Jusqu'où collaborer ?

I – Propositions critiques

C - Défauts et incohérences

4 – L'abandon des critères de l’humanisme classique

c - Le culte du divertissement
Et puisque nous en sommes à commenter Nietzsche, nous pourrions poursuivre avec son fameux Zarathoustra, et en particulier l'épisode dans lequel le héros se heurte à l'incompréhension de la foule. Cette foule moqueuse, imperméable à l'idée du surhomme, préfère à l'effort de redéfinition de soi proposée par Zarathoustra le simple prolongement de ce qu'il possède déjà. Il se contente des plaisirs simples et des distractions qui constitue son lot quotidien. Il n'aspire à rien d'autre qu'à l'absence d'effort, au conformisme et au divertissement.

Divertissement: c'est là l'un des maîtres mots de notre temps. Cela fait pourtant des siècles (au moins depuis le fameux "panem et circenses" de Juvénal) que les puissants connaissent en lui l'un des plus formidables outils de contrôle du peuple. Mais c'est sans doute aujourd'hui, peut-être grâce à la puissance sans précédent des Mass Media, qu'il a atteint son apogée.

Que nous soyons dans l'ère du divertissement, il n'est guère utile de chercher à le prouver. Chacun à sa manière, de brillants sociologues comme Debord (La société du spectacle) ou Lipovestky (l'ère du vide) l'ont très bien montré. Bernard Stiegler a insisté sur son mode de production en mettant en évidence les intérêts industriels et les conditions de possibilité médiatiques sous-jacents. Et enfin Muray, au moyen de sa plume remarquable, a résumé le tout de la manière la plus férocement réjouissante qui soit. Tous ces essayistes et d'autres ont parfaitement montré, expliqué, et regretté le phénomène. Ce qui est plus intéressant, c'est de noter que malgré l'évidence de cette évolution, et malgré l'accord quasi-unanime des intellectuels sur sa dénonciation, le mouvement de fond ne fait que se poursuivre, s'étendre à toutes les contrées et toutes les classes d'âge et d'éducation. Il semble animé d'une puissance si sourde que toute critique lui est indifférente, et toute inflexion impensable.

C'est que l'inversion de la tendance se heurte à une double difficulté. D'une part, elle supposerait de lutter efficacement contre la propension des individus eux-mêmes à s'entretenir dans leur veulerie (appelons cette difficulté "syndrome de Zarathoustra"). D'autre part il faudrait qu'elle parvienne à contrarier la volonté politique de maintenir les peuples, évidemment au contraire de ce qui est déclaré publiquement, dans un état d'amusement imbécile et permanent qui est aussi un état d'asservissement (appelons cette difficulté "syndrome du tittytainment").

Le premier point, le "syndrome de Zarathoustra", est le plus évident. Prenons le cas exemplaire de la télé-réalité, forme assez évidente de veulerie acceptée et d'abaissement auto-infligé. Une bonne partie de son succès tient à ce que de nombreux spectateurs la regardent en la méprisant, mais la regardent tout de même. Se croyant vaguement supérieurs à cause de leur supposée ironie, ils ne font en réalité qu'oeuvre de complaisance vis-à-vis d’eux-mêmes. Rares sont les spectateurs de Secret Story ou de Fear Factor, à part peut-être les jeunes enfants, qui croient regarder au premier degré. La plupart de ceux qui composent l'audience se pensent d'emblée come des témoins décalés et moqueurs, s'amusant des erreurs de tel participant ou s'indignant ironiquement des tares de tel autre. Un étage au-dessus, les happy fews de Canal Plus se moquent de ces moqueurs, sans réaliser qu'ils participent en réalité de la même entreprise. Il y aurait beaucoup à dire en effet sur le détestable esprit Canal, repère paradoxal de la bienpensance la plus narcissique et sure d'elle-même. Mais ce qu'il faut surtout expliquer, c'est qu'elle participe du même esprit d'abrutissement de masse. L'élitisme qu'elle vante ne repose que sur la célébrité, la futilité et la mode, et ne propose en définitive aucune proposition d'amélioration.

Le discrédit des élites (en particulier dans le champ politique), et l'absence de censeurs reconnus (à la suite de la très soixante-huitarde interdiction d’interdire) jouent évidemment un rôle capital dans ce laisser-aller. Il existe donc une responsabilité individuelle de certaines figures ayant conduit à ce discrédit par leurs mensonges ou leur absence de courage (Mitterrand, Chirac, Sarkozy) ou leur absurde entêtement dans la défense de toutes les tolérances même les plus destructrices au nom d'une prétendue lutte contre le fascisme (bienpensance de gauche, intimidations trotskystes).

Si bien qu'aujourd'hui, combien même il le jugerait souhaitable en son âme et conscience, un père de famille ne peut plus s'opposer à ce que ses enfants aient accès à internet et au téléphone portable dès l'âge du collège, sauf à risquer de les couper de la réalité sociale de leur génération. Les parents ne sont plus guère maîtres chez eux, dépassés en capacité d'influence par le formatage de pensée qui naît des stimuli commerciaux (magasins attirants, produits multicolores, publicités diffusées durant les émissions pour la jeunesse), et se développe à l'école en interaction avec des camarades de classe devenus des prescripteurs plus importants que la famille (souvent recomposée).

Comme souvent, au risque de tomber dans la théorie du complot, on peut se demander à qui profite le crime. A qui profite la baisse de l'esprit critique, mal camouflée par l'exigence capricieuse de la pensée unique? A qui profite le temps passé à se divertir plutôt qu'à se cultiver? A qui profite le stupide sentiment de suffisance qui accompagne l'humour délétère de Canal Plus? A ces questions c'est la littérature classique répond le mieux, et plus particulièrement La Fontaine, avec sa fable Le Corbeau et le Renard: "tout flatteur vit aux dépens de celui qui l'écoute". "Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l'écoute", voilà une maxime tellement simple, vraie et pourtant oubliée qu'elle mérite bien une répétition (si ce n'est un fromage). Autrement dit et pour actualiser la fable, nous devons admettre que c'est celui qui flatte l'homo ludens consumens qui tire les marrons du feu. Mais qui est-ce encore? Peut-on se faire plus précis? Oui, on le peut, car il suffit de poser la question pour y répondre. D'évidence, celui qui flatte les désirs du consommateur, c'est le publicitaire. Celui qui cherche à séduire l'audience, c'est le journaliste/présentateur. Celui qui flatte l'électeur, c'est le candidat aux élections. Publicitaire, journaliste, homme politique, autrement dit marchands et clercs. La conclusion est claire: ceux qui tirent profit de la gigantesque opération de flatterie à l'oeuvre aujourd'hui, ce sont les maîtres de la société libérale.

Il n'y a là aucune surprise, si l'on y réfléchit, juste une grande cohérence systémique. Car l'on rejoint ici le second point cité, concernant le "syndrome du tittytainment". L'attention se déplace du flatté au flatteur, et l'on réalise que derrière le mouvement de fond de la baisse du niveau généralisée il existe peut-être une intention invisible mais déterminée. Celle d'une poignée de personnes d'influence ayant théorisé l'évolution en cours avant qu'elle ne se produise, non pas pour la regretter et lutter contre son émergence, mais au contraire pour la favoriser et hâter son apparition.

Quelques rares apologistes de la mondialisation sont identifiables. Parmi ceux-là, on peut citer Zbigniew Brzezinski, David Rockefeller, ou Jacques Attali. Brzezinski est à l'origine du terme de tittytainment, dont compte tenu de l'importance il paraît utile de rappeler précisément la définition donnée par Wikipédia en 2012:

Le mot tittytainment aurait été utilisé en 1995 par le démocrate Zbigniew Brzezinski, membre de la commission trilatérale et ex-conseiller du Président des États-Unis Jimmy Carter, pendant la conclusion du premier "State Of The World Forum", dans l'Hôtel Fairmont de la ville de San Francisco. L'objectif de la rencontre était de déterminer l'état du monde, de suggérer des objectifs [...] et d'établir des politiques globales pour obtenir sa mise en œuvre. Les chefs réunis à San Francisco (Mikhaïl Gorbatchev, George Bush, Margaret Thatcher, Vaclav Havel, Bill Gates, Ted Turner, etc..) sont arrivés à la conclusion que l'arrivée de la dénommée Société 20:80 est inévitable, celle dans laquelle le travail de 20% de la population mondiale sera suffisant pour soutenir la totalité de l'appareil économique de la planète. 80% de la population restante ainsi s'avérera superflu, ne disposera pas de travail ni d'occasions d'aucun type et nourrira une frustration croissante.

C'est ici qu'est entré en jeu le concept proposé par Brzezinski. Brzezinski a proposé le tittytainment, un mélange d'aliment physique et psychologique qui endormirait les masses et contrôlerait leurs frustrations et leurs protestations prévisibles. Le même Brzezinski explique l'origine du terme tittytainment, comme une combinaison des mots anglais "tit" ("sein" en anglais) ou "titillate" ("taquiner pour exciter gentiment" en anglais) et "entertainment" qui, dans aucun cas, ne doit être compris avec des connotations sexuelles, mais au contraire, comme allusif à l'effet endormant et léthargique que l'allaitement maternel produit chez le bébé quand il boit.



La solution proposée par Brzezinski constitue encore une solution relativement douce, presque compatissante. Elle rappelle la société décrite dans Le Meilleur des Mondes, dont Houellebecq rappelle avec justesse que le propos n'était pas satirique, contrairement à ce que l'auteur à tenté de faire croire par la suite. Dans Totalement inhumaine, Jean-Michel Truong campe une position intermédiaire. Refusant de prendre parti sur le plan moral, il se contente de décrire une situation de dépassement de l'homme par la machine (incarnée dans un Successeur aux multiples facettes), grâce à l'aide temporaire d'une fraction de l'humanité qui collaborerait à la domestication du reste du cheptel. Dans une correspondance avec l'auteur dont la source a été perdue, la question a surgi de définir le type de relation à attendre entre le Successeur et le cheptel. La réponse de Truong fut qu'il s'agirait d'une relation analogue à celle qui existe entre le berger et son troupeau. Une relation dépourvue d'affect, mais non dépourvue d'attention ni de soin. Une relation qui ne durera, peut-on ajouter, que tant que cette attention et ces soins présenteront de l'intérêt, en termes de nécessité vitale ou de profit.

Peter Sloterdijk a eu une audience internationale beaucoup plus importante, sa fameuse conférence Règles pour le parc humain apportant au débat un certain prestige universitaire (le langage technique de la philosophie et la référence à Heidegger aidant), un scandale médiatique imprévu, et l'aplomb d'une posture qui s'oppose avec assurance aux rêveries naïves d'un humanisme essentialiste. Son discours constitue de ce fait un important moment de la critique humaniste qui affirme qu'on ne peut plus considérer sans aucun questionnement l'homme comme la finalité du monde. On rejoint ici, en plus grinçant, les réflexions d'un Jean-Claude Guillebaud qui vise à faire l'inventaire, dans Le Principe d'Humanité, des situations dans lesquelles l'homme voit sa position centrale menacée tantôt par la nature, tantôt par la science, tantôt par ses propres tares.

L'un des indices d'un possible projet de domestication de l'humanité par la coalition d'un nouveau maître insaisissable aidé d'une troupe de collaborateurs efficace, silencieuse et peut-être en partie inconsciente des finalités qu'elle sert, peut être trouvé dans la baisse du niveau éducatif. De nombreux textes documentés permettent d'établir, par exemple, la faiblesse historique du niveau scolaire actuel. On peut recommander par exemple la lecture de La fabrique du Crétin, livre grâce auquel Jean-Paul Brighelli s'est établi comme l'adversaire de tous les pédagogistes, et le chef de file, forcément qualifié de réactionnaire, de la critique de l'éducation occidentale, et particulièrement de l'Education Nationale française.

Pour une approche plus succincte et plus chiffrée, on renverra sur ce sujet aux études de la DEP (Direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance), en particulier celle de 1995 portant sur le long terme, et celle de moyen terme datant de 2007. On recommandera en particulier d'en lire les commentaires qui abondent à ce sujet, et qui visent le plus souvent à mettre en évidence la contradiction entre les chiffres bruts de l'enquête et les commentaires plutôt complaisants de ses rédacteurs.

On est alors en droit de s'étonner. Dans le meilleur des cas, on peut penser que le niveau baisse lentement depuis près d'un siècle et en particulier dans la période récente, et dans le pire des cas on peut penser qu'il s'effondre. Et ceci malgré la progression exceptionnelle des moyens de communication, des sources d'information et des conditions matérielles de l'enseignement. Jamais dans l'histoire les textes n'ont été aussi abondants, les efforts d'explication si compréhensifs. Sans résultats. Ce qui montre sans doute que le problème est davantage un problème d'autorité, et que le déterminant du niveau scolaire n'est plus à chercher dans l'école elle-même mais dans les variables d'environnement. Les parents éprouvant en général ce même sentiment d'impuissance (sans qu'il soit évidemment possible de le démontrer en l'absence de toute étude sur les performances maternelle et parternelle), on supposera que ces variables d'environnement ne dépendent qu'en partie du contexte familial. Reste alors, évidemment le grand complexe médiatico-marchand qui, le plus souvent indirectement (c'est-à-dire par la triangulation du désir mimétique) est en mesure de façonner les comportements des plus jeunes.

Si l'on souhaite ne pas s'arrêter au simple constat d'une baisse de niveau, mais chercher à en dégager la cohérence logique avec le libéralisme, on renverra aux arguments de l'incontournable Jean-Claude Michéa qui, dans L'enseignement de l'ignorance, explique pourquoi l'abrutissement généralisé (dont il importe de moins en moins qu'il reste caché au fur et à mesure que la désinhibition, voire la fierté des tares sont portées aux nues au nom de la tolérance) sert les intérêts de la mondialisation marchande. Du "sois belle et tais-toi" de Marc Allégret, on est passé au "sois bête, mais n'hésite pas à exprimer ta sottise par ton approbation au matérialisme le plus vide de sens", de tous les pédagogistes et animateurs de plateaux télévisés.

Il s'agit dès lors bien d'un anti-humanisme qui s'avance, en usant parfois du masque commode d'un humanisme naïf et faux. Oui, on peut interpréter le déploiement du divertissement comme la grande stratégie de diversion qui permet l'émergence d'un matérialisme sans borne et sans sacré.

Rendons grâce aux auteurs de cette révolution silencieuse d'épargner à l'humanité, par les louanges qu'elle lui adresse bruyamment au contraire de l'évidence qui arrive, le traumatisme d'une nouvelle
blessure narcissique qui pourrait l'achever plus rapidement encore. De préserver quelque temps à l'homme l'illusion de sa maîtrise du déroulement de l'histoire, de sa capacité à s'auto-définir, de son pouvoir sur le cours des choses.




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