Jusqu'où collaborer ?

III – Morale et collaboration

C - Les positions envisageables

3 - La voie révolutionnaire

Les critiques les plus résolus du système peuvent être tentés d'opter pour la voie révolutionnaire. Il s'agit ici de chercher à triompher du système en place par l’affrontement direct: on élabore une alternative complète, opposée à la situation actuelle, à partir de laquelle on vise la prise de pouvoir politique.

La révolution, par définition, signifie un retournement: le souverain précédent est déchu, voire symboliquement ou physiquement supprimé. Un nouveau système politique est mis en place, qui modifie en profondeur l'organisation du pouvoir. Les droits et/ou privilèges anciens sont abolis, et remplacés par d'autres.

Les révolutions sont peu nombreuses dans l'histoire. A l'échelle d'un grand pays ou d'un groupe de pays et s'agissant d'un régime cohérent et bien en place (et nul ne doute que ce soit le cas du régime actuel), il s'agit d'un événement qui peut se produire une fois par siècle, parfois moins.

Dans les pays Occidentaux, en quoi consistent aujourd'hui les options véritablement révolutionnaires? A priori, sur le plan politique, non seulement tous les partis dits de gouvernement, mais également les partis qui participent aux élections démocratiques d'une manière plus générale, sont à exclure, puisqu'ils inscrivent leur action dans le cadre des institutions établies. On pourrait penser que l'arrivée au pouvoir d'un parti souverainiste correspondrait à une rupture dans l'évolution de l'intégration européenne et mondiale, mais s'il s'agit simplement d'un rétablissement des frontières et d'un retour à une monnaie nationale, cela n'est sans doute pas suffisant à caractériser une révolution. On pourrait plutôt songer à l'anarchisme ou au libertarisme, mais il s'agit de voies tellement étroites qu'elles sont difficilement crédibles. Par ailleurs, toute entreprise véritablement révolutionnaire se situe par définition en dehors de la loi (qu'elle vise à renverser) et à ce titre il peut être difficile d'en faire la promotion autrement qu'en des termes relativement généraux. La vraie révolution correspondant à une prise de pouvoir radicale, elle peut de surcroît difficilement s'envisager sans violence, sauf à postuler que le pouvoir en place n'offre pas de résistance, auquel cas il s'agirait tout autant d'un effondrement ou d'une décadence que d'une révolution.

On peut aussi penser, rejoignant ainsi l'hypothèse de la fin de l'histoire, que la solution ne viendra pas de la politique, et considérer que les révolutions à venir sont d'un autre ordre (scientifique, sociologique, médical,...) Dans Les particules élémentaires, Houellebecq parle par exemple de mutations métaphysiques. Dans une telle hypothèse, participer activement à la révolution, ce pourrait être s'engager dans une ONG radicale (comme celles de la deep ecology), ou développer une technologie susceptible de changer la donne anthropologique (clonage, intelligence artificielle).

Une variante de cette voie consiste à s'engager non pas dans l'action, mais dans l'annonce ou la proclamation de la mutation à venir : c'est la voie de la prophétie, qui se distingue de la simple indignation molle à la Hessel par sa nouveauté et son ampleur. Il va sans dire que du fait de la montée de l'individualisme et de la communication par internet, cette voie truffée de fausses pistes, invitations aux délires schizophrènes, tentations de délires sectaires, est particulièrement dangereuse.

Ce qui est le plus dérangeant, dans cette option, est le risque permanent qu'elle prend de proposer des solutions improbables, non validées par l'expérience. De plus, il est toujours tentant de désigner des boucs-émissaires dont on suppose que la disparition résoudra tous les problèmes: pour la droite les boucs-émissaires sont les technocrates, les clandestins, les journalistes de gauche; pour la gauche les boucs-émissaires sont les banquiers, les parvenus, les racistes. On peut être d'accord avec tous, et avec personne, en estimant plus généralement que c'est en chaque individu que passe le bon et le moins bon, et que nous sommes tous (à des degrés divers certes), parfois courageux, travailleurs et dignes, et parfois profiteurs, fainéants et lâches. Aussi bien, si chacun travaillait sur son propre comportement, les marges de progrès seraient sans doute plus importantes que si chacun souhaitait modifier le comportement des autres. Le problème logique que nous rencontrons ici est le suivant: un tel raisonnement ne conduit-il pas à renforcer un individualisme qui constitue précisément le ferment de l'effondrement civilisationnel que certains pensent entrevoir?

Prenons l'exemple du livre No logo de Naomi Klein. Son très grand succès d’estime ne débouche au fond sur aucune mesure efficace parce que les solutions préconisées sont collectives, voire festives au sens de Philippe Muray. Or si l'on cherche à lutter collectivement, voire juridiquement, contre la publicité, on on se positionne sur le terrain de l’ennemi, celui de la propagande et du conformisme, mais avec des armes plus faibles; on est sûrs d'être "digérés", recyclés par la formidable machine à broyer que constitue la société ouverte. On rejoint ainsi les rangs des rebelles de confort, qui jouissent presque systématiquement d'une bonne image sans pour autant changer quoi que ce soit à la marche du monde.

Il serait au minimum plus amusant, et sans doute plus efficace, d'emprunter la voie originale de la majoration: il s'agirait ici de pousser le système à s’exagérer pour le faire exploser. S'endetter au maximum, intenter des procès à tout le monde, se comporter de manière indigne et s'en foutre, connaître et profiter au maximum du système et cracher dans la soupe, faire carrière dans la finance de marché et insulter tout le monde sur Boursorama. Il s'agit d'une option dangereuse car paradoxale et à ce titre difficile à comprendre. Elle suppose une forme de sacrifice suprême: celui de son image (car si on veut pousser l'efficacité à son terme, on ne doit jamais dévoiler ses intentions). De plus, si elle s'inscrit dans la logique paradoxale de sortie des contradictions pronées par le Mental Research Institute de Palo Alto, elle est en revanche et pour les mêmes raisons foncièrement anti-kantienne, car absolument pas généralisable.

La voie inverse de la minoration semble beaucoup plus empruntée, quoique le plus souvent sur un mode peu conscient. Il s'agit de viser à faire disparaître le système par implosion ou absence de carburant. On collabore à tout, mais moins que la moyenne, et moins que ce qu’il faudrait pour que celui-ci se reproduise. Le mot clé serait ici celui de parasitisme: il s'agirait de vivre aux dépens d'un système qu'on réprouve, non pas par fainéantise ou par indécision, mais bel et bien parce qu'une telle attitude serait définie comme la plus efficace pour miner celui-ci. C’est typiquement la voie proposée par Corrine Maier dans Bonjour Paresse.

Enfin, pour conclure dans la catégorie des voies révolutionnaires, on citera la voie de l’alternative minoritaire : il s'agit de considérer que le système actuel est trop puissant pour pouvoir être combattu efficacement, que ce soit de l'extérieur ou de l'intérieur, mais que l'hypothèse de son auto-destruction est plausible (on se rapproche des thèses d'Emmanuel Todd, par exemple sur la perte de puissance à venir de l'Amérique). La participation à des opérations de déstabilisation externe (critique révolutionnaire) ou interne (minage par l'exagération ou le parasitisme) sont considérées avec sympathie mais scepticisme. En revanche, on peut espérer que le système en arrive, en quelque sorte tout seul, animé par sa simple dynamique interne, à un tel niveau de développement qu'il s'abîme dans une sorte d'effondrement total, à la manière de l'Empire Romain détruit par la décadence, ou de l'Empire Soviétique à bout de souffle de la fin des années 1980. Il serait d'ailleurs facile d'établir un parallèle de notre modèle libéral/consommateur avec l'un et l'autre, sur le plan de la dégradation des moeurs d'une part (disparition de la Common Decency théorisée par Orwell et Michéa dans les rapports humains), sur le plan des contradictions économiques internes de l'autre (impossibilité d'ajuster l'offre et la demande dans le cas de l'économie centralisée, impossibilité d'ajuster l'impératif de croissance et la solvabilité des ménages dans le cas d'une économie libérale dirigée par l'impératif de profit, donc de productivité, dans un cadre technologique qui évacue progressivement la dépendance de la production à la force de travail humaine). Dans ces conditions, la priorité devient de travailler, tant que les conditions de confort et de sécurité le permettent, à la mise en place d'un système de rechange complètement indépendant du premier. On notera à ce propos avec satisfaction que si l'effondrement d'un système économico-politique, et presque civilisationnel pourrait-on dire, risque de faire de nombreuses victimes, le chaos peut aussi être de courte durée, et les dommages collatéraux limités. Rendons ici hommage à Mikhail Gorbatchev d'avoir organisé aussi pacifiquement que possible la chute de l'Union Soviétique: qui aurait cru, en 1988, que l'une des deux superpuissances du monde allait abandonner la partie avec aussi peu de pertes humaines?

Les références iraient ici à Fondation d'Asimov, dans le domaine de la fiction, et aux différentes expériences de communautés autonomes dans la vie réelle. Dans leur version douce, elles conduisent à la simplicité volontaire. Dans leur version radicale, elles mènent à l'autarcie et au survivalisme, dont un point d'entrée pourrait être l'ouvrage de Piero San Giorgio Survivre à l'effondrement économique.


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