Jusqu'où collaborer ?

I – Propositions critiques

C - Défauts et incohérences

4 – L'abandon des critères de l’humanisme classique

b – L'effacement de la pratique du don
Depuis Marcel Mauss, les anthropologues savent que si la pratique de l'échange est l'un de ces rares invariants anthropologiques qu'ils cherchent à mettre en évidence, la forme de l'échange peut pour sa part varier sensiblement d'une culture à l'autre. Il serait en particulier erroné de croire que la relation marchande, avec sa double problématique d'acuité de la mesure de la valeur et de technicité de la monnaie, en constitue la forme dominante, voire exclusive.

C'est au contraire la pratique du don qui semble constituer la forme d'échange la plus universelle. Ce constat nourrit une partie importante du corpus de l'anthropologie théorique, et plus spécifiquement l'ensemble des travaux d'un organe de recherche qui lui est consacré: le MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales).

Si le don est une forme de relation humaine d'une universalité telle que sa pratique se manifeste aussi en particulier dans notre civilisation, on peut toutefois observer que cette pratique n'y est ni encouragée, ni symboliquement valorisée. C'est tout au contraire le modèle du contrat formel et celui de l'échange marchand qu'on cherche à lui substituer. La raison en est simple: tout échange marchand jouit aux yeux dEs puissances qui nous gouvernent d'un triple avantage: il produit de la croissance, il permet la mesure de la performance, et il est susceptible d'être taxé.

Prenons le cas de la garde d'enfant: autrefois assurée dans le cadre de ce que Houellebecq nomme (ici) le communisme primitif de la cellule familiale, il se trouve désormais le plus souvent assuré par les systèmes collectifs de crèches et de jardins d'enfants. Cette évolution stimule une double source de croissance: les mères de famille travaillent et font apparaître dans les comptes de la Nation le montant de leurs salaires; et elles paient le service rendu par les crèches, ce qui augmente d'autant le Produit Intérieur Brut. Ce double paiement devient aussi une double contrainte, et les partenaires impliqués (salariés et structures de garde) peuvent dès lors être redevables de l'optimisation de leurs prestations. La performance devient leur nouvelle condition d'existence. Cette activité se manifeste enfin par le passage de nouvelles écritures comptables (revenus de la crèche, salaires des mères) qui peuvent servir d'assiette à de nouveaux impôts: taxe professionnelle, impôts sur les revenus. Parallèlement à cela, les contrats se sont multiplié: contrat de travail et contrat de garde, et sans doute encore règlements intérieurs, chartes variées, visites médicales et contrôles techniques en tout genre.

Les enfants sont toujours gardés et les mères toujours actives, mais la société a secrété autour de cette double constante une foule d'échanges marchands et d'écritures légales. Le comble de l'ironie est évidemment atteint quand ce sont les mères elles-mêmes qui sont les salariées des crèches!

On objectera à raison qu'une telle évolution procède d'une rationalisation des efforts bénéfiques à tous. Les structures collectives de garde sont mieux équipées et mieux formées, et peuvent garder dans de meilleures conditions plus d'enfants par personne employée que des mères de famille dispersées dans leurs appartements. Voire... Une crèche fonctionne en général avec un taux d'encadrement global (si l'on tient compte des contraintes administratives) de l'ordre de 4 à 5 enfants pour un employé. Cela n'est guère plus que ce que les mères de famille élèvent depuis des siècles dans les sociétés traditionnelles. Certes les conditions ont changé (logements plus petits, transports plus contraignants) mais pourquoi ne pas observer que les nouvelles contraintes disparaîtraient sans doute avec le retour à une forme d'organisation sociale plus traditionnelle: retour vers les campagnes, limitation de la mobilité professionnelle, etc.

Là n'est pas le plus important. Le plus important n'est pas tant ce qui apparaît que ce qui disparaît. Et ce qui disparaît dans ce mouvement de professionalisation, de judiciarisation et de marchandisation des échanges, c'est la pratique du don et tout ce qu'elle pouvait avoir de structurant pour l'humanité, tant du point de vue symbolique que du point de vue social.

Sur le plan symbolique, le don fait en effet sortir l'homme de sa condition de créature sous contrainte (au même titre que l'art mais c'est un autre sujet). L'être qui donne est plus qu'une entité égoïste, davantage qu'un centre de profit isolé. C'est une créature munificente et souveraine qui se met à exister, par son geste, au-delà d'elle-même. Cette nouvelle dimension se traduit, sur le plan social, par l'émergence de la notion de reconnaissance (par le triple mécanisme donner-recevoir-rendre), essentielle au fonctionnement harmonieux des sociétés humaines .

C'est tout cela qui est menacé par la substitution de l'échange marchand au don dans la société libérale. Et pour être tout à fait précis, il faudrait peut-être, plutôt que de l'échange marchand stricto sensu, utiliser le terme plus mystérieux mais plus approprié d'"échange formel", ce qui permettrait d'y ajouter l'ensemble des interactions à caractère juridique (le formalisme dont il s'agit ici ne serait donc pas un formalisme rituel chargé de valeur symbolique, mais un simple formalisme technique et déshumanisant). Le droit et l'économie sont en effet largement dépendants l'un de l'autre, et puisque le droit exerce en principe un pouvoir de contrainte sur l'économie (en en définissant le cadre), il serait imprudent de l'exclure de l'analyse. Toutefois, les remarques que nous pouvons formuler en ce qui le concerne sont en fait exactement les mêmes que pour l'économie. Tout comme l'échange marchand, le lien juridique (sous la forme du contrat) a tendance à s'infiltrer au sein toutes les relations (y compris les relations familiales, par exemple par la multiplication des jugements de divorce et le développement des droits de l'enfant). Tout comme l'économie par l'attribution d'un prix ou le calcul d'un coût en toute chose, le droit développe sans limite sa propension à décrire le monde, en usant pour sa part de l'abondance et de la technicité du langage juridique. On renverra le lecteur intéressé par ces questions à la notion d'envie du pénal imaginée par Philippe Muray pour rendre compte de ce gonflement du droit qui n'est peut-être pas sans rapport avec la féminisation du monde (ce qu'on ne peut régler à la manière masculine de l'affrontement brutal des concepts ou des objets matériels, on tente de le réguler par la matrice textuelle autoéréférente des codes et des chartes).

Ce que l'économie et le droit étouffent en prétendant le réguler, c'est tout simplement le fonctionnement naturel, si l'on peut dire, de la société humaine. Imprévisible mais généreux. Colérique mais imaginatif. Inconstant mais génial. "Humain, trop humain!", disait Nietzsche. Est-ce désormais "Inhumain, trop inhumain!" qu'il faudrait lui répondre?


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