Jusqu'où collaborer ?

I – Propositions critiques

A - L'état du monde

2 – Un modèle social parvenu à ses limites

Certains libéraux désinhibés (espèce plutôt rare aujourd'hui en France, mais assez présente dans le monde anglo-saxon, derrière des figures comme celle d'Ayn Rand ou Friedrich Hayek, eux-mêmes inscrits dans une filiation qui remonte à Frédéric Bastiat voire Benjamin Constant), en particulier les tenants d'une approche économique inspirée du principe du laissez faire, contesteraient sans doute la domination du libéralisme. Ils pourraient faire remarquer que la régulation par le Droit n'a jamais été aussi contraignante, et les codes, décrets, textes de loi nationaux et internationaux, chartes, normes et règlements en tout genre jamais si abondants. Ils pourraient développer en observant que ces contraintes réglementaires sont le fruit d'une administration technocratique toujours plus nombreuse et par là-même toujours plus coûteuse. Pour traduire ce phénomène au travers d'un indicateur macro-économique, ils pourraient s'intéresser à la mesure historique des prélèvements obligatoires, correspondant selon l'OCDE à l’ensemble des "versements effectifs opérés par tous les agents économiques au secteur des administrations publiques […] dès lors que ces versements résultent, non d’une décision de l’agent économique qui les acquitte, mais d’un processus collectif". Cette mesure donne une bonne indication sur le niveau de collectivisation des choix de production et de consommation, donc de socialisation (ou de dé-individualisation, ce qui revient au même) de l'économie. D'ailleurs le Président Giscard d'Estaing avait déclaré en 1974 (alors que les prélèvements obligatoires atteignaient 39%) que: « Le jour où ces prélèvements dépasseront 40%, l'Etat sera devenu socialiste ». Or, non seulement nous avons en France largement dépassé cette limite, mais les prélèvements obligatoires atteignent désormais des records historiques dans de nombreux pays occidentaux, à l'exception notable de l'Allemagne. Tout juste peut-on noter une stabilisation ou un reflux sur les toutes dernières années. Mais sur une échelle de temps relativement grande, permettant de comparer différentes époques, la tendance est indiscutablement à la hausse.

Source: http://fr.wikipedia.org/wiki/Pr%C3%A9l%C3%A8vements_obligatoires#.C3.89volution_des_taux_de_pr.C3.A9l.C3.A8vements_obligatoires_dans_quelques_pays_et_ensembles_de_l.27OCDE

Cependant il s’agit là d’une socialisation administrative qui perd progressivement de vue l'idéal de solidarité sur lequel elle est fondée, faute d'un fondement identitaire suffisamment solide. La communauté nationale ne peut plus être mise en avant pour des raisons idéologiques -il suffit pour s'en convaincre de voir à quel point les souverainistes sont systématiquement considérés comme suspects de xénophobie, voire de racisme. Et la communauté continentale/mondiale n'a que peu de réalité au-delà de la classe étudiante (réalité inscrite dans les comportements mais cependant fragile, comme l'illustre le film "L'auberge Espagnole"). Il existe bien quelques sympathiques icones du métissage culturel, mais celles-ci deviennent presque fictives à force de médiatisation complaisante. Censées représenter la classe futuriste des "citoyens du monde"(Yannick Noah, Bono, Tiger Woods), elles sont tout juste bonnes à récolter quelques millions de dollars de dons lors d'événements de charité internationale (tsunami, famine), mais se révèlent sans impact macro-économique significatif. Au pis, on pourrait juger leur action contre-productive en ce que, servant d'alibi moral commode à un "système" dont elles sont le produit naturel, elles limitent le risque que s'élève contre lui une révolte plus violente et plus radicale.

Si bien qu'aujourd'hui et pour caricaturer, on pourrait dire que le Français moyen peut sans état d'âme chercher à frauder comme il peut le fisc ou les services sociaux, à partir du moment où il a donné un peu d'argent aux Restos du Coeur. L'Etat a perdu son prestige, et avec lui sa légitimité de vecteur de redistribution. La faute sans doute à un éloignement croissant entre les technocrates et la France d'en bas, à un discrédit de la pensée unique qui règne sur les partis de gouvernement comme les journalistes qui les fréquentent, et à une absence d'empathie du peuple à la fois pour une droite affairiste et une gauche hypocrite.

On peut certes voir un tel phénomène comme la résultante d'un déséquilibre croissant entre rémunération du travail et rémunération du capital (en particulier du capital spéculatif), déséquilibre que les pouvoirs publics tentent de compenser tant bien que mal par la levée de l'impôt, qui peut seul à leurs yeux soutenir le pouvoir d'achat, et partant la consommation. Ces réflexions sur le partage de la valeur ajoutée, récemment popularisées en France par Thomas Piketty, restent à mes yeux caractéristiques d'une vision trop inspirée de la grille de lecture marxiste, qui se focalise exagérément sur une analyse des facteurs de production réduite à l'opposition du capital et du travail. Si une telle représentation pouvait se révéler pertinente au temps de la Révolution Industrielle (et en particulier concernant le développement conjoint d'une industrie de main d'oeuvre et d'une industrie lourde), elle se révèle aujourd'hui inadaptée à un environnement économique au sein duquel l'émergence de la valeur constitue un phénomène beaucoup plus mystérieux. A une époque caractérisée par la montée conjointe de l'industrie du divertissement et des technologies de l'information, de nombreuses success stories illustrent la possibilité pour certains acteurs majeurs d'émerger en quelques années à partir de rien, sans capital ni force de travail initiaux, simplement par le jeu dynamique extraordinairement rapide de l'économie du web: c'est le cas de Facebook ou Google, mais aussi d'Apple ou Microsoft. Peut-être faudrait-il substituer au dipôle capital/travail très central aux XIXème et XXème siècles, un tripôle capital/travail/mystère technique ou capital/travail/émergence systémique ou capital/travail/aléa entrepreneurial, qui ferait la place à un troisième terme transcendant les deux premiers; terme désignant, indirectement tant une définition précise en serait difficile, ce Successeur de l'humanité historique entrevu par Jean-Michel Truong.

(todo: critiquer l'argumentation de Piketty sur la sur-rémunération du capital dans un monde post-crise. Si on peut bien voir la dette comme une rente, on doit aussi convenir que le capital est aujourd'hui de plus en plus difficile à rentabiliser: aucun placement ne permet de rémunération sans risque au-delà de 2 ou 3%, et encore, ce qui est un plus bas historique. Tout se passe comme si la plus-value était en réalité captée par ce Successeur systémique -entrevu par Truong- dont personne n'est le maître, et qu'on peut même à peine nommer tant il est totalement inhumain; on peut citer au passage l'école française de la régulation mais à mon sens c'est une fausse piste)

Quoi qu'il en soit, les classes moyennes sont aujorud'hui à ce point sous pression que le niveau de taxation semble avoir atteint ses limites ; d'autant plus que la collusion entre les élites technocratiques et bancaires discrédite le principe même de la levée d'un impôt largement destiné à couvrir le service de la dette: une dette dont la classe politique est considérée comme largement responsable du fait de son manque de courage et de son égoïsme de court terme. N'oublions pas que la contestation populaire est possible: le mythe de Robin des Bois en atteste, montrant à quel point peut passer pour justifié le refus d'un pouvoir corrompu incapable d'assurer sa position autrement que par le racket fiscal des gens ordinaires. Cet argument risque d'ailleurs de servir in fine le discours néo-libéral : la réduction des dépenses publiques va pouvoir être paradoxalement présentée comme une aspiration démocratique autant qu'une contrainte technique dictée par la doxa de l'économie classique. On peut supposer que les prélèvements obligatoires vont désormais stagner puis diminuer, attestant la victoire finale du libéralisme sur les approches collectivistes de l'économie. Cependant nous n'en sommes pas encore là, et pour l'instant le degré de socialisation de l'économie reste établi à un niveau record historique.

Pour conclure ce bref développement sur la coexistence historique du libre-échange généralisé et d'une technocratie omniprésente, nous noterons qu'il est tout de même troublant d'observer que c’est au moment où le libéralisme social a disparu de l’offre politique officielle qu’il se trouve être le plus dominant dans ses pratiques concrètes.




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