Jusqu'où collaborer ?

Introduction

Je suis ce que j’ai fait de ce qu’on a fait de moi. (Sartre)

Le document qui suit se présente d'abord comme un paradoxe, puisqu'il aboutira en fin de démonstration à défendre l’idée que la justification des choix moraux devrait constituer une préoccupation secondaire. Les choix eux-mêmes, et plus encore leur traduction en actes, seront considérés comme nettement plus porteurs de sens que le discours qui les accompagne. Si bien que l'analyse proposée, qui constitue dans sa plus grande partie un discours moral particulier, mais nullement comme une action morale à proprement parler, ne peut se prévaloir dans le meilleur des cas que d'une importance secondaire. Peur-être aurait-elle d'ailleurs dû être gardée privée. Elle gagne dès lors à n’être envisagée que comme une proposition quelconque, que le rôle de l’auteur aura simplement consisté à rendre publique, et dont la responsabilité de l’interprétation et de la mise en pratique est immédiatement transférée au lecteur.

L’ambition de ce texte est d’aller droit au but du questionnement moral, c’est-à-dire de tenter de répondre le plus efficacement possible à la question « que dois-je faire ? », et plus particulièrement, dans un objectif d’application pratique immédiate « comment convient-il d’agir dans les circonstances économiques et sociales actuelles -autrement dit dans cette situation de crise permanente qui caractérise la phase finale de l'Occident contemporain ? ».

On peut remarquer à ce point qu’on est rarement à plus de trois ou quatre « pour quoi faire » d’une question morale. Par exemple : pourquoi prendre le train ce soir ? Pour rentrer dormir à la maison; pourquoi rentrer dormir à la maison plutôt qu’à l’hôtel ? Par souci d’économie ; pourquoi être économe ? Par modestie et sens de la modération, les deux étant considérées comme vertus morales souhaitables par elles-mêmes… Ou encore : pourquoi faire une classe préparatoire ? Pour avoir un travail bien rémunéré ; pourquoi vouloir gagner beaucoup d’argent ? Pour pouvoir être indépendant le plus rapidement possible et pouvoir se consacrer à sa famille (option stoïcienne); ou pour pouvoir jouir de nombreux biens matériels (option hédoniste); etc. Quelles que soient les options retenues, elles ne sont jamais loin, et la réponse honnête aux Pour quoi faire consécutifs les fait vite apparaître en pleine lumière.

Je souhaite en outre poser ces questions à leur plus haut niveau d’exigence, c’est-à-dire les adresser spécifiquement à ceux qui jouissent ou croient jouir de moyens leur garantissant une grande liberté de choix d’actions possibles, les plaçant de ce fait au niveau de responsabilité morale maximum : dans le cas présent les managers, cadres, dirigeants d’entreprise, d’aujourd’hui ou de demain, qui constituent –du moins pour ceux qui travaillent dans les grandes entreprises et plus encore dans les multinationales- la substance du véritable ordre dirigeant d’un monde contemporain abandonné par l’histoire, la philosophie et la politique, et dominé par la technique, le spectacle et la marchandise. Même les stars des médias, les juristes et les technocrates doivent aujourd’hui être considérés au mieux comme des faire valoir, au pis comme des bouffons en comparaison des consultants, des auditeurs, des marketers et des financiers des grandes organisations privées. Détenant collectivement la réalité du pouvoir économique dans un monde dominé par l'économie, ce sont sans discussion possible les maîtres du monde actuels.

D’une part parce que les personnes jouissant de beaucoup de moyens jouent souvent, qu’elles le souhaitent ou non, un rôle de modèle ; également parce qu’à titre d’expérience de pensée, il peut être utile de raisonner à l’extrême, en particulier dans le domaine de la philosophie morale ; enfin et surtout parce que nous pouvons tous, dans une certaine mesure, nous prévaloir de cette condition. En effet, nous jouissons tous d’une certaine liberté de choix ; or nous sommes les principaux responsables de l’énergie intellectuelle que nous consacrons à l’introspection morale puisque l’exigence de celle-ci, déterminée par la conscience de l’impératif catégorique, n’est que modérément affectée par les circonstances. Il n’y a là aucun essentialisme : la liberté de conscience ne se décrète pas de l’extérieur, elle se prend. Il n’est donc pas question de la sous-estimer ici en tenant un discours infantilisant, laxiste et normatif, mais au contraire de la stimuler –voire de l’exalter- en indiquant les principales pistes de réflexion à connaître : il s’agit donc avant tout d’un travail de recensement, de mise en ordre et de rigueur; d'un discours moralisateur assumé.

Je m’inclus d’ailleurs dans la liste des personnes visées. Le présent texte est autant une réflexion personnelle partagée qu’un texte à vocation démonstrative. Je me pose toutes les questions présentées ici, et je pense que c'est aussi à ce titre je peux faire preuve d’empathie avec mon audience, en particulier:
- concernant les (futurs) jeunes diplômés en tant qu’ancien élève de Grande Ecole
- concernant les cadres en activité en tant que collaborateur du système en vertu de ma situation actuelle de professeur dans une Ecole de Commerce.

De la même manière, les critiques parfois virulentes que je destinerai à ces homines consumens dont je condamnerai la veulerie s’adressent aussi à moi : car c’est bien entendu en chacun d’entre nous que passe la frontière entre la paresse et l’effort, la lâcheté et le courage, la dignité et le déshonneur. Et c’est bien pour cela que nous sommes tous en partie responsables de la situation actuelle, et que nous le sommes tout autant de son amélioration. C’est aussi pour cette raison que j’ai choisi d’intituler cette réflexion « Jusqu’où collaborer ? ». Je ne crois pas en effet qu’on puisse, malgré tous ses efforts, s’extraire totalement d’une société dont on déplore l’évolution, et je ne crois pas non plus que cela soit souhaitable. Même si l’on peut être tenté par des formes fortes de réaction au système dominant, on doit aussi admettre que nous y collaborons tous au quotidien, si peu que ce soit. La question posée est donc une question de mesure, et c’est elle qui justifie le « Jusqu’où ? » du titre choisi.

Cette question essentielle est paradoxalement de moins en moins posée, peut-être parce que les caractéristiques du monde moderne la rendent de plus en plus difficile à aborder. La complexité de notre environnement a tendance à décourager toute tentative d’interprétation globale et à encourager à tenir plutôt :
- des discours contingents et distrayants (faits divers, insolite, anecdotes)
- des discours de synthèse neutres (logique du présentateur –par exemple de textbooks dans le cas éducatif)
- des discours instrumentaux à visée partielle (recettes, trucs et astuces, conseils ponctuels)

Les deux premiers types de discours cités tendent à mettre l’accent sur la forme, au détriment de toute production de sens. Le dernier pèche par son incapacité à traiter des questions générales qui pourtant, devraient précéder le traitement des cas particuliers, dans l'approche holiste qu'on associe habituellement à l'édification de l'honnête homme.

A l’heure du triomphe du relativisme, de la superficialité, et du zapping, rares sont ceux qui s’aventurent à tenir des discours engagés et normatifs qui supposent une exposition de leurs auteurs au risque d’être démentis par des contre-exemples d’autant plus abondants que le monde est ouvert, et par conséquent à l’ironie ou au scepticisme de leur audience : il est facile d’obtenir le succès médiatique par l’insulte pseudo-branchée (Stéphane Guillon, Nicolas Bedos), voire l’éditorial d’actualité (Eric Zemmour, Jean-François Kahn) ; mais si on tente d’élaborer un système de pensée complet, durable et cohérent on se condamne à une existence médiatique marginale (Jean-Claude Michéa, Alain Soral, Renaud Camus).

Cette absence est d’autant plus regrettable que certains indices font pressentir l’existence d’un malaise dans la collaboration que beaucoup ressentent confusément mais dont personne ne parle ouvertement.

todo: On peut préciser un peu ici l'intention qui a présidé la rédaction de ce texte, intention qui puise sans doute ses sources assez profondément, dans une forme de frustration peut-être, et dans les aléas d'un parcours de vie parfois décevant. Elle rejoint le Houellebecq qui fait dire à l'un de ses personnages "Je n'aime pas le monde dans lequel on vit". C'est un peu là la clé de l'affaire. Ce n'est pas tant que je trouve le monde contemporain détestable à tout point de vue, loin s'en faut. Il y a sans doute peu d'époques et peu de civilisations où j'aurais préféré naître. C'est surtout que je le trouve très decevant par rapport à ce qu'il pourrait être, qui était annoncé par les Lumières, pensé et formalisé par les plus grands philosophes, et qui a plus tard été rendu possible par la Révolution industrielle, puis le développement des technologies de l'information. Comment est-il possible qu'avec tant d'atouts, l'humanité ait à ce point pu foirer, et n'ait aujourd'hui pour principal horizon collectif que celui de la jouissance matérielle, du divertissement et de la consommation de masse? Tout cela me donne le sentiment d'un immense gâchis, et m'ôte toute envie de participer à cette entreprise. C'est la principale raison pour laquelle je cherche à définir comment il est encore possible de construire dignement sa vie en marge de la collaboration au système. Ne pas aimer "le monde dans lequel on vit" ne signifie pas qu'on n'aime pas "le monde" tout court, au contraire. La déception est parfois la conséquence d'un idéalisme démesuré. Quoi qu'il en soit, à titre personnel et vis-à-vis de mes propres enfants, je tiens à pouvoir dire sans mentir que j'estime n'avoir qu'une responsabilité limitée dans l'état du monde actuel, et que celui-ci n'est pas advenu à cause de moi mais plutôt malgré moi. En bonne rigueur logique d'ailleurs, je ne pourrai non plus me prévaloir de ses forces et de ses avantages. Disons que c'est un monde qui ne correspond pas à mon idéal, mais dont l'inadéquation ne suffit tout de même pas à annuler en moi la volonté d'agir. Le présent texte consiste largement en une défense de ce point de vue.

Malgré la centralité de la question posée, je ne connais personne qui y ait répondu de manière satisfaisante, peut-être à cause de sa difficulté et de la mégalomanie qu’elle suppose chez celui qui veut s’employer à la tâche. La philosophie enseignée à l’école m’a toujours paru fascinante dans son objectif, mais décevante dans son exposé (rapidement trop technique, comme la philosophie analytique). Au contraire, les revendications morales de certains acteurs de la société (intellectuels, économistes, clercs variés de cet Empire du Bien si bien décrit par Philippe Muray) m’ont toujours paru peu fondées sur le plan théorique, dispersées et de peu de valeur pratique. Dans ces conditions, je pense utile de signaler une collection d’idées, d’anecdotes et de faits qui me paraissent pertinents, en laissant à chacun la liberté de les réassembler dans leur système de pensée personnel. Ma responsabilité tient (beaucoup) au choix de ces exemples, dont la présence contingente sera plus souvent inspirée par la mystique Zen que par une démarche positiviste compréhensive dont je ne pense pas avoir les moyens.

Même si c’est une nécessité incidente, l'objectif de ce texte n'est sûrement pas d'ajouter davantage d'information à l'information déjà disponible, surabondante, atomisée et d'une qualité moyenne médiocre. Il est d'en proposer une sélection à la fois originale et pertinente; d'en extraire les meilleures pièces, en les reliant pour provoquer un éclair de compréhension inédit. Son intérêt ne tient ni à la qualité de sa rédaction, très imparfaite, ni à la nouveauté des idées présentées, souvent déjà connue des lecteurs formés. En revanche, tout l'effort a été mis sur la logique de son ordonnancement, la pertinence des exemples choisis, et la précision de ses références. Son ambition est de fournir un point de départ à un panoptique critique illustré du système qui nous entoure et nous détermine, de façon à ouvrir une perspective de compréhension qui permette à chacun de définir une posture intellectuelle et morale cohérente, et d’envisager de participer à la modification de ce système au bénéfice de tous.

Pour atteindre cet objectif, je propose un plan qui vise davantage l’efficacité que la sophistication :
- je commencerai par proposer une approche critique du monde contemporain
- je rappellerai ensuite les critères classiques de l’action morale
- et j'appliquerai enfin les seconds aux premiers, de façon à définir concrètement les termes de l'action morale dans le cadre du monde contemporain


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