Jusqu'où collaborer ?

I – Propositions critiques

C - Défauts et incohérences

2 - Les dérives du critère libéral de l'efficacité

b – La production de rentiers de la forme

Les plus honnêtes des libéraux le reconnaîtraient sans doute: le libéralisme débridé d'aujourd'hui trahit, dans une large mesure, les principes humanistes de ses pères fondateurs. Il y aurait évidemment un parallèle à établir avec la façon dont le communisme réel (stalinisme, maoïsme) a trahi le communisme idéal, voire naïf, de ses premiers concepteurs (Fourier, Proudhon). Il y aurait surtout un questionnement à initier sur la possibilité pour le libéralisme (plus encore peut-être que pour tout autre système) à demeurer intègre lorsqu'il se trouve privé de tout contre-pouvoir. Défini d'emblée comme un moindre mal, que reste-t-il de lui quand l'Empire du Bien qu'il tend à produire annihile tout mal? Là encore, ce sont Philippe Muray et Jean-Claude Michéa qui nous apportent les meilleures réponses, même si d'autres auteurs ont bien relevé le caractère spontanément auto-contradictoire du libéralisme ou de sa variante capitaliste.

Le débat risquant d'être un peu théorique, nous prendrons un exemple concret: celui de la rente. Dans l'optique libérale (qui peut se distinguer en ce point de la logique capitaliste), la liberté de l'individu prime. Chacun est donc libre d'entreprendre dans le secteur d'activité qui lui plaît, et de ce fait les rentes de situation ne sont possibles que pour les activités hautement capitalistiques, qui se caractérisent par de puissantes barrières à l'entrée de nature financière. En principe, il ne devrait donc pas exister de zones protégées permettant d'exercer une activité de rente, et c'est la raison pour laquelle la subsistances de métiers réglementés (comme les métiers de notaire, de pharmacien, d'huissier, etc.) sont logiquement montrés du doigt par les vrais libéraux souhaitant libérer la croissance comme Jacques Attali s'est donné pour mission de le professer.

D'emblée, un esprit aiguisé relève d'où peut venir la contradiction: de l'inflation du droit. En effet, le droit constitue l'instrument singulier par lequel se manifeste la limitation de la liberté d'agir. Un gonflement du corpus juridique qui dépasserait celui logiquement attendu de la diversification et de la complexification technique des activités humaines traduirait donc ou bien le simple raffinement progressif du droit considéré avant tout comme un langage destiné à qualifier la réalité de manière de plus en plus précise, ou bien l'émergence d'un ensemble de dispositifs contraignants s'opposant au principe de la liberté d'entreprendre cher aux libéraux.

Or c'est précisément l'existence d'un droit positif très détaillé qui permet de faire apparaître ce qu'on pourrait appeler des rentiers de la forme. Le droit constitue en effet un langage complexe dont l'expertise en certaines matières (fiscales, financières) totalement dépourvues d'intérêt intrinsèque (puisque relevant de l'arbitraire du législateur, et n'ayant rien en commun avec les lois de la nature que seules il importe de comprendre si l'on souhaite améliorer la maîtrise matérielle du monde) permet de s'approprier la richesse produite par d'autres. La capacité à abriter certaines activités à risque (immobilier, finance) dans des structures intermédiaires qui agissent comme des vannes anti-retour (laissant passer les profits, mais consolidant les pertes) permet d'annuler son risque aux dépens des tiers. C'est, à très grande échelle, ce qui s'est produit avec le système bancaire mondial, qui est parvenu à se mettre progressivement dans une situation de privatisation des profits et de collectivisation des pertes.

On peut parfois avoir le sentiment que certaines entités réellement créatrices de valeur (les braves gens) peuvent arriver à se faire spolier des fruits de leur travail (par le moyen de l'impôt, qui n'est d'ailleurs pas vraiment libéral dans son essence) par des gens (experts, banquiers, technocrates) qui vont leur expliquer dans des termes qu'ils ne comprennent pas (discours technique sur la dette) qu'en réalité, la valeur qu'ils ont créée leur appartient à eux. Ce que Maupassant aurait dépeint sous les traits d'un paysan honnête, mais illettré, se faisant dépouiller de son héritage par un notaire vicieux, on peut aujourd'hui le décrire, au risque d'être taxé de poujadisme par les gardiens du système en place, comme l'artisan rétif à l'administration croulant sous les charges, ou l'informaticien de la classe moyenne incapable de se loger décemment avec sa famille à moins de 50 km de Paris.

Au contraire, les grandes fortunes se construisent le plus souvent très rapidement sur des activités à risque. Par exemple, concernant la promotion immobilière, il s'agit de créer simultanément une cinquantaine de structures imbriquées, et de croître très rapidement en engageant des capitaux dont on ne dispose pas grâce au concours de bailleurs de fonds externes (qu'il s'agit tout de même de convaincre) et en recourant massivement à l'effet de levier. Tant que tout se passe bien (y compris du fait d'une éventuelle situation de cavalerie), les profits sont privatisés, ou bien par le versement de salaires importants aux dirigeants, ou bien par la distribution de dividendes aux actionnaires (qui peuvent être les mêmes) lorsque la situation s'y prête. Lorsque les difficultés deviennent trop importantes, on opte pour une sortie d'activité contrôlée par le droit (dépôt de bilan, transaction avec les créanciers) qui ne met pas en danger les profits antérieurement constatés, grâce auxquels ont peut recommencer un peu plus tard.

Le même phénomène peut se produire dans le domaine financier, avec l'émergence de fonds interreliés dont la performance peut parfois occulter l'existence de risques masqués par la pratique de la titrisation. A très grande échelle, ces montages peuvent être abrités dans des structures que les Etats ne peuvent pas de permettre de laisser faillir (principe du "Too big to fail"), ce qui permet d'atteindre le sommet de la socialisation des pertes: son paiement par l'impôt. A ce point, les populations peuvent légitimement avoir le sentiment que le monopole de la contrainte légale, qui constitue la définition sociologique de l'Etat donnée par Max Weber, s'exerce contre elles au bénéfice des grandes banques considérées comme complices technocratiques du pouvoir politique, en particulier dans le contexte de la mondialisation. Ces analyses ont été menées de manière particulièrement documentée et virulente par des souverainistes comme Michel Drac ou Alain Soral.

A l'extrême limite, on peut voir certains traders ou certains juristes comme les gagnants d'un jeu arbitraire aux règles mouvantes comme le Nomic, aussi intéressant d'un point de vue cérébral que dépourvu de tout intérêt du point de vue du rapport à la réalité.

Si la légalité formelle de la victoire de ces experts du droit ne peut par définition pas être remise en question (on ne peut battre des experts à leur propre jeu), leur légitimité morale et sociale se fragilise toujours plus, et ne tient plus qu'à la naïveté d'un nombre décroissant de braves gens qui continuent de croire que derrière leur expertise très particulière, les gagnants du jeu économique apportent une contribution réelle à l'économie. Mais parmi la plupart des personnes averties, c'est-à-dire celles qui sont suffisamment instruites pour comprendre les mécanismes en place mais insuffisamment intégrées pour en tirer un bénéfice les plaçant du côté des vainqueurs, l'amertume et la rancoeur atteignent des niveaux inédits. Il n'est qu'à parcourir quelque temps les forums de boursorama (d'une qualité moyenne très médiocre, mais dont on peut au moins penser qu'ils sont fréquentés par des internautes pas complètement indifférents aux marchés financiers) pour s'étonner d'y voir fleurir un nombre considérable de remarques aux accents anti-capitalistes. Et une étude plus approfondie montre vite que ces remarques ne proviennent pas de quelques infiltrés d'extrême-gauche, mais bel et bien des rangs mêmes des petits actionnaires, voire d'apprentis traders aigris. C'est ainsi que l'utilisation du terme de "bankster" s'est rapidement répandue (plus de un million de résultats sur une requête Google en 2012).

Si bien que pour protéger de la colère populaire une fraction de la société toujours plus petite, riche et illégitime, le libéralisme libertaire et désinhibé des années 1990/2000, porté en France par la génération des soixante-huitards, se mue progressivement en un libéralisme capitaliste et sécuritaire qui constitue le dernier avatar en date d'un système dont la grande force a toujours été d'être capable de se réinventer pour ne jamais disparaître.

Dès lors, le capitalisme d'aujourd'hui n'a plus grand chose en commun avec les anciennes formes d'économie ouverte qui l'ont précédé. Par exemple, le petit épargnant ne peut plus guère être vu comme un possédant. Car que peut-il faire de son argent? La bourse évolue sur un mode chaotique, entretenu par ces robots exécutant des ordres de Trading à haute fréquence (ces ordres d'achat-vente, parfois pris en quelques millisecondes, représentaient en 2011 plus de 70% des ordres de bourse sur les marchés actions américains, et ont été accusés d'avoir occasionnellement provoqué des micro-crashes portant sur des centaines de milliards de dollars). Ces robots limitent la possibilité de mener des analyses fondamentales portant sur la situation et les projets réels des entreprises cotées, encourageant en revanche les approches à haut risque ressemblant de plus en plus à un jeu de hasard. La convergence du trading et des jeux en ligne est d'ailleurs évidente lorsqu'on voit d'un côté apparaître des solutions de trading (notamment sur le Forex) pleines de gadgets visuels et invitant, à la manière d'un casino, à jouer 24 heures sur 24, et de l'autre les bookmakers, spécialistes du pari, proposer de plus en plus de prises de position sur indices boursiers. Tout cela ne saurait séduire l'investisseur honnête à la recherche d'un placement de "bon père de famille".

Il lui reste toujours la possibilité de placer sans risque (c'est-à-dire sans risque tant que les autorités lui garantissant le remboursement ne sont pas renversées) à des taux qui, nets d'impôts, ne permettent plus en 2012 de compenser l'inflation. Autrement dit et conformément à l'intuition marxienne, le libéralisme capitaliste laissé à son libre cours finit par être victime d'une baisse tendancielle du taux de profit qui, ajoutée à la prédation des rentiers de la forme susmentionnés (très peu nombreux mais très nuisibles), ne permet plus au petit épargnant de faire fructifier son capital. Le capitalisme est malade du capitalisme, condamné par l'absence de ces systèmes auxquels il est pourtant préférable, miné par ses contradictions internes, et finalement victime de la loi marxienne de l'histoire que Michel Houellebecq qualifie joliment du terme assonant d'entéléchie délétère. Certaines banques elles-mêmes ont accepté début 2012 d'emprunter à taux négatifs, attestant l'impossibilité où elles se trouvaient de trouver à ce moment le moindre emploi rentable pour leur argent, et signifiant de ce fait leur absence de perspective de tout développement économique positif.

Je sais bien que dans l'idéal libéral, les choses ne devraient pas se passer ainsi. En principe, la liberté du commerce assure l'apparition de nombreuses situations "gagnant-gagnant". D'une manière générale, et cela a été rapidement observé par les chercheurs qui ont cherché à appliquer les riches enseignements de la théorie des jeux à l'économie, toute transaction commerciale est a priori de type gagnant-gagnant, puisque sans cela elle disparaîtrait par défection d'au moins l'un des deux partenaires. Or la multiplication des échanges commerciaux dans notre système de libre-échange mondialisé atteste de la profusion de ces situations dans lesquelles chacun des partenaires trouve son compte.

Il faut toutefois se garder de penser que les situations gagnant-gagnant caractérisent nécessairement l'ensemble des relations humaines, et que toute difficulté organisationnelle peut forcément trouver sa solution par une transaction directe d'agent à agent au bénéfice des deux parties, sans recourir à une autorité supérieure. Un exemple très simple peut en être donné dans le cas du choix d'un moyen de transport urbain: si dans une ville donnée où coexistent deux moyens de transport (le véhicule privé et le bus), on circule toujours 20% plus vite en véhicule privé plutôt qu'en bus, chacun aura toujours intérêt à prendre sa voiture, quoi que fassent les autres, même si cela conduit finalement à un engorgement tel que tous les véhicules circulent plus lentement que si tout le monde prenait le bus. Même dans l'hypothèse où l'on arriverait temporairement à convaincre tout le monde à prendre le bus, rien n'empêcherait certains, soucieux de leur intérêt personnel, d'améliorer leur situation en retournant à leur voiture, enclenchant un mouvement général de désaffection du bus. La seule situation stable, du point de vue de l'intérêt égoïste des participants (solution qu'on appelle "dominante" dans les termes de la théorie des jeux), est la pire des solution pour tous. Une telle situation illustre parfaitement la nécessité de pouvoir recourir à un arbitre qui soit en quelque sorte en dehors du jeu, de telle sorte qu'il puisse modifier les conditions de celui-ci (c'est-à-dire amender la matrice des payoffs par un ensemble avisé de subventions et d'amendes) pour restaurer la possibilité de situations gagnant-gagnant. C'est bien ce qu'Hobbes avait appelé de ses voeux, dans un tout autre domaine -celui de la politique, en constatant que seule l'émergence d'un pouvoir central auquel tous acceptaient de se soumettre pouvait permettre aux hommes d'échapper à une situation de guerre de tous contre tous. On pourrait aussi faire référence ici à la logique de hiérarchie des ordres évoquée par André Comte Sponville dans son opuscule Le capitalisme est-il moral ?. Dans la perspective sponvillienne, il est essentiel que le jeu économique soit réglé par les agents d'un ordre supérieur (l'ordre politique) qui soit indépendant de lui, de manière à éviter toute confusion des genres qui risquerait de virer à la barbarie (acceptation de la tyrannie des marchés comme condition de l'ordre moral) ou à l'angélisme (feindre de croire que l'ordre moral pourrait annuler les contraintes économiques).

Dans la réalité économique, on rencontre d'ailleurs de plus en plus de situations paradoxales où ce sont les vainqueurs (et non seulement les vaincus) qui demandent en quelque sorte le retour d'un arbitre, un peu à la manière dont un joueur ayant pris trop d'avance sur ses adversaires au Monopoly accepterait de leur rendre un peu d'argent pour que le jeu puisse continuer sous une autre forme que celle de l'exploitation pure et simple de la situation dominante dans laquelle il se trouve. On a ainsi vu récemment les traders de la City regretter que leur rémunération soit si élevée, ou certaines grandes fortunes se mettre d'accord pour publier une tribune dans laquelle ils appellent à une augmentation de leurs impôts (alors même qu’ils utilisent probablement en parallèle les services de conseillers fiscaux chargés de poursuivre l'objectif inverse). Derrière une apparence paradoxale, tout ceci est logique: bien souvent, les hommes d'affaires se sentent exister au travers de leur action. Semblables à des sportifs engagés dans une compétition au plus haut niveau, la performance est leur raison d'être. Or cette performance se mesure par le profit, et l'impôt limite le profit. Il est donc nécessaire qu'ils cherchent dans un premier temps à le minimiser. Cependant, si le profit amène le profit de manière automatique (rétroaction positive des mécanismes capitalistiques de haut niveau), le jeu perd sa raison d'être et les participants leur raison d'exister. Ils demandent donc à recommencer avec moins d'avantages (redistribuer les cartes) ou à quitter la table. C'est sans doute aussi pour cette raison que certaines des personnes les plus fortunées de la planète choisissent d'évoluer vers la philanthropie. Le cas le plus célèbre est évidemment celui de Bill Gates, qui fait partie de ceux qui ont décidé de "quitter la table" en abandonnant toute activité chez Microsoft à l'âge de 53 ans pour se consacrer à plein temps à sa fondation.

Tout le montre: même si le libéralisme est peut-être, comme ses pères fondateurs l'ont d'ailleurs imaginé, le moins mauvais des systèmes d'organisation du monde, ceci n'est vrai que sous la condition qu'il existe au même moment d'autres systèmes en compétition, qu'il se fait alors un plaisir à surperformer (c'est, en quelque sorte, dans sa nature). Toutefois, dès qu'il se trouve dépourvu de compétition, il tend à générer des phénomènes contraire à ses principes fondateurs et finit par s'auto-détruire.

Le caractère finalement inefficace du libéralisme laissé à son libre cours n'est cependant pas le plus préoccupant de ses défauts. C'est en effet aussi du point de vue strictement moral, tout à fait indépendant du point de vue de l'efficacité, qu'il présente le plus d'aspects criticables.


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