L'Occident contemporain constitue le modèle sur lequel la plupart des pays du monde ont aujourd'hui tendance à s'aligner, d'abord en termes de mode de fonctionnement, puis, plus lentement, en termes de système de valeurs. Voici rappelés certains de ses traits caractéristiques les plus évidents, qu'il convient d'avoir clairement à l'esprit avant d'élaborer la critique du modèle civilisationnel qu'il exprime.
Que nous le jugions bon ou mauvais, la plupart d'entre nous s'entendraient sans doute pour qualifier notre monde de "libéral". Cependant, le terme de "libéralisme" (qui désigne l'idéologie instituant la liberté individuelle comme valeur principale) peut revêtir deux sens différents, et en partie opposés. Le sens économique est celui qu’on imagine immédiatement, par exemple dans la caricature qui en est faite quand on parle d’ultra-libéralisme. Il s'agit là d'insister sur la liberté (voire la permissivité ou le laxisme) en matière d'échanges marchands. On classe généralement ce type de position à droite sur le plan politique. Cependant le libéralisme peut aussi être compris comme un système de valeurs de type sociétal: il s'applique alors à promouvoir une grande tolérance en matière de mœurs, en défendant l'idée que chacun est libre de mener sa vie comme il l'entend. Il s'agit dans ce cas d'un libéralisme de gauche, qui rejoindrait, s'il était radicalisé, la vision des libertaires (anarchistes) bien plus que celle des partis habituellement classés à l'extrême droite (ultra-conservateurs).
Revenir aux sources du libéralisme, c’est réunir les deux approches, autrement dit réaliser qu’il
s’agit d’une philosophie politique autant qu’économique, dont la cohérence consiste à s’appuyer en toute chose sur le postulat
de la souveraineté de l’individu. Définie par Michéa comme
axiologiquement neutre,
c'est une école de pensée parfaitement compatible
avec les principes démocratiques. Il est donc absurde de critiquer les
libéraux pour leur conservatisme, voire leur fascisme supposé, en les réduisant fallacieusement
à une sorte de reste de classe bourgeoise de droite à l'ancienne. On ne saurait par définition
être moins totalitaire ou réactionnaire qu'un libéral
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, sauf à imaginer une forme particulière de totalitarisme diffus et engogène à la démocratie (hypothèse
au demeurant envisagée par Tocqueville dans un éclair de prescience remarquable).
Le libéralisme modéré comprend d'ailleurs de
très nombreuses variantes, parfois contradictoires, et il serait plus avisé de relever les paradoxes de cette
prétendue idéologie de la non idéologie que d'en faire une caricature brutale.
Le libéralisme est à ce point dominant aujourd'hui (le plus souvent sans être identifié comme tel, et donc
sans corpus idéologique assignable dont on pourrait élaborer la critique) qu'il est difficile
d’élaborer une offre politique alternative, puisque celle-ci
devrait se définir à la fois comme décroissante en matière économique, protectionniste en matière commerciale, et conservatrice
en matière de mœurs, ce qui est dans tous les cas contraire à la tendance
dominante. Dans le contexte français, il s’agirait d’un mélange des souverainistes de gauche,
des écologistes radicaux (deep ecology) et du Front National. Un tel rapprochement est rendu
difficile par la subsistance, à gauche du Parti Socialiste, de mouvements trotskystes qui se sont
donné pour mission, essentiellement tactique, de discréditer tous les
conservatismes (y compris celui des sagesses anciennes ou même du simple bon sens) de manière à toujours bénéficier de l'avantage de la bonne conscience,
sur lequel est fondé le principe politique de l'entrisme.
Parallèlement, et à la suite du désastre de l'expérience communiste russe, la gauche française a choisi de
s’aligner sur la gauche américaine en se définissant essentiellement par le
progressisme sociétal plus que par une alternative économique fondée sur la
limitation du libre-échange. D'ailleurs, bien qu'il ait longtemps joué de l'ambiguïté
de son personnage faussement rebelle, le représentant le plus emblématique des soixante-huitards, Daniel Cohn-Bendit,
a fini par
reconnaître son affiliation libérale.
Une telle posture n'est pas sans rappeler la très paradoxale émergence de ces
bobos
dont l'appartenance à la classe bourgeoise (selon la terminologie marxiste, c'est-à-dire au sens de la détention du pouvoir
sur le monde du travail, si ce n'est celui de la propriété effective des moyens de production) fait
peu de doute,
alors même qu'ils se revendiquent comme les héritiers de ceux qui ont prétendu la combattre dans les années 1960.
Le libéralisme est, fondamentalement, une pensée double: apologie de l'économie de marché, d'un côté, de l'Etat de droit et de la "libération des mœurs" de l'autre. Mais, depuis George Orwell, la double pensée désigne aussi ce mode de fonctionnement psychologique singulier, fondé sur le mensonge à soi-même, qui permet à l'intellectuel totalitaire de soutenir simultanément deux thèses incompatibles. Un tel concept s'applique à merveille au régime mental de la nouvelle intelligentsia de gauche. Son ralliement au libéralisme politique et culturel la soumet, en effet, à un double bind affolant. Pour sauver l'illusion d'une fidélité aux luttes de l'ancienne gauche, elle doit forger un mythe délirant: l'idéologie naturelle de la société du spectacle serait le "néoconservatisme", soit un mélange d'austérité religieuse, de contrôle éducatif impitoyable, et de renforcement incessant des institutions patriarcales, racistes et militaires. Ce n'est qu'à cette condition que la nouvelle gauche peut continuer à vivre son appel à transgresser toutes les frontières morales et culturelles comme un combat "anticapitaliste". La double pensée offre la clé de cette étrange contradiction. Et donc aussi celle de la bonne conscience inoxydable de l'intellectuel de gauche moderne.
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