Jusqu'où collaborer ?

II – Les difficultés de la prescription morale

B - Morale appliquée

3 – Morale et économie politique

La question de l'organisation économique et politique des sociétés n'a jamais pu, avant l'époque moderne, se passer de considérations morales. Pourtant, et c'est une exception au regard de l'histoire des civilisations, de telles considérations sont désormais le plus souvent absentes des discours dominants, ou plus exactement elles se résument à des jérémiades stériles à propos des droits de l'homme (version politique) et du développement durable (version économique) pour mieux cacher la réalité, qui est qu'un consensus s'est progressivement créé, dans le monde moderne, pour déléguer les questions morales au domaine privé. Si les néo-libéraux (s'opposant en cela aux premier libéraux authentiques) cherchent à accréditer l'idée que l'économie est une science, c'est précisément pour s'exonérer de toute considération morale. Si les lois économiques, au même titre que les lois physiques, doivent être considérées comme "naturelles" et intangibles, il est vain de leur prêter une quelconque valeur éthique. "L'univers est moralement neutre", faisait dire Woody Allen à l'un de ses personnages dans "September". Si un tel jugement peut être étendu à l'ensemble de l'univers économique, les libéraux peuvent à bon droit se déclarer affranchis de toute responsabilité morale, et continuer de développer l'économie sans limite assignable [en particulier à partir de 0’28].

Pourtant, si l'on élargit un peu le spectre et qu'on s'intéresse à la question de l'organisation de la société sur le mode plus général de la philosophie politique, on doit convenir que tout choix organisationnel est aussi un choix éthique. En cette matière, l'une des contributions les plus intéressantes du XXème siècle est celle de John Rawls et sa théorie de la Justice. Non que cette contribution soit originale. Pour l'essentiel, elle ne fait que reformuler ce qui était déjà présent à l'état latent chez les philosophes classiques du contrat social (Rousseau, Hobbes) ou de la morale pure (Kant). Mais Rawls a eu l'idée de faire la synthèse de leurs contributions sur un mode moderne et aisément compréhensible, grâce à l'utilisation habile des concepts de "position originelle" et de "voile d'ignorance" initialement proposés par John Harsanyi. Par le recours au moyen de l'expérience de pensée (Gedankenexperiment), Rawls permet de poser très concrètement le choix entre plusieurs modèles de société possibles. Par exemple, si l'on imagine deux systèmes économiques en compétition, dont les caractéristiques sont:
- pour le premier de produire des richesses (mesurées par leur utilité économique) réparties de 10 à 20 pour chaque membre (on notera [10-20]).
- pour le second de produire des richesses réparties de 12 à 36 ([12-36]).

On observe que le second système augmente les inégalités (de x2 à x3), et que cependant il pourrait être considéré comme plus intéressant que le premier, du fait que tous ses membres voient leur situation s'améliorer (entre 20% et 80%). Cela est vrai tant que les personnes concernées prêtent davantage attention à leur utilité absolue qu'à leur utilité relative. On peut donc supposer que cela concerne toutes les sociétés qui comptent encore des personnes relativement pauvres pour lesquelles un surcroît de ressources économiques revêt un caractère essentiel, voire vital. Dans le cas contraire d'une société globalement très riche où la plupart des biens seraient achetés pour leur valeur symbolique (consommation ostentatoire), le raisonnement est susceptible de s'inverser.

Cependant, la principale objection qu'on peut adresser à ce type de représentation est que la mesure du bien-être par l'utilité économique n'a rien d'évident. Certes, la monnaie a été créée précisément pour servir de véhicule neutre aux échanges marchands, et à ce titre on peut supposer qu'elle représente un étalon de mesure incontestable. Toutefois, une telle représentation est une vue de l'esprit. Si l'utilité est une mesure fiable pour des biens de valeur intermédiaire, arbitrables sous l'angle de préférences personnelles dans une logique de bien-être modéré, elle se révèle inadaptée pour les biens essentiels comme pour les biens de très grand luxe. Quelle est par exemple l'utilité d'une inspiration d'air pur pour une personne en train de se noyer ? Rien d'autre que l'infini ! Pourtant sa valeur marchande est nulle. Et quelle est à l'inverse l'utilité d'une automobile en or massif pour un milliardaire qui en possèderait déjà une en platine ? Sans doute proche de zéro, alors que sa valeur marchande est considérable.

Lorsqu'on essaie de connecter l'utilité à la notion de bien-être, voire de bonheur, de multiples problèmes surgissent. De façon peu surprenante, certaines études ont montré que l'enrichissement, qui se manifeste par l'accès à des biens et service représentant une plus grande utilité économique, se traduit par un plus grand niveau de satisfaction au niveau de la vie en général. Cependant, cette progression n'existe que pour les catégories de personnes qui passent de la pauvreté ou la misère à un niveau de confort minimal. Au-delà de ce minimum, lorsque le pouvoir économique progresse, le sentiment de satisfaction général au sujet de la vie (meilleure approche possible de la notion vague de bonheur dans le cadre d'une enquête quantitative), lui, n'augmente plus (paradoxe d'Easterlin). D'autres déterminants, comme l'âge des personnes interrogées, se mettent à jouer un rôle bien plus important.



L'argument principal des néo-libéraux n'est d'ailleurs pas de prétendre qu'un système de libre-échange généralisé aboutirait à une augmentation de l'utilité pour chaque catégorie de population. Ils préfèrent en général s'en tenir à l'argument de l'augmentation moyenne (typiquement, le PIB par habitant). Or comme on le sait, un calcul de moyenne peut cacher un certain nombre de réalités disparates, tant qu'on n'y a adjoint aucun indicateur de dispersion statistique.

Soit par exemple le passage d'une distribution d'utilité d'intervalle A=[10-20] à un intervalle B=[8-36]. Cette fois, les inégalités s'accroissent (de x2 à x4) et l'évolution par catégorie est contrastée (de -20% à +80%), les plus pauvres ayant tendance à s'appauvrir davantage. Pourtant la moyenne s'améliore (de 15 à 22) de presque 50%. Ce genre de situation, bien sûr ici très schématisée, semble bien ressembler à ce qui se passe actuellement dans de nombreux pays sous l'impulsion de la mondialisation libérale (creusement des inégalités, mais croissance du PIB global, donc du PIB par habitant). Il serait intéressant de tenter d'appliquer l'expérience de pensée du voile d'ignorance à ce genre de situation. Si une population était amenée a priori à exprimer par un vote sa préférence pour le système A ou B, quel serait son choix?

Il faudrait sans doute, avant qu'elle fasse son choix, qu'elle réalise que l'utilité mesurée économiquement n'est pas forcément une échelle de mesure parfaitement linéaire, et qu'un gain de 1 entre 8 et 9 n'est sans doute pas comparable à un gain de 1 entre 35 et 36. L'utilité marginale d'une prime de 1000 euros n'est pas la même pour un Smicard et pour un trader...

Si l'on retient une approche marxienne insistant sur la notion de lutte des classes, et si l'on admet que la classe dirigeante est celle qui détient le plus grand pouvoir sur les conditions d'organisation de la société (la démocratie apparente ne remettant en fait jamais en question le fondement du système), on peut même imaginer qu'une évolution soit possible d'une distribution [10-20] à une distribution [2-26]. La baisse moyenne de 15 à 14 n'est pas un problème pour les plus nantis (qui progressent de 30%), même si les plus pauvres perdent 80% de leur richesse. Si ce sont les plus riches qui contrôlent le système, et en l'absence d'empathie entre riches et pauvres (lutte des classes assumée), on voit mal ce qui pourrait empêcher l'évolution tendancielle du système en ce sens, si ce n'est la révolte.

Le concept de "voile d'ignorance" peut permettre de définir l'ordre de grandeur de ce qui serait un partage des richesses acceptable. Nonobstant l’utilité produite par chacun, et même si la dispersion de celle-ci est supposée grande, on admettrait sans doute qu'au sein d'un groupe d'une dizaine d'individus, une répartition des utilités de l'ordre d'un facteur 2 entre la plus méritante (ou productrice d'utilité) et la moins méritante (ou productrice d'utilité) pourrait être considérée comme acceptable. Par exemple si on vous propose une tâche à accomplir avec une dizaine d'amis, et que vous ne savez absolument pas si cette tâche va vous avantager ou non compte tenu de vos dispositions naturelles, vous pourriez être tenté de retenir cet ordre de grandeur. Il n'est pas trop grand, donc évite les trop grandes injustices. Il n'est pas trop petit non plus, et suffit sans doute à justifier que chacun produise un effort significatif pour être davantage récompensé (dans l'hypothèse où tout le monde recevrait la même rémunération quelle que soit sa contribution réelle, toute émulation cesserait). Si l'on retient ensuite le principe d'une invariance d’échelle, il serait légitime que le chef d’entreprise gagne 4 fois plus que l’ouvrier de base pour une entreprise de 100 personnes, 16 fois pour une entreprise de 10000 personnes, 64 fois pour une entreprise de 1 million de personnes.

Une telle situation, si tant est qu'elle représente un choix raisonnable, est beaucoup plus homogène que ce qu'on observe actuellement dans la réalité. Pour le moment, le rapport de revenus entre le premier et le dernier décile est supérieur à 2 dans tous les pays du monde: il varie entre 4,5 au Japon (le plus égalitaire) et 68 au Brésil (le plus inégalitaire). De plus, il tend plutôt à s’accroître dans chaque pays en particulier, même si à cause de l’émergence de pays très peuplés comme l’Inde ou la Chine, cet accroissement interne des inégalités est compensé par une homogénisation globale.

La question de l'équité dans la répartition des richesses, si elle peut être étudiée en tant que telle, est peu dissociable de la question de la contributions de chacun à la production de valeur. Après tout, la façon dont le libéralisme envisage la justice est la suivante: il ne s'agit pas pas tant de se concentrer sur la répartition des revenus (en évitant par exemple de trop grandes inégalités) que de se soucier que chaque contribution soit récompensée à proportion de l'utilité qu'elle crée. En d'autres termes, pour le libéral, il n'y a pas d'injustice à ce que l'un gagne 1 et l'autre 100 si cela correspond effectivement à l'utilité qu'ils ont créée. Par contre, il est injuste que ces revenus soient ramenés d'autorité à 10 et 90, parce que cela n'est pas justifié sur le plan de la création de valeur.

Le libre fonctionnement d'une économie ouverte livrée à elle-même donne effectivement le sentiment que les différences d'utilité considérables constatées en termes de revenus reflètent une différence tout aussi considérable de contributions effectives. Après tout, personne n'est obligé de rémunérer autant les plus riches, et si une telle situation se produit effectivement, cela n'est-il pas la preuve qu'une telle richesse est justifiée sur le plan de l'utilité créée ?

Cet argument mérite sans doute l'examen. Toutefois, si l'on cherche un élément de comparaison dans les performances hors économie, les choses ne paraissent pas si évidentes. Prenons le cas des performances physiques dans le domaine naturel : quelle est la différence de performance entre le meilleur lion et un lion ordinaire en termes de vitesse de course, de taux de succès, et de gazelles attrapées : peut-être 30 à 50%. Prenons un autre exemple dans le domaine de la production matérielle: quelle est la différence de performance, à équipement comparable, du meilleur agriculteur et d’un agriculteur ordinaire en termes de rendement à l’hectare, de vitesse de travail, et de rendement total ? Sans doute également 30 à 50%. Autrement dit pour ce qui concerne les différences dans l’ordre du réel, l’amplitude est faible.

Or il en va tout autrement dans l’ordre du symbolique: Usaïn Bolt court 10% plus vite que Marc André, et il gagne des millions quand l’autre concourt dans l’anonymat aux championnats régionaux des pays de la Loire. Pourquoi? Tout simplement parce que puisqu'il est le seul à pouvoir courir aussi vite, il devient une icone, une idole, une star. Il faut bien admettre qu'il se produit là un phénomène tout à fait artificiel, qui mérite donc d'être considéré comme tel. Il n'y a pas de vérité intrinsèque à l'utilité d'Usaïn Bolt: du point de vue de la performance physique, son utilité est de 1,1 fois celle de Marc André. Du point de vue de sa valeur médiatique et donc économique, le rapport d'utilité se compte en milliers.

Le problème sous-jacent est considérable. Il s'agit en effet de l'immense question du mérite, qui sert de pierre angulaire à l'argumentation libérale concernant la justification des inégalités. Certes, les inégalités de revenus et de patrimoine sont grandes entre le riche et le pauvre, admettent les libéraux. Mais puisque seuls les mécanismes de marché sont en jeu, de telles différences ne sont que le reflet des différences d'utilité, et puisque le marché de l'emploi est lui aussi un marché ouvert, ces différences d'utilité sont également proportionnelles aux différences de mérite... Si un pauvre est mécontent de sa situation, rien de l'empêche de faire les efforts (de formation, puis de travail) lui permettant d'accéder à plus de richesse. Puisque cela est possible, mais que des inégalités subsistent, la seule hypothèse est que ces inégalités sont en quelque sorte justes, presque volontaires.

Or cette hypothèse de la justification des inégalités par le mérite est de moins en moins tenable. Est-il, par exemple, justifié que les émirs du Golfe Persique, issus de tribus nomades du désert, soient riches à millions, quand dans le même temps les chefs de tribus boshimans, également nomades issus de zones semi-désertiques, soient réduits à la misère et progressivement chassés de leurs territoires d'origine? Où se loge le mérite dans l'aléa du lieu de naissance?

Plus près de nous, et au coeur du système éducatif "méritocratique" à la française, prenons le cas des carrières professionnelles étroitement liées au diplôme d'origine. Ce système est au centre de l'argumentation classique des parents qui tiennent à leurs enfants un discours du type: "travaille bien à l'école, car ainsi tu auras accès à un métier intéressant et bien rémunéré". Poussé à l'extrême, un tel système consiste à dire: "si tu travailles énormément pendant tes études, tu n'auras plus à travailler après, tu te contenteras de récolter les dividendes de tes études". Mais si une telle règle était vraie, alors même le paresseux aurait intérêt à travailler dur à l'école, car sur l'ensemble de son existence il serait gagnant. Si je me réfère à mon expérience personnelle, j'ai beaucoup travaillé en classe préparatoire, disons presque tout le temps pendant deux ans. Ensuite, diplômé d'une école prestigieuse, j'aurais pu gagner en dix ans ce que d'autres gagnent en une vie entière. En somme, il s'agissait d'un trade off avantageux pour moi. Si je compte double les années de classe préparatoire, c'est comme si j'avais travaillé 14 ans au lieu de 40. Est-ce vraiment juste? Je ne le crois pas. Lors de mes études, j'ai eu l'occasion de faire un stage ouvrier dans un laminoir à froid. J'y ai rencontré des ouvriers postés en 3x8 et payés au SMIC dont le seul horizon était de vivre ainsi jusqu'à leur retraite, qui devait statistiquement être plus courte que la mienne. N'auraient-ils pas échangé leur position contre la mienne s'ils avaient dû reprendre leur scolarité depuis le début avec tous les éléments d'information disponibles? Si on agrège les deux phases (études et vie active), le déséquilibre n’est-il pas flagrant en faveur des bons élèves, et n’avantage-t-il pas ceux qui étaient au courant des règles du jeu dès le départ grâce à leur origine familiale à propos de laquelle ils n’ont évidemment aucun mérite ?

Quant à ceux qui tiennent un discours consistant à dire que les plus rémunérés font plus d’efforts aussi pendant leur vie professionnelle (ils travaillent plus pour gagner plus, en quelque sorte), posons-nous sincèrement la question de savoir si un travail de consultant ou de banquier demande plus d’efforts qu’un travail de maçon ou de couvreur, si un travail de cadre supérieur demande plus de résistance au stress que celui d’un téléconseiller, si un travail de professeur d’université est plus contraignant en temps que celui d’une assistante maternelle à domicile.

D’autre part et si on voulait raisonner non pas sur la base de la rareté des compétences disponibles, mais sur celle de la pénibilité de la tâche accomplie, on pourrait défendre que la bonne logique serait plutôt de payer cher les exécutants des corvées les plus désagréables, et de payer peu, voire pas du tout, ceux qui ont accès à des fonctions qui comblent leur besoin de reconnaissance (on pourrait même au contraire leur demander de payer, eux). Il est en effet tout à fait contestable qu’un sportif de haut niveau ou un chanteur de variétés gagne davantage qu’un égoutier ou un téléopérateur, alors même que son métier lui permet de surcroît d’exprimer son talent et d’assouvir son besoin de reconnaissance. Il suffit de les regarder travailler l'un et l'autre pour observer qu’un technocrate européen n’exerce pas un métier plus difficile qu’un ouvrier du bâtiment, et que même si on agrège la somme d’efforts consentis pendant les études avec ceux du travail effectif, le solde de mérite va probablement au travailleur manuel. Il se pourrait d'ailleurs qu’avec la multiplication des diplômés rétifs à l’effort physique, ce soit bientôt le travailleur manuel courageux qui se fasse rare.

La seule chose qui permette encore de justifier le salaire plus élevé du cadre supérieur, c’est donc bien l’illusion de sa contribution au profit, considérée comme allant de soi alors même qu'elle est souvent difficile à apprécier de manière différentielle au sein d'une équipe. Que cette illusion s’évanouisse, et c’est tout le système de valeur qui pourrait s'inverser.

A partir d’un certain niveau de développement technique, de nombreux individus produisent d'ailleurs probablement plus d'utilité à titre de loisirs que dans le cadre professionnel. Comment croire que l’utilité d’un contributeur Wikipédia, qu'un programmeur de Mozilla, qu’un entraîneur bénévole de football amateur, qu'un artiste postant ses vidéos sur Youtube, ou qu’un agriculteur proposant du wwoofing soit inférieure à celle d’un agent immobilier ou d’un notaire ? Et comment continuer à croire, alors, qu'utilité sociale, utilité économique mesurée par sa contrevaleur monétaire, mérite et efforts aillent systématiquement de pair?

Or que cette hypothèse d'identité de l'utilité sociale et de l'utilité économique se fragilise, et c'est tout l'édifice utilitariste qui s'effondre. La neutralité axiologique du système libéral ne peut plus être tenue pour acquise et par conséquent, c'est toute la question morale de l'économie qui doit être à nouveau posée, sur des bases entièrement nouvelles.


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