Jusqu'où collaborer ?

I – Propositions critiques

B - Forces et aspects positifs

Après avoir tenté de décrire notre environnement sous différents aspects, nous allons maintenant nous attacher à en faire l'évaluation. Plus subjective, cette phase de jugement de valeur est indispensable à la production d'un certain nombre de règles morales visant à ajuster le plus équitablement possible notre niveau de collaboration au système dominant. Et puisque nous allons ultérieurement insister dans le détail sur les défauts de ce système, il semble important à ce stade, dans un souci dialectique d'équilibre, de commencer par mentionner tous les avantages qu'il présente aussi, et qui sont chacun d'autant plus considérables qu'il sont peu nombreux.

La première qualité du sytème en place consiste paradoxalement en la solidité logique de son fondement moral. Contrairement à ce que beaucoup croient, les pères fondateurs du libéralisme n'étaient ni naïfs (au sens où ils auraient souffert de lacunes dans leur éducation ou leur culture générale), ni bornés (au sens où ils auraient limité leur réflexion au seul champ économique), ni encore partiaux (au sens où ils auraient cherché à défendre des intérêts de classe). C'est tout le contraire. Si l'on s'intéresse au parcours et aux travaux d'hommes comme Adam Smith, Jeremy Bentham ou plus encore Stuart Mill, on voit bien que leur préoccupation principale s'organisait autour de la notion d'intérêt général, et que leurs sources d'inspiration s'ouvraient sur la totalité des champs de connaissance accessibles à l'époque. Par exemple, Adam Smith n'était pas économiste, mais titulaire de la chaire de logique, puis de celle de philosophie morale de l'Université de Glasgow. Il a aussi écrit sur l'astronomie, et s'est intéressé avant qu'elle n'existe en tant que science à la psychologie cognitive. Bentham était un juriste, mais aussi un philosophe et un érudit. Mill, filleul du précédent et élevé comme un enfant prodige, était un penseur complet, connu pour maîtriser parfaitement le latin et le grec à l'âge de douze ans. Sauf à leur faire un procès d'intention gratuit, on voit mal en quoi leurs motivations seraient critiquables ou les moyens dont ils disposaient insuffisants. On peut d'ailleurs rapprocher leur démarche de celle d'Auguste Comte (dont Mill était l'ami): leur objectif commun était de réunir tous les savoirs disponibles de façon à produire une synthèse permettant de définir la matrice socio-philosophique optimale pour le développement des sociétés humaines. A l'époque à laquelle ils ont vécu, un tel projet n'était pas irréaliste. Il témoignait au contraire d'une grande hauteur d'esprit et d'un altruisme parfaitement estimable.

Michéa explique bien dans l'Empire du moindre mal à quel point c'est en fait le contexte des guerres de religion qui doit être pris en compte pour expliquer la naissance de l'idéologie libérale. Et que dans le cas des sociétés belliqueuses au sein desquelles les divergences dogmatiques pouvaient à tout moment dégénérer en guerres civiles, la promotion de l'idée d'un pouvoir axiologiquement neutre constituait la contre-proposition politique à la fois la plus novatrice au plan intellectuel, la plus cohérente sur le plan philosophique et la plus respectable sur le plan moral. En d'autres termes, que c'est paradoxalement bien dans un souci éthique qu'on a mis en place une organisation publique des pouvoirs amorale, qui permet par contraste de préserver, dans la sphère privée, un espace de choix moral libre de toute détermination. Le libéralisme n'a jamais cherché à s'imposer comme un système idéal à tout point de vue, mais comme le moins mauvais des systèmes possibles. C'est pourquoi quand Churchill s'exclame "La démocratie est le pire des régimes - à l'exception de tous les autres déjà essayés dans le passé", il ne fait que transposer dans le champ politique le fondement philosophique du libéralisme théorisé par Adam Smith depuis près de deux siècles. Il ne s'agit pas d'un simple mot d'esprit, mais du rappel objectif de l'axiome fondateur du système.

Le moins qu'on puisse dire est que cette idéologie s'est révélée très performante. Elle a accompagné deux siècles de progrès considérables sur les plans éducatif, médical et technique. Si on la compare, de ce point de vue, aux modèles traditionnels tribaux, aux despotismes locaux, et aux tentatives d'économie dirigée, son triomphe est sans appel. On pourrait, si on voulait entrer dans le détail, entamer un débat comparant ses versions les plus radicales (Etats-Unis du début et de la fin du XXème siècle, Angleterre de Margaret Thatcher) à ses versions les plus hybrides (capitalisme rhénan, modèle scandinave, socialisme laïc à la Française), cela ne changerait rien au constat d'ensemble. Aucune autre forme d'organisation, à aucune autre époque, n'a été capable de produire ou de laisser se produire un tel progrès des connaissances et des conditions de vie.

Un tel succès est d'autant plus remarquable qu'il a correspondu à une expansion démographique sans précédent. Le système libéral s'est en effet révélé à même, après avoir été à l'origine de cette expansion par les progrès médicaux qu'il a permis, de lui survivre et de la dominer, devenant de ce fait le système civilisationnel de la plus gigantesque et diverse communauté humaine de l'histoire, ce dont aucun système fondé sur une culture spécifique n'avait jusqu'alors été capable.

Sa plasticité est telle qu'il lui a été possible de s'adapter à d'innombrabres cultures (ou à les dissoudre) : on peut bien sûr mentionner un par un tous les pays d'Europe, mais il faut maintenant aussi compter avec le Maroc, le Brésil, la Chine, l'Inde, la Russie, qui sont tous entrés à un degré plus ou moins avancé dans un processus de libéralisation. Nous pourrions presque tenir l'idée qu'il est à ce point ouvert qu'il sera capable de s'adapter à la transition post-humaine si celle-ci survient effectivement, du fait de son fonctionnement excluant tout arbitraire, et reposant davantage sur des process que sur des décisions discrétionnaires.

Il est donc incontestable que nous avons là affaire au plus puissant, au plus résilient, au plus influent de tous les systèmes d'organisation imaginables; et que c'est bien de ce monstre d'efficacité dont il nous faut maintenant entamer la critique.




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