Sur la publicité des bonnes actions

Le lien entre religion et morale s'exprime en particulier par la façon dont chaque croyant est invité à rendre compte de ses bonnes actions: certaines cultures religieuses invitent ou incitent les fidèles à témoigner publiquement de leurs oeuvres; d'autres le déconseillent au contraire, et jugent qu'il est préférable de conserver sur ce point une forme d'intimité, réduisant la confession des bonnes actions -et parfois des fautes- à la communauté, aux proches, au prêtre, et parfois seulement à soi-même.

Cette divergence de vue est bien présente entre la branche catholique et la branche protestante de l'Eglise chrétienne. Dès l'origine de la Réforme d'ailleurs, l'un des points de discorde tient au rôle accordé aux indulgences. Selon les protestants, il n'y a que la foi qui sauve, et la grâce de Dieu est la condition première de la foi. Selon les catholiques, la grâce de Dieu est également une condition absolument nécessaire, mais elle peut s'assortir d'autres conditions relatives aux oeuvres, c'est-à-dire aux bonnes actions librement décidées par les fidèles, ces oeuvres ayant pu aller jusqu'à inclure une dimension financière de rachat des péchés au bénéfice de l'Eglise, aspect absolument inacceptable pour Luther et tenant une place centrale dans l'origine du schisme.

Il existe bien sûr des nuances au sein de chacune des deux branches. Chez les protestants, les luthériens conservent une position modérée alors que les calvinistes sont les plus radicaux pour proclamer que la grâce et même le Salut des hommes ne dépendent que de Dieu, et non de leurs oeuvres. La doctrine catholique quant à elle, a priori plus responsabilisante pour les fidèles en ce que la notion de liberté de choix y est plus présente, admet avec le jansénisme une variante proche du calvinisme, qui confère plus d'importance à la prédestination et au rigorisme. Peut-être existe-t-il d'ailleurs un lien logique paradoxal entre fatalisme et rigorisme qui dépasse le cadre strictement chrétien, comme un certain nombre de variantes de l'Islam radical semblent le suggérer. Quoi qu'il en soit, ce débat théologique, s'ancrant dans les sensibilités différentes de saint Augustin et de saint Thomas d'Aquin, semble avoir traversé les siècles jusqu'à aujourd'hui, culminant cependant entre les XVIème et XVIIIème siècles.

Au-delà des querelles dogmatiques autour de la Vierge Marie et des saints, cette différence de vue théologique a évidemment des conséquences en termes de pratiques religieuses.

Chez les protestants, le rapport de Dieu à l'homme est plus direct (la grâce touche chaque individu isolément). Le clergé tient donc un rôle moins hiérarchique: il n'est pas l'intermédiaire obligé ou le juge des oeuvres pour le compte de Dieu, il insiste davantage sur les questions de rappel des écritures, d'interprétation des textes, d'exemplarité des comportements, et d'expression de la foi. La messe protestante consiste principalement à louer le seigneur, à lui rendre grâce et à proclamer sa foi.

Chez les catholiques, la question de l'introspection est peut-être plus présente. Puisque les hommes sont en partie responsables de leur Salut, il importe qu'ils prennent conscience de leurs bonnes et de leurs mauvaises actions, même si ce travail d'examen peut être douloureux. Les bonnes actions ne sont pas forcément mises en avant, car une telle démarche risquerait de favoriser le péché d'orgueil. En revanche, les mauvaises actions sont très présentes dans les célébrations sous la dénomination de péché. Il s'agit bien souvent de se repentir ou d'implorer le pardon du seigneur, comme si la balance des oeuvres devait être en permanence faire l'objet d'une nouvelle masure dans la perspective d'un jugement dernier restant en ballotage jusqu'au terme de la vie.

Sur le plan de la doctrine morale et des pratiques associées, ces différences entre catholiques et protestants ont des conséquences paradoxales. On pourrait en effet penser qu'à cause de l'importance laissée à la notion de libre-arbitre, l'Eglise catholique prêterait davantage attention aux bonnes et aux mauvaises actions, et que cette attention se traduirait par une forme de publicité des unes et des autres: les catholiques seraient invités à rendre public le compte-rendu détaillé de leurs oeuvres, quand les protestants les garderaient sous silence en raison de leur non-interférence avec le Salut et la Grâce.

C'est pourtant le contraire qui se passe, au moins dans le cas du protestantisme américain. C'est en effet aux USA que se sont le plus développés à la fois le principe de signature des bonnes actions sous la forme des dons publics, chaires attitrées, actions de mécénat, etc, et le principe du "mea culpa" public des mauvaises actions, en particulier dans le cas d'affaires de moeurs que la plupart des autres cultures conseillent de tenir privées. Pour fixer les esprit, on citera deux exemples: du côté positif celui de l'action de Bill Gates qui, non content de consacrer désormais toute son énergie au développement de sa fondation, exhorte publiquement les autres milliardaires à le rejoindre par le Giving Pledge. Du côté négatif celui de la confession publique d'infidélité de Bill Gates à la suite du Monicagate. Ce genre de comportement semble assez typique de l'état d'esprit aux USA aujourd'hui, et se retrouve à plus petite échelle dans de nombreuses manifestations observables de l'échelle du voisinage à celle du pays tout entier.

Chez les catholiques au contraire, si les notions de bonne action et de péché jouent peut-être un rôle plus important que chez les protestants, elles tendent en même temps à rester plus privées: par exemple, le sacrement de confession reste marqué du plus grand secret et ne concerne que le fidèle et le prêtre. Plus généralement, la notion d'intimité semble tenir une plus grande place dans les pays catholiques. On lave davantage son linge sale en famille, comme le conseille le dicton, en Corse ou au Portugal qu'en Hollande ou en Californie (bien sûr il existe sans doute d'autres facteurs culturels pour expliquer cette différence).

Il semble exister une exigence de transparence plus grande dans les pays protestants. Or la transparence est à la mode depuis que les familles se décomposent, que le droit tend à se substituer aux règles implicites de la vie sociale, et que pullulent les codes, chartes, audits et règlements explicites qui rendent compte de tout ce qui doit se faire, et donc se fait, conformément à des mécanismes ou des processus eux-mêmes mis en pleine lumière. A la manière dont Max Weber analysa le lien entre l'esprit du protestantisme et le développement du capitalisme, on pourrait aujourd'hui postuler l'existence d'un lien entre l'esprit du protestantisme et développement de la transparence des méthodes, actions et résultats, aussi bien dans le domaine personnel que dans celui de la vie des affaires et de la vie politique, développement d'autant plus surprenant qu'il est assez contraire au culte de l'individualisme en régime libéral.

Comment expliquer ce paradoxe qui conduit des fidèles à exhiber publiquement des bonnes et des mauvaises actions à propos desquelles, si l'on en croit la théologie à laquelle ils se rendent, ils n'ont qu'une responsabilité limitée, puisqu'ils ne sont en définitive en cela que les instruments de la volonté divine?

Tout simplement par une réflexion sur la notion d'orgueil. En effet, si les hommes sont responsables de leurs oeuvres, exposer publiquement ses bonnes actions revient à s'en vanter, à montrer avec indécence la fierté qu'on a d'en être les auteurs. Or l'orgueil est un péché capital. Si au contraire on n'est dans ses oeuvres que le messager de Dieu, alors il n'y a aucune honte à en témoigner: il s'agit en effet d'une démarche neutre, qui ne vise à se donner en exemple qu'à titre d'illustration, mais sans vanité. C'est un peu comme si l'on disait: "regardez ce que j'ai fait en tant que sujet de Dieu touché par la grâce; je n'y suis pour rien, c'est le seigneur qui a guidé mes pas, puisse-t-il en faire de même pour vous!"

Le risque d'une telle démarche est bien sûr celui de l'hypocrisie. Tant que l'exhibition et l'examen des oeuvres se fait en petit comité, la sincérité est encouragée par l'intimité. Il est plus difficile de mentir à une seule personne en face de soi qu'à un public indistinct; et à l'extrême limite, il est presque impossible de se mentir à soi-même, sauf à faire preuve d'un défaut de conscience.

Or l'exigence de démonstration publique des bonnes oeuvres constitue un puissant incitatif à en rajouter. Si ce qu'on fait réellement (et dont on est seul à connaître toutes les raisons) doit faire l'objet d'une publicité, cela doit aussi faire l'objet d'une simplification (car la ramification des motifs est sans limite). Il devient alors tentant de mettre davantage l'accent sur la communication des oeuvres, sur leur présentation avantageuse, plutôt que sur leur réalité intime: c'est évidemment le risque de la Tartuferie, qui finit par dévoyer totalement l'action morale, en substituant l'impératif de démonstration à celui d'introspection. La morale devient ainsi purement sociale, normée, conformiste, extérieure, et pour tout dire pharisienne, c'est-à-dire diamétralement opposée à ce que recommande le message du Christ.

Précisons que la transparence est,
selon Milan Kundera, la condition du totalitarisme. N'oublions pas que dans 1984, nul ne peut ignorer que "Big Brother is watching you"; que les confessions publiques tenaient un rôle central dans la Révolution Culturelle chinoise. Etc.

On rappellera pour finir un passage des évangiles qui donne sur ces questions un éclairage saisissant:

Comme les disciples s'étaient rassemblés autour de Jésus, sur la montagne, il leur disait : « Si vous voulez vivre comme des justes, évitez d'agir devant les hommes pour vous faire remarquer. Autrement, il n'y a pas de récompense pour vous auprès de votre Père qui est aux cieux. Ainsi, quand tu fais l'aumône, ne fais pas sonner de la trompette devant toi, comme ceux qui se donnent en spectacle dans les synagogues et dans les rues, pour obtenir la gloire qui vient des hommes. Amen, je vous le déclare : ceux-là ont touché leur récompense. Mais toi, quand tu fais l'aumône, que ta main gauche ignore ce que donne ta main droite, afin que ton aumône reste dans le secret ; ton Père voit ce que tu fais dans le secret : il te le revaudra.Et quand vous priez, ne soyez pas comme ceux qui se donnent en spectacle : quand ils font leurs prières, ils aiment à se tenir debout dans les synagogues et les carrefours pour bien se montrer aux hommes. Amen, je vous le déclare : ceux-là ont touché leur récompense. Mais toi, quand tu pries, retire-toi au fond de ta maison, ferme la porte, et prie ton Père qui est présent dans le secret ; ton Père voit ce que tu fais dans le secret : il te le revaudra.Et quand vous jeûnez, ne prenez pas un air abattu, comme ceux qui se donnent en spectacle : ils se composent une mine défaite pour bien montrer aux hommes qu'ils jeûnent. Amen, je vous le déclare : ceux-là ont touché leur récompense. Mais toi, quand tu jeûnes, parfume-toi la tête et lave-toi le visage ; ainsi, ton jeûne ne sera pas connu des hommes, mais seulement de ton Père qui est présent dans le secret ; ton Père voit ce que tu fais dans le secret : il te le revaudra. »

Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu


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