Jusqu'où collaborer ?

III – Morale et collaboration

B - Les caractéristiques particulières du monde moderne du point de vue de la prescription morale

2 - L'engluement dans la pensée unique

La difficulté d’une expression publique de toute critique morale tient aussi à l'émergence de la pensée unique. Ce trou noir de la dialectique, aussi nettement perceptible qu'essentiellement difficile à définir, tend à diffuser un totalitarisme mou mais omniprésent qui place l’acteur moral devant le dilemme suivant: ou bien sa pensée est absorbée/diluée dans un corpus plus vaste, mais dépourvu de sens, ou bien elle se confine à la marginalité extrême. Toute critique étant possible, bienvenue, encouragée, mais égalisée et noyée dans un ensemble d'autres messages dépourvus de sens.

A ce titre, l’interview de Bernard Ramanantsoa à France Inter est éloquente [en particulier de 17’42 à 18'22 pour la version locale, et de 21'20 à 22'00 pour la version en ligne] : le directeur d'HEC y défend l'idée que son école est nécessairement pluraliste puisqu'on retrouve d'anciens diplômés à gauche (Hollande, Strauss-Kahn) comme à droite (Pécresse, Borloo). Fort bien; mais que cela prouve-t-il aux yeux de ceux qui pensent que le PS et l'UMP se confondent dans l'UMPS? La vraie question serait peut-être: combien de diplômés d'HEC pratiquent-ils l'abstention? Combien votent pour le Front National? Combien sont favorables à une sortie de l'euro? S'il s'agit d'estimer la proportion de gauche de gouvernement et de droite de gouvernement au sein de la dernière promotion d'HEC, il est possible qu'on trouve un équilibre gauche/droite similaire à celle du corps électoral tout entier. Mais s'il s'agit de considérer l'ensemble des positions politiques possibles, le soi-disant pluralisme d'HEC n'a plus grand chose à voir avec celui de l'ensemble de la population française.

La pensée unique a pour fonction de tendre à ramener la pensée exprimable à des évidences (comme l'apologie du bien, l'encensement du progrès, l'acclamation de l'échange, la célébration de la différence) qui sont aussi des sortes de « trous noirs » qui siphonnent tout raisonnement dialectique, et rendent plus difficile la construction d’une critique organisée globale d’un système dont la caractéristique essentielle consiste justement à se définir par son ouverture.

L'instrument principal de cette pensée unique, depuis la baisse d'influence des mass media qui assuraient jusque dans les années 1990 un contrôle suffisant des opinions, c'est le contrôle direct de la langue et des tabous qui y sont attachés. Cet aspect du totalitarisme a été très efficacement mis en évidence par Orwell, en particulier au travers du Novlangue dont il décrit les principes et la fonction dans 1984. Que le politiquement correct repose sur les mêmes mécanismes et produise les mêmes effets, cela n'est guère douteux. Bien que les philosophes, mais aussi les humoristes populaires (Coluche, Desproges, les Inconnus) en aient entamé la critique il y a au moins 30 ans, rien n'a rien changé à son déploiement. Un exemple de Novlangue parmi d'autres : le mot « racisme » brandi en permanence comme un talisman, quand il n’existe aucun mot pour désigner l’absence d’affinités électives culturelles, à la fois plus légitime et plus répandue, d’où la reductio ad hitlerum de toute proposition nationaliste; ou encore le jeunisme comme moyen du totalitarisme .

Une autre manifestation de la pensée unique tient à la place importante qu'elle concède à la logique de procéduralisation. En toute matière (économique ou juridique en particulier), il faut désormais entrer dans une logique de justification formelle sans fin, produire des audits, des rapports, des études, des certificats de conformité aux règlements, chartes, textes de loi, etc. Paradoxalement, malgré une forme d'appauvrissement de la langue, on produit donc de plus en plus de textes. Ces textes sont donc fatalement très redondants, et provoquent partout une forme de fatigue de la lecture rendant plus difficile encore la recherche d'un sens quelconque. La fatigue d'être soi décrite par Ehrenberg se double alors d'une fatigue de lire qui n'est sans doute pas innocente. Les services de contre-espionnage le savent bien: lorsqu'on ne peut empêcher des agents ennemis d'échanger des messages codés, on doit surtout s'attacher à noyer ces messages parmi un si grand nombre de messages inutiles et bruyants qu'ils empêchent les messages pertinents d'être repérés et compris.

Contre la submersion par la pensée unique magistralement décrite par Michéa , on ne saurait trop recommander la lecture exhaustive de Philippe Muray, qui a explicitement défini son projet littéraire comme un retour à la possibilité de "l’énonciation du négatif". Or un tel projet pose bien sûr la question de la définition de ce négatif qu'il s'agirait d'exprimer: est-ce celui que nous portons chacun en nous sans savoir ou oser l'exprimer? ou bien celui qui, exprimé en privé, s’oppose à l’éloge public que le système donne de ses propres valeurs? Dans les deux cas, sa formulation suppose l’autonomie critique d’un sujet en opposition aux normes sociales dominantes de pensée.

Plus généralement, l’argument tautologique consistant à affirmer qu'on agit comme on agit parce que cela est bon (argument fondateur de l'Empire du Bien) ne saurait faire oublier que les massacres de Mao ou Staline se sont aussi faits au nom du Bien.

Sur le plan politique, c'est d'ailleurs la Gauche qui constitue le vecteur de développement le plus important de l'Empire du Bien. A tel point même qu'on peut caractériser son évolution de ces dernières décennies, au moins en France, comme une forme de trahison de son idéal traditionnel de justice et de partage. Se définissant désormais systématiquement comme avant-garde du « progrès » sociétal, et tentant de ce fait de placer des questions de moeurs sur le devant de la scène médiatique au détriment des questions économiques, la Gauche vertueuse et morale a largement contribué à la destruction de l’alternative classique au libéralisme: la redistribution publique, l'administration de la société par des choix collectifs. Assumant le principe du libre-échange et ayant donc perdu pied sur le terrain de l'administration du réel, elle ne peut plus désormais survivre que dans un ordre symbolique de plus en plus éloigné de la réalité [en particulier à partir de 4'30]. Une telle évolution n'est pas sans rapport non plus avec la féminisation de la société, et ses conséquences dérivables de la lecture du Freud de Malaise dans la Civilisation.

Il serait toutefois trop simple de résumer la pensée unique à la bienpensance de gauche (en gros, le politiquement correct). Parallèlement à celle-ci, il existe en effet une orthodoxie libérale de type économique qui s'exprime de préférence par les médias de droite (BFM, Le Figaro). Si bien qu'au même titre qu'une Novlangue de gauche il existe également une Novlangue de droite. On ne s'étonnera toutefois du caractère paradoxal de l'apparente dualité de la pensée unique que si l'on n'a pas compris que celle-ci ne fait que traduire le caractère double de la pensée libérale parfaitement mis en évidence par Michéa. Selon cette approche, le développement de la pensée unique ne serait donc qu'une entreprise de prise de contrôle des esprits (par la limitation du vocabulaire, la production d'arguments tout faits, l'émergence de nouveaux tabous) au service de l'extension du libéralisme de gauche comme de droite, les conservateurs de droite étant assimilés à des fachos et les conservateurs de gauche renvoyés à leurs archaïsmes. En revanche, il sera conseillé d'être en toute chose pragmatique, ouvert et disposé au changement, même si cela suppose de détruire, voire tout simplement d'ignorer le passé. Le monde semble devenu maternel, matriciel, dépourvu d’un sens externe. Dans ce type de contexte, toute philosophie pragmatique, en ce qu’elle ne prétend rien de défini, présente un avantage logique évident sur les approches théoriques (devenues intellectuellement inaccessibles), voire simplement sur le détour hypothético-déductif. Depuis Jean-Pierre Raffarin au moins (qui avait traduit cette orientation en termes d'image, cherchant à tout prix à se faire passer pour un homme de terrain, quitte à passer pour une sorte de bouseux, plutôt qu'un technocrate, alors qu'il était en réalité issu du monde des études, du commerce et de la publicité), tous les chefs de l'exécutif français se réclament du pragmatisme (ce qui devrait suffire à considérer cette orientation comme suspecte, eu égard aux résultats des politiques mises en place). Cette tendance a également concerné Nicolas Sarkozy qui a plutôt cherché à retourner qu'à convaincre un certain nombre de personnalités idéologiquement éloignées (Frédéric Mitterrand, Jacques Attali, Martin Hirsch, etc). Au lieu de défendre la cohérence de sa ligne politique, par le verbe ou l'action, sa stratégie à plutôt consisté à dire: « puisque vous n'êtes pas d’accord, venez travailler avec moi », ce qui est une façon de neutraliser la critique, et d'une certaine manière d'avoir toujours raison. Ceci n'est pas sans rapport avec l'excellente analyse sociologique de la bourgeoisie comme classe ouverte donnée par Jacques Ellul dans Métamorphose du bourgeois.

L'engluement dans la pensée unique a donc vite fait de s'incarner en deux manifestations en apparence contraires: prolifération de textes toujours plus nombreux, redondants et contradictoires d'un côté; soumission à un pragmatisme sans théorie et sans histoire de l'autre. Quel pourrait être le point commun de ces deux manifestations? Sans doute la disparition du jugement de synthèse subjectif, dans ce qu'il a de profondément humain, pour le meilleur et pour le pire. Une parole prononcée i shin den shin (c'est-à-dire dans une logique de confiance sans intermédiaire), peut toujours se passer de justification. Saint-Louis n'avait sans doute pas de code de lois compliqué, mais son jugement était bon car il était sincère. Aujourd'hui au contraire, de nombreux jugements sont prononcés principalement sur des critères de forme, le fond ne faisant plus l'objet que d'un examen superficiel. Il s'agit ni plus ni moins que d'une forme de tartufferie procédurale. Par exemple, dans le cadre du droit du travail, les dirigeants sont parfois tenus de justifier leurs décisions, en particulier dans le cas d'un licenciement; puisqu'une raison doit être portée, celle-ci est souvent: "la personne ne correspond pas aux critères attendus". La forme a été renseignée, mais du fond on ne saura rien.




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