Jusqu'où collaborer ?

I – Propositions critiques

C - Défauts et incohérences

1 – Point de vue général

b - Monde total ou monde totalitaire ?

Fonctionnant par incorporation, un système à la fois ouvert et mondialisé comme le nôtre a vocation à s'étendre sans limite, à occuper le volume que lui offre la totalité des activités humaines. Qui dit "total" suggère cependant "totalitaire", contrairement à ce que les principes fondateurs de liberté et de respect des sociétés ouvertes professent. Nous aurons l'occasion de revenir plus loin sur cette contradiction. Il semble cependant utile de mentionner dès maintenant le danger évident qu'un modèle unique fait courir à l'humanité. Ce danger peut être formulé de la manière suivante: puisqu'il n'y a qu'un seul modèle, que celui-ci s'effondre et c'est toute l'humanité qui est en péril. N'est-il donc pas irresponsable, à l'échelle de l'humanité, de mettre ainsi tous ses oeufs dans le même panier?

Du temps où l'homme vivait en clans, peuplades, ou groupes indépendants, les désastres n'étaient pas rares: famines, guerres, épidémies. Mais l'indépendance des sociétés humaines garantissait que le déclin de l'une n'entraînait pas nécessairement celui de l'autre. Une razzia, voire un génocide local, n'avaient pas de conséquence à l'échelle de l'humanité. Qu'une tribu papoue parviennent exterminer celle de la vallée voisine n'avait aucune incidence assignable sur le cours de l'histoire.

Il n'en est plus de même à l'heure de la globalisation. Si le monde entier est interconnecté, on doit s'en remettre à une réalité binaire: ou bien tout le monde survit, ou bien le monde entier disparaît. Si un Américain a besoin d'un Arabe pour son énergie, un Arabe d'un Européen pour son confort, un Européen d'un chinois pour ses produits manufacturés, et un Chinois d'un Américain pour son divertissement, plus personne ne peut survivre sans le secours de l'autre. Or les chaînes logistiques s'étant allongées à l'extrême, et les pays s'étant spécialisés en fonction de leurs ressources ou de leurs compétences, il n'existe plus guère de zones d'autonomie, en tout cas concernant les pays industrialisés. En cas de troubles majeurs à l'échelle mondiale (effondrement financier, pénurie de pétrole) seules des sociétés pratiquant encore une agriculture vivrière non spécialisée et non mécanisée seraient à l'abri de la famine (riziculteurs de Madagascar, pêcheurs d'Indonésie).

Il existe un autre aspect de la globalisation, plus culturel, qui présente des défauts analogues. Il est aujourd'hui bien vu de chanter les louanges de l'ouverture internationale et de célébrer les différences culturelles: un tel élan risque de faire oublier que la mondialisation ne doit pas être identifiée avec la diversité des cultures. Ce serait un contresens grave. La mondialisation n'est pas diverse, c'est tout le contaire. La mondialisation, il n'y en a qu'une, et elle se développe non pas avec mais contre la diversité culturelle.

Il y a quelques années, le département d'enseignement des langues d'Audencia s'intitulait « Cultures internationales », et je m'étais moqué de cette appellation. Ou bien on doit parler de « Cultures nationales » ou de « Cultures locales » et dans ce cas le pluriel fait sens, ou bien l'on parle de « Culture internationale » au singulier. Et ce que revêt alors ce terme de « Culture internationale » n'est pas très réjouissant : langue appauvrie, références simplifiées, comportements standards, tous phénomènes dont les processus inhumains et la signalétique abrutissante des aéroports internationaux constituent le meilleur résumé.

Claude Lévi-Strauss, père de l'anthropologie française, s'était ému du phénomène il y a bien longtemps déjà. Selon lui, la bonne vitesse d'échange entre sociétés, celle qui garantissait l'existence d'un juste compromis entre enrichissement par l'extérieur et préservation de la richesse intérieure était la vitesse de la marche à pied, à la rigueur de la voiture à cheval; et la bonne vitesse de transmission d'information était le voyage lent, au maximum le courrier postal. L'égalisation instantanée des niveaux d'information par le téléphone (sans parler d'internet), la standardisation des comportements par le tourisme aérien, le métissage culturel ne pouvait en aucun cas constituer un horizon universel souhaitable, mais au contraire un processus destructeur sur les plans culturel, social et donc humain . Une très profonde analyse d'Olivier Abel sur la question peut être trouvée .

L'une des difficultés majeures, pour un système qui n’a plus d’extérieur, consiste à se fabriquer un ennemi imaginaire qui permette à la théorie du bouc émissaire de jouer son rôle fédérateur. La convergence de comportement et de valeurs de la plupart des pays développés force désormais à rechercher des boucs émissaires de moins en moins vraisemblables, dans une sorte de surenchère délirante. Pour ma part, je vois deux figures symboliques qui peuvent encore jouer ce rôle. La première est celle du terroriste islamique. Peu importe qu'il n'ait qu'une réalité éphémère, pratiquement sans impact sur le fonctionnement du monde occidental. Peu importe qu'on n'ait trouvé presque aucune arme de destruction massive après avoir mené en Irak une guerre illégale (dans les termes même de l'ONU). Peu importe que seuls 25% des Américains pensent que l'administration Bush ait dit la vérité puisqu'on a fini par exécuter Ben Laden. Peu importe que ces dix dernières années en Occident, on ait eu bien plus de risques de mourir d'une erreur médicale que d'un attentat terroriste, puisque les médias laissent entendre le contraire, et que c'est ce seul contraire qui subsistera dans l'imaginaire collectif qu'il s'agit d'activer. Je crois bien que c'est Philippe Muray et son "Chers Djihadistes" qui a raison contre Huntington et son "Choc des civilisations" : les terroristes islamistes ne sont nullement des ennemis dangereux porteurs d'une alternative crédible, mais simplement les derniers sparrings partners disponibles, vacillants et dispersés, et souvent en réalité trop faibles pour s'organiser en opposition véritable, chargés de donner le change encore quelques années. En vérité, si comme Muray ou Houellebecq on prend suffisamment de recul pour considérer la société occidentale de loin (ce que tout nous décourage de faire, des news people à l'abondance du junk en tout genre qui capte et désactive notre attention), alors on se doit de conclure que ni la civilisation arabo-musulmane, ni même la civilisation chinoise, et encore moins les autres, ne sont de taille à résister à l'invasion de la marchandise, à la généralisation de l'échange, au culte de l'argent, bref à la victoire totale et définitive du libéralisme. Celui-ci connaîtra sans doute, et acceptera avec bonheur, de multiples déclinaisons culturelles (dont il fera probablement son miel), mais à la fin, comme le dit lui-même Muray « Nous [les libéraux] vaincrons parce que nous sommes les plus morts ».

Un second bouc émissaire pourrait être envisagé: la crise elle-même. Cette crise si globale en envahissante dont on ne sait plus si elle est économique ou sociale, écologique ou civilisationnelle; cette crise qui a pris naissance en 1973 lors du premier choc pétrolier, et qui ne nous a plus quittés depuis, se transformant successivement en crise de la demande, de l'emploi, de la bourse, de l'immobilier, des nouvelles technologies, du moral des ménages, etc. Il est de ce point de vue tentant d'établir un parallèle entre notre contexte de crise permanente et le contexte de guerre permanente décrit dans 1984, comme moyen de soumettre les volontés individuelles à une forme de totalitarisme politique invisible. Car de fait, le déni de réalité n'est pas loin: les médias nous vendent l'idée que nous sommes en crise depuis près d'un demi siècle, nos dirigeants en acceptent la présence et prétendent la combattre sans jamais y parvenir, chacun d'entre nous est persuadé de sa réalité; mais pourtant si l'on regarde bien, le PIB par habitant n'a jamais été si élevé, l'Occident n'a plus connu la guerre sur son territoire depuis trois générations (période de paix la plus longue de l'histoire à l'échelle d'un continent), les conditions de confort, d'accès à l'information, à l'instruction et à la santé n'ont jamais été aussi élevées. Heureusement que les Trente Glorieuses sont là pour nous servir d'élément de contraste, car si l'on devait se compararer à la période de la Révolution Française (Terreur), du début du XIXème siècle (campagnes militaires napoléoniennes incessantes), du début du XXème siècle (carnage de la Grande Guerre) ou du milieu du XXème siècle (guerre mondiale et Shoah), aucune personne sensée ne pourrait les préférer à notre époque de soi-disant crise. C'est là que la comparaison avec 1984 prend tout son sens. On se souvient en effet que dans le roman d'Orwell, la réalité -en particulier la réalité historique- n'a guère d'importance: ce qui compte, c'est l'information du moment telle qu'elle est délivrée par les médias, autrement dit l'actualité. C'est ainsi que les nouvelles (les news) se succèdent et effacent à chaque fois le passé. Grâce au contrôle qu'ils exercent eux-mêmes sur leur mémoire, les habitants de l'Océania sont persuadés d'avoir toujours été en guerre avec le même adversaire, quelle que soit la réalité historique. Le parallèle avec l'omniprésence de la crise aujourd'hui est donc facile à établir. Et ceci d'autant plus que les épisodes du roman qu'Orwell consacre à Goldstein montre qu'à l'évidence, la théorie du bouc émissaire était présente à son esprit lors de la rédaction du livre.

On voit qu'il n'y a pas loin d'un monde total à un monde totalitaire (et l'on serait bien avisé de songer un moment à la proximité des notions de globalisation et de totalitarisme). Et l'affaire est encore plus grave quand ce totalitarisme semble se développer sans maître défini, rendant improbable l'existence d'un possible despote éclairé.




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