Jusqu'où collaborer ?

II – Les difficultés de la prescription morale

B - Morale appliquée

1 – Problématique pratique

La difficulé majeure de la prescription pratique est double: d'une part il est impossible de faire le catalogue exhaustif de tous les cas de figure possible; d'autre part toute recommandation générale admet des exceptions particulières. Par exemple il sera juste de punir le vol dans la plupart des cas, mais pas dans tous; et on ne peut faire l’inventaire exhaustif de ces cas, car une telle catégorisation se diviserait en autant de sous-parties, de sous-sous-parties, etc, dans une subdivision sans fin. Le passage du cas particulier au cas général est d'ailleurs la grande affaire de l'intelligence. On sait par exemple que les grands singes ayant pu accéder aux rudiments du langage peuvent assez bien identifier la relation mot-objet concernant des bananes ou des pommes, mais ne parviennent pas à passer aux catégories plus larges "fruit" ou "aliment", leur interdisant a priori le passage de la pensée au mode conceptuel et abstrait. Comprendre un cas particulier, une consigne isolée, une loi locale, sans être capable d'en inférer le sens ou la valeur générale, c'est évidemment manquer de cette intelligence si nécessaire au discernement. Un bon exemple peut en être donné dans certaines histoires droles, ou certains sketches comiques [en particulier à partir de 1’20].

Le fait que tous les cas de figure soient différents rend impossible une administration de la morale par le droit positif. La course au détail des codes et des lois est à l’évidence une course sans fin, et croire ou faire croire qu'on puisse logiquement faire l'économie de la souveraineté subjective du juge est un mensonge. On peut certes recourir à des catégorisations (qui sont autant de simplifications) qu'on tentera de faire comprendre et accepter au moyen de justifications elles-mêmes sans fin. Mais il ne s'agira là que de pis-aller, et non pas de solutions exactes. Contrairement aux apparences, le langage du droit est un langage ouvert, aux catégories floues, autoréférentes, et mobiles, et nullement cet édifice strict et logique qu'on présente parfois lorsque l'on souhaite mettre en avant son caractère incontestable.

Dans ces conditions, le choix moral ne peut s'opérer sans difficulté, sans hésitation ou sans doute et même, sur le plan de la sensibilité, sans une certaine souffrance. Sur le plan social, cela se traduit nécessairement par une difficulté de communication. D’où l’importance du caractère symbolique des jugements rendus (le juge agissant comme un principe externe, avec lequel nulle interaction affective n’est possible, un peu comme un état de nature). En exagérant, on pourrait dire qu'il importe peu que les jugements rendus soient équitables ou non. Le tout est qu'ils existent, et qu'ils permettent à chaque partie de reprendre le cours de leur vie, que ce soit en louant l'institution ou en la maudissant, en sublimant leur rancoeur éventuelle de la partie adverse. Le juge incarnerait ainsi symboliquement la figure qui accepterait de se faire aimer ou haïr injustement, en prenant sur lui la responsabilité de l'imperfection du jugement.

Pour les différentes raisons évoquées, on peut affirmer que la morale pratique n'existe pas en tant que telle. Il existe certes des codes de conduite qui peuvent varier en fonction des lieux, des époques, et des circonstances. Il existe aussi des prescription pratiques presque universelles, comme l'interdiction de donner la mort (mais même cette règle admet des exceptions). Mais il n'est en aucun cas possible de dresser un catalogue de prescriptions précises et universelles. Seul notre aveuglement pourrait nous faire croire que la déclaration des droits de l'homme pourrait servir de base à un tel catalogue. Outre que de tels droits sont trop vagues pour pouvoir être traduits en règles pratiques de manière univoque, ils restent bien trop centrés sur un moment historique particulier (l'éveil de l'Occident à la démocratie sous l'influence des penseurs du siècle des Lumières).

Admettant alors que:
- d'une part on ne peut juger les choix moraux par rapport à une norme parce qu’il n’existe pas de catalogue fini d'actions bonnes ou mauvaises
- d'autre part on ne peut juger ces choix non plus par rapport à leurs effets, car ceux-ci sont sans fin et qu'il est rarement possible de les observer de manière différentielle
... la question de l’interprétation de la morale pure (fondée sur la règle de réciprocité) aux cas pratiques ne peut plus se résoudre qu'à une exigence de moyens. Il s'agira d'ailleurs en général plutôt d'une recherche heuristique (consistant à trouver une solution acceptable, suffisamment bonne) plutôt qu'une méthode exacte, sûre et excluant toute erreur.

Ces moyens de l'action morale, les voici:

Il s'agit tout d'abord et au premier chef du discernement, qui suppose à la fois une bonne capacité d'analyse et un travail d’abandon de ses propres a priori au profit de la sincérité, de l'autonomie de jugement et de l’honnêteté intellectuelle. On ne conservera que les stéréotypes qui sont utiles à la vitesse de la pensée, en gardant toujours la possibilité de les remettre en cause. On usera de catégories, mais ces catégories seront évolutives et on en connaîtra les avantages et les limites. En bref, il s'agira toujours de faire preuve de l’intelligence maximale dont on est capable. En ce sens, l'intelligence ne doit pas être vue comme l'ennemie de la bonté, mais bien comme son alliée. Le principe "Heureux les simples d'esprit car le Royaume des Cieux est à eux" est souvent mal interprété. La simplicité d'esprit dont on parle ici n'est pas la stupidité ou l'ignorance, mais la pureté et la clarté. Elle n'empêche pas l'exercice de la conscience, bien au contraire. L'objectif n'est jamais de réfléchir moins (certains conseillent au contraire de « réfléchir jusqu’à ce que ça fasse mal »), mais plutôt de ne pas se bercer d'illusions au sujet de sa réflexion. celle-ci ne saurait jamais être suffisante. C'est pourquoi il convient de chercher à la déployer moins en profondeur (car cette profondeur est sans fond) qu’en extension (par la conscience critique et la culture générale).

Il s'agit en second lieu de l'acceptation de la responsabilité morale qui nous est attribuée en contrepartie de notre libre-arbitre. L'idée utile est ici à chercher autour de la belle notion de charge. Il convient de reconnaître des devoirs qu’on n’a pas demandés (avant de réclamer des droits), et qu'on n'a jamais non plus les moyens d'accomplir parfaitement. Nous pouvons nous estimer heureux de vivre en un siècle où le confort de vie de n'importe quel cadre moyen dépasse celui de Louis XIV, de pouvoir nous promener librement dans la rue contrairement à la Reine d’Angleterre, ou de ne pas connaître les tourments d'un Bill Gates que sa fortune condamne à des choix philanthropiques épineux. En cela, nous avons beaucoup de chance une telle situation nous est donnée par des circonstances au sujet desquelles nous ne pouvons nous prévaloir d'aucun mérite. Nous ne pouvons toutefois pas nous esquiver devant les choix moraux qui structurent notre vie à petite échelle: Dois-je avoir un enfant dont j'ignore si je pourrai prendre soin? Faut-il accepter cet emploi pour une entreprise dont je réprouve les agissements? Est-il juste de faire un don à telle association humanitaire plutôt que telle autre? Tout homme épris de dignité morale doit avoir conscience de sa charge, même lorsque celle-ci n'est pas explicite. En tout il conviendrait de prendre exemple sur Œdipe plus que sur Dominique Strauss-Kahn: Le premier, après avoir tué son père et épousé sa mère sans le savoir, choisit de se punir de son action malgré son explicable ignorance. Le second fait exactement l'inverse: bien qu'il n'ait aucune excuse à son comportement (qu'il ne pouvait ignorer), il cherche à fuir la sanction en jouant sur des arguties juridiques techniques, à l'exact opposé de ce que recommande l'introspection morale (approche universaliste) ou la pratique de la Techouva (approche religieuse appliquée).

Il s'agit enfin de prendre en compte les difficultés de communication inhérentes à la justification des choix moraux. Ces limites puisent leur source dans l'impossibilité de rendre compte de la totalité des raisons qui conduisent à choisir une option plutôt qu'une autre. Si on applique les consignes données plus haut, le choix doit être produit en quelque sorte en bout de course, en agrégeant toutes les informations que notre conscience et notre intelligence nous permettent de capter. Ces informations, qui permettent de fonder un jugement en notre âme et conscience, n'est pas toujours traduisible dans le langage courant. Certaines informations ont plutôt la forme d'intuitions, de sentiments diffus. Tenter de les mettre en mots peut dans certains cas être utile, mais risque dans d'autres cas de troubler la sincérité la démarche par la tentation de l'argumentation rhétorique. Si les sophistes se sont toujours montré plus habiles que leurs adversaires dans l'art de convaincre, ce n'est pas sans raison: c'est parce qu'ils donnent par définition la priorité à la persuasion sur la vérité. En somme, pour être sûr d'avoir raison dans le débat, il vaut mieux choisir la position la plus facile à défendre que la position conforme à sa conviction profonde. Au-delà de ces premières difficultés, certains logiciens (comme Wittgenstein) ont été jusqu'à disqualifier tout discours éthique. La morale pourrait (et devrait) être mise en pratique, mais elle ne pourrait se dire. Il faudrait alors s'en remettre, en matière de choix moral, au proverbe « bien faire et laisser dire ». Sans aller jusqu’au mutisme recommandé par la devise de la famille royale d'Angleterre (« never explain never complain »), on peut malgré tout tenter de lutter contre la tendance à la Tartufferie en privilégiant l'action sur sa justification. La justification ne doit pas être refusée à ceux qui la sollicitent, mais elle doit être donnée sans illusion au sujet de ses limites intrinsèques. C'est aussi ce qui légitime la notion d'autonomie radicale du jugement moral. Si l'on admet qu'il est impossible d'exprimer de tous les attendus qui prédident à son choix, on doit admettre qu'il en est de même pour autrui. Autrement dit qu'il existe un universel de l'incommunicabilité morale. Dès lors que ce principe de séparation est accepté, il ne fait plus de doute que le choix moral doit toujours s'effectuer en pleine autonomie. Pas plus qu'il n'est possible d'expliciter ses choix il n'est loisible de demander conseil. Ou plutôt, la justification et le conseil sont possibles, mais seulement à titre partiel, pour approfondir une question ou en découvrir des développements inattendus. Jamais pour rendre un verdict final.

C’est dans le sens du développement de ces trois aptitudes (intelligence, responsabilité, économie de mots) que l’éducation morale doit être envisagée. Et c'est lorsqu'elle a été menée de la sorte qu'elle a permis de construire les sujets moraux les plus aboutis. Il est fort intéressant à ce sujet de s'intéresser à l'analyse que Michel Terestchenko rapporte des Justes parmi les nations dans son livre Un si fragile vernis d'humanité. S'étant intéressé aux motivations ayant pu animer ceux qui, parmi les gens ordinaires des villages de France, avaient pu s'affranchir d'un conformisme obéissant et vaguement antisémite, pour en arriver à faire le choix moral positif de cacher des Juifs pour les sauver de la déportation, Samuel et Pearl Oliner ont fait une découverte instructive: le point commun de tous ces justes tenait à une éducation bienveillante et à la qualité de leurs liens affectifs avec leurs parents. L'autonomie dont ils avaient pu faire preuve puisait sa source dans la confiance de leurs aînés, ayant permis l'émergence de leur propre liberté morale. Il s'agit sans nul doute d'une leçon à méditer longuement avant d'aborder les approches plus normatives de la question morale qui ont pu être déployées par les grandes religions et les grands systèmes politiques.




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