Jusqu'où collaborer ?

I – Propositions critiques

C - Défauts et incohérences

4 – L'abandon des critères de l’humanisme classique

C'est à plusieurs titres que notre système libéral peut faire l'objet de critiques du point de vue humaniste. La première ligne d'attaque peut classiquement venir du fait que l'humanisme plaçant par définition l'homme au-dessus de toute chose (suivant la fameuse formule de Jean Bodin selon laquelle "il n'est de richesses que d'hommes"), il est proprement insensé (dépourvu de sens) de vouloir l'instrumentaliser au service de l'économie. Attribuer une utilité à toutes les activités humaines, ce serait comme essayer de mesurer un mètre étalon. L'objet à mesurer ne peut être lui même le géniteur de son outil de mesure. Si l'homme est la mesure de toute chose, rien ne permet de le mesurer lui. Comme le dit cette autre citation (d'André Malraux): "une vie ne vaut rien mais rien ne vaut une vie".

Nous allons pouvoir préciser cette critique en dressant sous plusieurs critères le portrait de l'homme moderne tel que le façonne le système libéral, ouvert et marchand, et en comparant ce portrait avec l'archétype de l'honnête homme tel qu'il a été décrit par l'humanisme classique, et dont la description canonique est livrée par Rabelais dans "Gargantua". Cet honnête homme se définit aussi aisément par son contraire: il s'agit du négatif de l'individu soi-mêmiste décrit par Renaud Camus dans ses travaux : un individu déraciné, égoïste, futile, névrosé, oisif et narcissique, en somme un homo festivus infantilisé au point de devenir sans le savoir non pas le maître, mais l'esclave de la société marchande, et dont l'exigence capricieuse -à l'instar de celle de l'enfant non sevré- s'adresse toujours aux autres plutôt qu'à lui-même. Un individu dont la stupide et arrogante fierté à vouloir devenir ce qu'il est déjà masque de moins en moins, en contrepoint safatigue grandissante de n'être que cela bien définie par Ehrenberg, et d'avoir de ce fait perdu tout autre horizon, toute autre perspective, autrement dit tout autre sens à sa vie.
a – La menace du déracinement
L'une des premières caractéristiques de notre époque est que, sous les vocables d'"ouverture" et d'"adaptabilité", elle prone l'agitation, le mouvement permanent, de déplacement perpétuel de l'attention, et pour tout dire le désintérêt pour son origine et le déracinement comme mode de vie. L’homme moderne se présente comme un personnage hors-histoire, hors-sol, hors-culture : un nomade prolétarisé (travailleur immigré, réfugié) ou un nomade dominant (cadre expatrié, technocrate international, touriste), mais toujours un nomade. L'individu se doit de vivre dans une instantanéité éternelle, une épiphanie permanente, ou tout est bon par la vertu seule d'être neuf, et doit être admiré par le simple fait qu'il se produit. Philippe Muray raille souvent sa mobilité, le roller ou la planche à roulettes en devenant l'accessoire symbolique. Jacques Attali théorise son ubiquité, critiqué par un Jean-Claude Michéa particulièrement en verve . Tous constatent son omniprésence dans ces happenings faussement qualifiés de "culturels" qui se multiplient dans toutes les villes prétendant mettre en place une offre festive et touristique à la hauteur de leurs ambitions, c'est-à-dire au fond dans toutes les villes sans imagination, autrement dit dans toutes les villes occidentales livrées à des plans communication aussi fastidieux qu'ils sont conformistes, à des projets citoyens aussi peu crédibles qu'ils sont bien pensants.

Or l'honnête homme classique se doit d'être complet. Ouvert au voyage, il est aussi capable de s'investir localement. Sa disposition à agir ne l'empêche pas de consacrer aussi à la réflexion et au recueillement. Sa curiosité l'amène à découvrir l'intérieur autant que l'extérieur, et il n'a pas de préférence en toute chose pour la nouveauté plutôt que pour la tradition. Sans en faire une obsession, qui serait en elle-même limitative, il doit connaître son histoire avant de prétendre se projeter dans l'avenir.

L'absence d'enracinement constitue donc bel et bien une première différence entre l'homme moderne et l'idéal humaniste. Et nous pouvons continuer la liste...


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