Jusqu'où collaborer ?

I – Propositions critiques

C - Défauts et incohérences

1 – Point de vue général

c - Vers l'incertitude
Le développement du marché s'accompagne de la généralisation des process et des normes. Le symbole de notre civilisation pourrait être le conteneur, cette boîte métallique de 40 pieds de long qui est apparue dans les années 1930 et existe désormais à quelque 150 millions d'exemplaires dans le monde. Quel transporteur international pourrait s'en passer? Inventer une nouvelle formule? Proposer un autre type d'emballage personnalisé? Aucun sans doute. Un système s'est imposé, qui n'était peut-être pas le meilleur mais a fini par constituer une norme de fait dont il est désormais impossible de s'évader compte tenu de la force des rétroactions positives qui le maintiennent en place. La situation est analogue à celle du clavier "azerty". Initialement prévu pour ralentir la frappe, il continue d'être utilisé très majoritairement, probablement définitivement, alors même qu'il existe des claviers plus rapides.

Tout cela ne serait pas bien grave. La diffusion de l'innovation, on le sait, ne suit pas toujours une route directe, mais cela n'empêche pas le progrès de se produire. Simplement, un peu à la manière de l'évolution naturelle, il procède par essais-erreurs, mutations-sélections, sans qu'aucun principe téléologique clair ne le guide. Le problème n'est pas là. Il est bien plutôt qu'une telle situation illustre le fait que personne, en vérité, ne sait dans quelle direction l'innovation nous mène. La vision idéale, portée par un humanisme remontant à la philosophie grecque, d'une volonté humaine raisonnable définissant un but à atteindre, et se dotant de moyens efficaces pour atteindre ce but, est clairement invalidée par l'observation objective de la façon dont le monde évolue: personne ne décide de l'objectif visé, personne ne sait même où l'on va. A partir du moment où l'on a cessé de faire des plans (abandon du principe de l'économie dirigée) et qu'on s'en remet au principe libéral central (quoique au fond mystérieux) de la main invisible pour tout arranger, on se trouve dans une situation analogue aux passagers dans un avion sans pilote: l'erreur humaine (qui est d'ailleurs la principale cause d'accident aérien) est certes exclue. Mais le destin de l'appareil dépend alors entièrement de systèmes numériques que personne n'est plus capable de comprendre en totalité.

Progressivement et dans tous les domaines, les choix humains, synonymes de libre-arbitre mais aussi de risque discrétionnaire, s'effacent au profit de décisions encadrées, dont le chiffrage s'effectue au sein de fourchettes toujours plus fines et de calculs ou de ratios toujours plus contraignants. Généralisée, cette évolution devient, comme l'a justement fait remarquer Truong, totalement inhumaine, et ce n'est pas un hasard si le même auteur place en épigraphe de son livre un texte inspiré de la citation suivante de Simone Weil, dans “Oppression et liberté”:

“L’histoire humaine n’est que l’histoire de l’asservissement qui fait des hommes, aussi bien oppresseurs qu’opprimés, le simple jouet des instruments de domination qu’ils ont fabriqués eux-mêmes, et ravale ainsi l’humanité vivante à être la chose de choses inertes.”

On serait bien inspiré de réfléchir longuement à cette notion de "chose de choses inertes" en comparaison avec les principes fondateurs de l'humanisme classique.

Cette tendance très générale est ressentie par de nombreuses personnes, en particulier dans les grandes organisations. Dans les écoles de commerce par exemple, les organismes d'accréditation sont toujours plus nombreux. Inexistants avant 1990 en Europe, ils sont désormais au nombre de trois, et définissent pour chaque école des intervalles souhaitables en termes de nombres de professeurs, pourcentage d'étrangers, ratios Hommes/Femmes, proportion de docteurs parmi les enseignants, etc. que la quasi-totalité des meilleures institutions doit désormais respecter (et les autres, singer). Les directeurs d'établissement d'abord, puis les directeurs de programmes et ensuite toute la chaîne hiérarchique, se voient donc progressivement privés de leur pouvoir de décision, et tenus de se comporter davantage comme des chambres d'enregistrement que comme des décideurs souverains. Leur principale activité va dès lors consister à commenter, expliquer, ou plus généralement faire preuve de pédagogie (comme raillerait Philippe Muray) plus qu'à défendre voire imposer une vision singulière.

Il s'ensuit deux conséquences qui peuvent parfois s'exprimer de manière opposée. Tout d'abord et c'est une évidence, il se produit des phénomènes de convergence: tous les acteurs se mettent à agir à peu de choses près de la même manière. Pour prendre cette fois un exemple dans le monde de la finance, il suffit de regarder les taux de crédits immobiliers proposés par les différentes banques. A 0,5% près, toutes présentent la même offre. Si cette tendance peut être vécue comme étouffante (en ce qu'elle limite considérablement la liberté, la créativité, le rêve) elle semble au moins aller dans le sens de la prudence. Il s'agirait d'un accord sur les normes fondé sur le fait que ces normes sont finalement raisonnables, en somme d'un trade off assumé entre liberté et sécurité.

La réalité est plus inquiétante. Dans certains cas en effet, les conséquences à long terme s'inversent brutalement: quand tous les acteurs d'un marché agissent dans le même sens, les conditions sont remplies pour que des bulles spéculatives se produisent. Comme nous l'apprend Wikipédia, "il y a bulle à partir du moment où la logique de formation des prix devient essentiellement « auto-référentielle » et où le raisonnement d'arbitrage entre les différents actifs ne s'applique plus : un prix démesurément élevé aujourd'hui se justifie uniquement par la croyance qu'il sera « plus élevé demain », alors que la comparaison avec les prix d'autres actifs ne peut le justifier." Or c'est précisément ce qui se produit lorsque les décideurs d'un secteur d'activité donné ne font plus confiance à leur propre expertise (ou ne sont plus autorisés à le faire), mais délèguent indirectement leur pouvoir, par leur allégeance, à une autorité unique.

D'une manière plus générale, on peut dire que les systèmes caractérisés par des comportements mimétiques présentent des risques différents des systèmes distribués aux agents indépendants, mais que ces risques sont bien réels. On s'en convaincra aisément, par l'humour, en donnant la parole aux lemmings (tout en soulignant, pour rétablir la vérité, que contrairement à l'idée reçue les lemmings ne se suicident pas en masse dans la réalité).

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Pour en revenir au domaine économique, songeons au pouvoir dont se sont progressivement (trouvé?) dotées les agences de notation. Autrefois anecdotiques dans leurs recommandations, en particulier au temps où la politique de la France ne se faisait pas à la corbeille (selon le mot fameux de De Gaulle : ), ces agences ont eu l'occasion de prononcer des jugements ayant pour conséquence la recommandation ou au contraire la dégradation de certains titres par des analystes faisant part publiquement de leur avis. Au début de leur histoire, ces avis n'avaient pas beaucoup d'importance, la plupart des investisseurs sur les marchés ayant suffisamment confiance en eux pour se cosntituer leur propre jugement, et utiliser judicieusement le principe d'arbitrage lorsqu'ils décelaient une différence entre celui-ci et l'évaluation proposée par les agences et les analystes. L'une des premières règles de la bourse, souvent rappelée par Warren Buffet, est bien de nature contrarienne, puisqu'il s'agit "d'acheter au son du canon pour vendre à celui du clairon". Cependant, en des temps troublés ou des circonstances complexes, certains acteurs majeurs ont préféré renoncer à leur jugement personnel pour s'en remettre à celui des analystes. Ce faisant, ils ont engendré un cycle de prophéties autoréalisatrices de plus en plus violentes. Désormais, de nombreux investisseurs sont persuadés que les cours ne représentent plus l'actif sous-jacent et le regrettent mais l'acceptent au nom de l'axiome selon lequel "le marché a toujours raison". Il arrive même que la majorité des acteurs d'un marché soit persuadée que celui-ci évolue dans le mauvais sens, mais contribue à cette évolution par l'hypothèse que la plupart des autres acteurs agira de façon suiviste. De ce fait, le mimétisme augmente, ainsi que l'ampleur des mouvements spéculatifs à la hausse comme à la baisse, les corrections ne pouvant se produire que dans des circonstances de plus en plus catastrophiques au sens de Thom. On se retrouve ainsi prisonnier d'un système qui amplifie potentiellement à l'extrême des variations à l'origine négligeables, donc dans un système chaotique au sens initial du mot.

Il existe une autre manière de faire apparaître l'incertitude qui caractérise le système dans lequel nous vivons, système qui repose largement sur le moteur de la croissance économique: par définition, la croissance n'est pas l'équilibre. La croissance est une forme de déséquilibre (certes envisagé positivement, mais déséquilibre tout de même). Pour s'interroger sur la nature de ce déséquilibre, ses risques de variation ou de dérèglement, ses limites extrêmes, il convient donc de s'interroger sur la croissance elle-même: comment la prévoir, quels sont ses déterminants, quels facteurs peuvent l'infléchir? C'est une question que s'est posée Robert Solow, qui lui a consacré une étude théorique qui lui a valu l'attribution du prix Nobel en 1987. Or selon ce "modèle de Solow", pierre angulaire de la théorie néo-classique, les économies ouvertes ne peuvent jamais sombrer dans une récession durable en vertu du progrès technique. A chaque fois que le rendement des facteurs de production décroît à un point tel que la production par tête s'apprête à stagner, le progrès technique relance la machine. La question cruciale devient alors: mais d'où vient donc le progrès technique? Qu'est-ce qui le garantit? Comment le rendre certain? Et la réponse de Solow est à peine croyable: le progrès technique doit être considéré comme une manne tombée du ciel. Il est exogène et non expliqué, bien qu'il constitue la variable essentielle de l'équation, le carburant sans lequel la machine viendrait à s'arrêter, celui qui peut dérégler le système dans le sens de l'emballement comme dans celui de la panne.

Un bon exemple en est donné par la Loi de Moore, qui a justifié à elle seule une bonne partie de l'évolution technologique du demi-siècle écoulé (autrement dit l'émergence de l'économie numérique et de ses conséquences organisationnelles). Cette loi, en réalité, n'est est pas une: il ne s'agit que d'une conjecture, et qui plus est d'une conjecture empirique. Il se trouve en effet que lorsqu'on regarde vers le passé (et aussi, autant qu'on puisse le faire, quelques années vers l'avenir), on observe que la puissance de calcul des ordinateurs a à peu près doublé tous les 18 mois. Fort bien. Mais au fond, ce constat a été rendu possible, en dernière instance, par les propriétés atomiques de la matière. La technologie n'a fait que découvrir progressivement, et mettre à profit, des possibilités qui existaient déjà à l'état latent dans le silicium. Nous savons aujourd'hui que ces propriétés existent, mais elles n'avaient rien de certain à l'époque de l'apparition des premiers ordinateurs. A l'avenir, peut-être les nanotechnologies vont-elles prendre le relais, et permettre de construire des objets, des moteurs et des médicaments incomparablement plus efficaces que ceux que nous utilisons aujourd'hui. Mais la recherche appliquée ne pourra révéler ces possibilités que si elles pré-existent dans la nature. Et personne ne peut encore savoir si ce sera le cas. Pas plus qu'on ne peut savoir si une autre réserve de progrès technologique aussi considérable que celui des technologies de l'information pourra un jour être découverte. S'il est un animal ingénieux, l'homme n'est pas un Dieu (le mythe de Prométhée est là pour nous le rappeler), et il ne peut que chercher à modifier habilement l'agencement du monde sans pour autant avoir le pouvoir de créer quoi que ce soit ex nihilo.

En conséquence de quoi le progrès n'a rien d'inéluctable. Solow l'avait honnêtement avoué, en l'extrayant de son équation comme variable exogène et non expliquée, alors qu'elle expliquait elle-même la quasi-totalité la croissance économique selon ses propres calculs.

Un esprit lucide ne peut qu'être stupéfié par cette réduction de la prétendue science économique à un acte de foi. Car la question qui se pose alors est nécessairement la suivante: derrière la sophistication des modèles mathématiques utilisés, en quoi une telle position est-elle moins naïve que celle des tribus primitives invoquant les esprits pour s'attirer les bonnes grâces de tel ou tel Dieu, convaincus de sa générosité éternelle?




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