleure compte tenu de sa connaissance de la situation. Une conception naïve de ce point de vue (qui ne prendrait pas en compte les conséquences d'une inaction ou d'une non-réflexion comme elle prend en compte une action) peut cependant mener à des résultats indésirables, par exemple si l'agent moral ne fait pas l'effort de chercher à savoir ce qu'il ignore. Agir sans s'être auparavant informé peut, même avec les meilleures intentions du monde, aboutir à des conséquences très négatives. Certaines personnes ont alors rétorqué que l'agent a l'obligation morale de s'informer autant que possible sur la situation avant de déterminer la ligne de conduite la mieux appropriée. Cette obligation découle évidemment d'une réflexion sur les conséquences : un agent mieux informé est en mesure de faire advenir de meilleures conséquences. »

Une application pratique parmi d'autres concerne le droit d’ingérence : une lecture historique rétrospective et neutre semble montrer qu'il est le plus souvent avantageux, dans le cas d'une guerre civile étrangère qu’on pourrait faire cesser, de ne pas intervenir pour défendre les populations opprimées, même si le plus fort est le méchant. En effet, dans le cas de la victoire du plus faible aidé d'un allié extérieur, les conséquences à long terme sont en général pires pour tous, le conflit ayant tendance ou bien à s'enliser, ou bien à ressurgir un peu plus tard. Une morale conséquentialiste recommande dans ce cas de ne pas intervenir. C'est ce qui légitime les approches dite de realpolitik, non seulement du point de vue de l'efficacité, mais aussi précisément du point de vue éthique qu'on lui oppose souvent.

Cependant, dans la plupart des cas, on ne peut s'en remettre à une approche historique. Si en toute bonne foi, on doit chercher à envisager toutes les conséquences de ses actions avant de les entreprendre, on doit aussi, si l'on veut être réaliste, accepter les limites inhérentes à l'exercice, sauf à se condamner à l'inaction totale. On est alors, à des degrés divers, tenus à se contenter de théories explicatives partielles, de rapports de cause à effet simplifiés, de corrélations simplistes. On accepte d'être semblable à ces mélanésiens pratiquants de cet étonnant culte du cargo, qui mimaient les appels radio qu'ils avaient observés chez les militaires américains stationnés dans leurs îles en espérant voir arriver des navires de ravitaillement. On pourrait aujourd’hui être tenté de se moquer d'une telle naïveté, mais au fond un trader de 2010 est-il moins naïf qu’un maori de 1950 ? S’il reproduit toujours une action dont il a empiriquement constaté l’efficacité mais dont il ne peut ni faire la théorie, ni la relier aux autres théories explicatives du monde, il n’est pas moins naïf. Il reproduit simplement le même comportement dans un contexte différent.

Il en va de même pour nous tous. Nous devons accepter les limites de notre discernement, mais nous devons aussi chercher à les repousser. Et puis, au-delà de la simple scrutation la plus attentive possible des conséquences de nos choix, nous devons nous doter de critères nous permettant, dans la limite de notre capacité de connaissance, de porter un jugement de valeur sur ces conséquences. Quels peuvent être ces critères?


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