Jusqu'où collaborer ?

II – Les difficultés de la prescription morale

A - La morale pure

3 – A quels principes obéir ?

Dans l'hypothèse où l'on pourrait, au moins partiellement, connaître les conséquences de ses choix, comment faire ensuite l'évaluation de ces conséquences? Quel critère de jugement utiliser?

Cette question centrale amène inévitablement avec elle celle de la transcendance. En effet, de deux choses l'une. Ou bien on refuse toute transcendance, autrement dit on se passe de toute hypothèse métaphysique, et l'on se contente d'essayer de résoudre la question morale d'un point de vue strictement immanentiste; on risque alors d'être ramené à un système utilitariste, voire à un utilitarisme individualiste si on radicalise le point de vue. Ou bien au contraire on admet comme point d'appui à la loi morale un principe externe intangible mais indéfinissable en pratique, et on doit bien admettre qu'il s'agit là d'une transcendance, quel que soit le nom qu'on lui donne pour des raisons de commodité de langage.

Les grands monothéismes constituent le creuset historique le plus important des morales transcendantes. Et si leur défaut récurrent se trouve dans leur dogmatisme, cela n'a rien d'un hasard. Toute transcendance étant par définition inaccessible, elle ne peut faire l'objet que d'un acte de foi. Sur cet acte de foi légitime (admettre que l'immanence est insuffisante à donner un sens, c'est tout simplement réaliser que le sens a toujours besoin d'un ailleurs pour se constituer), les prêtres manipulateurs ont eu tôt fait de greffer des croyances particulières, des superstitions locales, des dogmes spécifiques, des hiérophanies de circonstance, réputés aussi incontestables et aussi sacrés que le principe transcendant auquel ils étaient arrimés. C'est ainsi que le déisme a toujours tendance à évoluer vers un théisme révélé.

L'homme est un animal impressionnable. Il n'est pas indifférent aux légendes, aux contes et aux mythes. Et privés d'eux, il tend à s'en créer de nouveaux. C'est la raison pour laquelle une transcendance dépouillée, un monothéisme désincarné, un principe pur, ont rarement suffi à entraîner les foules. Des tentatives ont pourtant été entreprises dans ce sens.

Pour commencer, dans les grandes religions du livre, l'insistance est souvent mise sur l'unicité du Dieu qu'il convient d'adorer. Dans le Coran par exemple, une part très importante du livre est consacré, sur un mode assez répétitif et tautologique, à énoncer que Dieu est Dieu. Il n'y a qu'à lire la première partie de la Shahada pour s'en convaincre: " Je témoigne qu'il n'y a de vraie divinité que Dieu ".

Cependant, dès qu'il s'agit de passer de la déclaration de principe aux conséquences à en tirer en termes de comportement, on entre dans le domaine du dogmatisme. Ainsi, la seconde partie de la Shahada constitue-t-elle la pierre angulaire du dogmatisme musulman "Mahomet est le prophète de Dieu". La shahada est particulièrement intéressante dans sa construction parce qu'elle illustre parfaitement l'association du principe transcendant et du dogmatisme, pratiquement sur le mode de l'analyse syntaxique et de la conjonction grammaticale du "et": « Je témoigne qu'il n'y a de vraie divinité que Dieu et que Mahomet est son prophète. »

Il est d'ailleurs instructif de constater que plus les religions se sont réclamé d'un principe transcendant unique et puissant, et plus leur dogmatisme a pu se développer dans le sens de la prescription pratique minutieuse et de l'intolérance vis-à-vis des autres pratiques, organisant en particulier une coupure nette entre les fidèles et les infidéles (avec parfois une hiérarchie parmi ces derniers). Les polythéismes antiques ou les paganismes tribaux ont en effet souvent évolué de manière incrémentale et progressive, s'enrichissant au contact des voyageurs ou des envahisseurs de nouvelles divinités ou de nouvelles traditions. Au contraire, l'islam (que je prends ici comme exemple le plus achevé de grande religion dogmatique) refuse par principe tout amendement, par le dogme de l'inimitabilité du Coran. Je ne dis d'ailleurs pas que ces amendements n'existent pas dans la réalité: les différences de pratique entre les soufis du Sahel et les musulmans indonésiens suffiraient à en attester. Mais il faut reconnaître que ces différences sont en fait des entorses aux dogmes fondateurs, et que les fondamentalistes détiennent toujours un avantage de type logique lorsqu'ils entament un débat avec leurs contradicteurs, puisque toute interprétation des textes sacrés est rendue plus difficile par le fait que les textes sont à la fois impossibles à modifier, très descriptifs et très précis.

L'islam illustre bien le piège dogmatique tendu par les religions révélées à leurs adeptes, piège d'autant plus efficace qu'il est d'une simplicité à toute épreuve:
  • Possibilité d'adhérer au dogme à tout moment (Dieu est à de très nombreuses reprises décrit comme miséricordieux envers les convertis, il efface tous les péchés précédents)
  • Promesses de récompenses multiples pour les croyants dans l'au-delà (sorte de pari de Pascal répété avec beaucoup d'insistance, sur une tonalité beaucoup moins ironique que l'original)
  • Promesses symétriques de châtiments extrêmes dans l'au-delà dans le cas contraire
  • Menaces de représailles divines et temporelles terribles en cas d'apostasie
  • Obligations pour les croyants de se soumettre à un catalogue de comportements précis


  • Lorsqu'on l'analyse de cette manière, la dimension mémétique de la parole réputée divine ne fait aucun doute. Elle transporte en elle à la fois le principe de sa reproduction et de sa diffusion (les quatre premiers points cités) en plus d'un contenu contingent. C'est exactement la même structure que celle d'un virus, ou de n'importe quel mème bien constitué. Celle-ci se retrouve dans le plupart des sectes et dans l'ensemble des religions du Livre, les verrous mémétiques des dogmes de l’inerrance biblique ou de l’infaillibilité pontificale jouant pour les chrétiens le même rôle que celui de l’inimitabilité du Coran pour les musulmans. Tous les textes qui refusent par principe la notion de critique, de contradiction ou de discussion, voire même de possibilité d’interprétation métaphorique, permettent à leurs auteurs de jouir par définition du privilège de l’argument d’autorité.

    C'est sans doute cette dimension mémétique qui explique le succès historique des grandes religions monothéistes (le cas du christianisme et du judaïsme étant moins caricaturaux, mais de même nature que l'islam). Car quand on s'intéresse au contenu arbitraire, improbable et daté de leur dogme, on est en droit d'être stupéfait de leur succès historique.

    Mais ce qui a fait le succès des grands monothéismes, c'est aussi l'incapacité à définir une alternative crédible fondée sur un principe transcendant, mais non dogmatique. On observera en effet que dans le cas des autres grandes religions historiques (bouddhisme, shintoïsme, hindouisme, polythéismes et paganismes), le principe transcendant est ou bien absent, ou bien même explicitement désigné comme dangereux (cas du bouddhisme qui enseigne la méfiance envers le dualisme). A l'inverse, les courants de pensée ayant cherché à instituer un principe transcendant sans aucun appui dogmatique ont souvent sombré dans l'oubli ou le ridicule: Culte de l'Etre suprême ou Temple de la Raison pendant la Révolution Française, Christ cosmique de Teilhard de Chardin, Grand Architecte de l'Univers, etc.

    Parallèlement, les rituels cherchant à rendre plus solennels et dignes un certain nombre d'événements importants de la vie, mais non adossés à une religion précises, ont rarement atteint le niveau esthétique ou spirituel des grandes cérémonies religieuses: il en va ainsi de l'ésotérisme franc-maçon par exemple, mais aussi des mariages ou des cérémonies funéraires laïques, dépourvues de charme et d'émotion.

    En somme, tout se passe comme si la morale était prise entre deux risques contraires :

    - Admettre un principe transcendant, au risque de la révélation dogmatique (ce qui, soit dit en passant, est paradoxal, car tout esprit logique bien constitué devrait admettre que par définition, le transcendant n’a aucune raison d’interférer avec l’immanent, et que par conséquent la notion même de Vérité Révélée est un oxymore).

    - Refuser toute transcendance, au risque de l’acceptation d’un système totalement immanento-utilitariste Benthamien, donc in fine libéral et matérialiste dont nous observons aujourd’hui les dérives. Il est en effet difficile de rester dans le champ de l’immanence pour y trouver le point d’appui d’une morale non utilitariste: on sait depuis le théorème d'incomplétude de Gödel que tous les systèmes formels suffisamment évolués admettent des propositions vraies, mais indémontrables au sein du système en question; autrement dit qu'ils ne se suffisent pas à eux-mêmes lorsqu'il s'agit de porter un jugement de vérité sur une proposition qu'ils sont néanmoins capables de formaliser. On pourrait aussi s'inspirer du dilemme du prisonnier qui ne peut se résoudre qu’en trouvant un point d’appui extérieur (par exemple un contrat de compensation, qui permet de dépasser les règles initialement imposées); ou encore de l'impossibilité pratique à jouer au Nomic, jeu pourtant très populaire depuis qu'il a été décrit dans Metamagical Themas, qui consiste à modifier ses propres règles. Pour le formuler d'une manière peut-être plus pratique : comment sortir de l’égoïsme (qui peut bien sûr s’accommoder de tous les « trade-off », de tous les commerces imaginables) pour en arriver à la logique désintéressée du don gratuit, sans poser (même discrètement, même implicitement) une hypothèse métaphysique qui confère à ce don une valeur ou bien supérieure, ou bien incommensurable avec les plaisirs d'ici-bas ?

    Sur le plan des pratiques ésotériques, la seule façon possible de sortir de ce dilemme consiste à trouver un équilibre entre idolâtrie (lares et démons « tangibles », mais contingents) et iconoclastie (allant jusqu’à la mort du Dieu unique, source d’un sentiment de déréliction confinant au nihilisme).

    Sur le plan de la doctrine morale, les tentatives de compromis entre immanence et transcendance peuvent être observées de part et d'autre: Certains, acceptant par principe la nécessité de la transcendance, vont chercher à en maintenir la présence en excluant cependant tout dogmatisme : c'est typiquement le cas de Kant. D'autres vont maintenir le refus de la transcendance sans pour autant sombrer dans le matérialisme : c'est par exemple le cas du Zen. Par le dualisme ou par le monisme, ces deux voies convergent vers une forme de pureté: seul le sujet libre de toute contrainte peut se faire une idée de ce qui est bon et de ce qui est mauvais. Il ne s'agit pas de renier toute forme d'influence extérieure ni de se laisser mener par son ego, mais de s'affranchir de tout catalogue fixe de jugements imposés. L'individu moral ne doit pas renoncer au commerce avec le monde, il doit connaître le plus possible et échanger avec tous, mais au moment du choix, il ne peut jamais faire l'économie de l'introspection sincère et de l'exercice solitaire du discernement.

    Pour solitaire qu'il soit, cet exercice ne peut cependant pas être réduit aux termes d'un simple calcul, et encore moins d'un calcul d'utilité. Même sans témoin, surtout sans témoin d'ailleurs, on sait bien que les principes qu'il conviient d'appliquer lors de la délibération morale sont des principes qui dépassent le cadre du choix égoïste, et qu'il convient d'appuyer son raisonnement sur des fondements universels. Un exemple très simple permet d'illustrer ce point: celui du meurtre. Dans bon nombre de cas, certaines personnes tireraient un profit égoïste de l'exécution d'un ennemi: rival amoureux, parent insupportable, etc. Sans même chercher à camoufler leur action (ce qui en augmenterait encore le bénéfice), ils pourraient juger plus avantageux pour eux que leur ennemi soit mort et eux en prison (pour un temps assez limité, dans le cas d'un crime passionnel), plutôt que de ne rien faire. Parmi ceux-là, un certain nombre passent à l'action. Mais la plupart ne font rien. Et s'ils ne font rien, ce n'est pas toujours par manque de courage ou par simple obéissance dogmatique: c'est également par scrupule moral. S'ils ne tuent pas leur ennemi, c'est parce qu'ils pensent que c'est mal. Et ils ne le croient pas seulement parce qu'on le leur a dit, mais parce qu'ils en sont convaincus en leur for intérieur. En d'autres termes, même si d'un point de vue strictement immanent, ils ont intérêt à tuer, en ce que l'état du monde après la disparition de l'ennemi serait plus avantageux pour eux en termes d'utilité, ils se refusent à le faire en recourant sans même parfois le réaliser à un raisonnement de type transcendantal.

    Même les enfants peuvent comprendre la profondeur de la question morale par l'expérience de pensée de l’homme invisible. La situation est fort simple: imaginons que vous puissiez vous rendre invisible pour quelques heures. Que feriez-vous de ce pouvoir? Liriez-vous le courrier privé de vos amis? Vous en serviriez-vous pour voler de l'argent? Ou bien des scrupules moraux (analogues dans leurs effets à l'hypothèses du regard de Dieu) vous empêcheraient-ils de le faire?

    Ou encore, en exagérant un peu le trait, que feriez-vous si vous étiez le maître du monde? Voilà une expérience de pensée qui permet de poser les questions éthiques fondamentales : car quand on y réfléchit un instant, on réalise vite que même –et surtout- dans cette situation, on ne peut faire l’économie de la réflexion, de la prudence, et de l'objectivité. Jouir égoïstement de la situation est bien sûr possible, mais il devient vite évident qu'une telle solution est non seulement insuffisante, mais aussi irresponsable. En tant que maître du monde, on a certainement la possibilité de faire au moins un peu de bien. Il serait donc coupable de ne pas le faire. Mais tenter de le faire suppose de s'interroger sur les moyens les plus appropriés de faire le plus de bien possible. N'est-ce pas là la définition du questionnement moral dans toute sa généralité?

    Une hypothèse métaphysique pratique est de considérer l’au-delà comme une vaste mémoire, c’est-à-dire comme un lieu où le temps est arrêté, et où tous les événements du monde sont consignés de manière irrévocable (même Dieu n’ayant pas le pouvoir de faire en sorte que ce qui a existé n'existe plus). Une représentation mystique de cette situation pourrait être celle du paradis ou de l'enfer (selon que c'est le bien ou le mal qu'on a fait sur Terre qui est consigné dans cette mémoire), ou des deux réunis. Une vision plus sécularisée pourrait s'appuyer sur l'hypothèse d'un progrès technique tel qu'au-delà de la singularité technologique, il existe un point qui permettra de reconstituer l'ensemble des événements la précédant. Dans les deux cas, la notion de responsabilité trouve à s'incarner dans un espace intermédiaire entre l'immanence et la transcendance, où peut se fonder la conscience morale.

    Quelle que soit l'option retenue, le critère central de toute morale pure semble être celui de la réciprocité. Soit énoncé de manière négative: "ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'ils te fassent". Soit énoncé de manière positive "tu aimeras ton prochain comme toi-même". Ceci étant entendu, en général, au plus haut niveau de généralité, de telle sorte qu'il n'existe aucun catalogue fixe de bonnes et de mauvaises actions, et que chacun reste toujours renvoyé à sa propre capacité de discernement. Elaborant sa célèbre théorie de la Justice, John Rawls n'a au fond fait que remettre au goût du jour ce qui était déjà connu de tous les grands systèmes moraux antérieurs, en y ajoutant tout de même le très pédagogique concept du voile d’ignorance.

    Nous allons maintenant nous attacher à comprendre comment ces considérations peuvent s'appliquer sur le plan pratique.


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