Jusqu'où collaborer ?

II – Les difficultés de la prescription morale

B - Morale appliquée

2 – Morale et religion

Concernant l'impossibilité pour la loi morale de s'incarner dans une forme figée (soit un catalogue de comportements souhaitables ou au contraire interdits), l’histoire des religions apporte un éclairage instructif. Quand on regarde l'évolution des grands courants religieux, on a souvent le sentiment d'un aller-retour entre l'esprit et la lettre, entre les principes abstraits et les applications concrètes. A un instant donné, une religion donnée s'exprime bien sûr dans les deux dimensions: par exemple aujourd'hui, l'Eglise Catholique Romaine délivre à la fois un discours abstrait, voire mystique (Dieu est Amour), mais produit aussi un corpus de doctrines précises se traduisant dans des choix sociétaux formulés par Rome (refus du préservatif). Mais si on adopte une vision dynamique historique, on observe que les grandes réformes ou les grands schismes apparaissent souvent sur une remise en cause du formalisme du moment, remise en cause parfois formulée au nom même des principes fondateurs. Par exemple, l’Eglise chrétienne est née d'une opposition à la forme religieuse figée de l’Ancienne Alliance. Jésus-Christ, prédicateur juif fin connaisseur de la loi mosaïque, s'est indigné de certaines de ses déviances pratiques. Il s'est opposé au formalisme pharisien, a dénoncé le mercantilisme des marchands du Temple... et a fini cruxifié par ses ennemis. Plus tard, la Réforme protestante s'est elle aussi édifiée sur la critique des formes pratiques qu'avait prises le Catholicisme. Estimant que le culte de la Vierge ou le commerce des indulgences nuisaient à l'enseignement du Christ, les premiers Protestants ont donc fait sécession contre la forme mais au nom de l'esprit de la foi chrétienne.

Wikipédia l'exprime clairement: "Un des principes sur lequel Jésus est le plus entré en conflit avec les pharisiens est qu'il reprochait à certains des Anciens Juifs d'avoir perpétué la tradition de façon purement formelle, en trahissant sa véritable raison d'être et en ayant perdu tout son contenu qui en faisait des œuvres de justice et de rédemption. Ce faisant, Jésus critique la forme d'idolâtrie qu'est le formalisme, et met en évidence que la loi de Moïse a un esprit qui peut être indépendant de sa lettre et des usages dans lesquels elle s'incarne. Mais au lieu, comme les esséniens ou beaucoup plus tard les piétistes, d'en conclure que la Loi doit s'observer dans une sorte d'abstraction purement contemplative, à la recherche d'une spiritualité dégagée de toute forme, Jésus montre qu'il attache une très grande importance à l'incarnation ou à la figuration dans des rites, des paraboles ou des symboles, dont sa vie et son sacrifice seront le modèle."

Il semblerait que l'évolution des religions se fasse selon un double mouvement: dans un premier temps (apparition ou schisme), un chef charismatique apparaît (gourou, prophète), qui délivre un discours abstrait, voire mystique, accréditant l'idée d'une communion avec Dieu. Ce discours séduit et fait des émules, la religion commence à se développer. Dans un deuxième temps, un clergé s'établit, des intermédiaires apparaissent. La religion prend alors une dimension sociale et son message doit alors aussi s'enrichir d'un contenu appliqué et contingent. Un corpus dogmatique est édifié, une doctrine précise est énoncée, le clergé devient un lieu de pouvoir, les hérétiques sont désignés et éliminés.

Tout cela pourrait au fond assez bien s'expliquer par la mémétique: plus les membres d'une communauté sont conformistes et soumis à l'autorité, ce qui peut varier en fonction de facteurs culturels, et plus les morales dogmatiques peuvent s’y imposer. Il existe sans doute au départ une dimension un peu aléatoire en particulier au moment de leur émergence, mais dans l'ensemble les sectes ou religions ayant le plus de succès sont celles qui s'appuient sur un corpus dogmatique comportant d'une part un noyau quelconque de prescriptions, et d'autre part et surtout un mécanisme de reproduction efficace (prosélytisme, récompense aux messagers, promesses aux fidèles, menaces sur les infidèles). C'est véritablement la même logique que celle qui prévaut pour tous les mèmes robustes, comme l'a bien montré Richard Brodie.

Mais cela ne fait aussi que confirmer que les grandes religions ne développent leur doctrine éthique appliquée que sur un mode contingent, et qu'elles ne permettent donc pas de résoudre de manière indiscutable le problème de la morale pratique.


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