Jusqu'où collaborer ?

III – Morale et collaboration

A - Pourquoi et comment la question de la collaboration se pose-t-elle aujourd'hui ?

Si l'on s'autorise à être un peu cynique, on pourrait considérer que ce qu’on fabrique aujourd'hui quand on forme les managers et les juristes de demain, ce sont les petits soldats (autrement dit la chair à canon) de l’économie à venir. Evidemment ce n’est comme cela qu’on dit, mais c’est bien ce qu’on fait dans le fond. En effet, il faut bien que l'économie opérationnelle fonctionne (que les denrées soient produites et échangées, qu'on en stimule l'offre et la demande). Même si ce fonctionnement est de plus en plus automatisé, il n'en demeure pas moins qu'il faut maintenir et développer le système à tous ses niveaux de fonctionnement. Les cols blancs du management et du commerce (contrôleurs de gestion, hommes de marketing, gestionnaires des ressources humaines) sont au tertiaire (c'est-à-dire à la quasi-totalité de l'économie occidentale) ce que les ingénieurs et les techniciens de maintenance sont aux unités de production industrielles.

Il peut être utile de rappeler ici que sur le plan historique, les facultés de gestion, apparues seulement à la fin du XXème siècle, sont issues des facultés de droit et d'économie; et que si ces deux dernières conservent un prestige lié à leur histoire et à leur statut académique, les facultés de gestion (et les écoles de commerce, qui en constituent le jumeau privé) fournissent désormais davantage de jeunes diplômés à l'économie réelle. Même s'il n'existe pas de prix Nobel de management/gestion, il ne fait pas de doute que dans la vie quotidienne des organisations publiques comme privées, les problématiques de marketing, de contrôle, de finance et de management revêtent bien plus d'importance que les problématiques économiques (abstraites et insolubles) ou juridiques. Il suffit, par exemple, de considérer l'évolution récente du programme pédagogique des IEP pour s'en convaincre.

Entre juristes, économistes et managers/gestionnaires, on saurait difficilement désigner lesquels portent la plus grande responsabilité dans la catastrophe qui s'annonce. Du point de vue opérationnel, on pourrait penser que les juristes sont les pires. Comparables aux sophistes du temps de Platon ou aux théologiens doctrinaires pendant les guerres de religion, ils peuvent se permettre d'ignorer la principe de réalité du fait que le moyen de leur victoire (contractuelle, transactionnelle ou judiciaire) consiste en un formalisme abstrait. Ils se comportent dès lors principalement comme des parasites du monde concret, ponctionnant sur lui un tribut exorbitant eu égard à la faiblesse des services rendus (on observe par exemple que les dépenses liées au système de responsabilité civile atteignent aux USA 180 milliards de dollars, soit environ 70 % des bénéfices des sociétés du S&P 500 d'après Nicolas Baverez dans Ena Mensuel, février 2003).

Sur le plan symbolique, ce sont plutôt les économistes qui souffrent. Désormais presque totalement discrédités, malgré (ou à cause) de leur liens avec les médias et le pouvoir politique, s'ils continuent d'inspirer une forme de pensée unique de l'orthodoxie libérale encore vaguement présente en particulier dans les organisations privées, ils ont désormais perdu toute forme de prestige et n'inspirent aucunement le respect; s'ils continuent à prétendre à la scientificité, ce n'est plus qu'entre eux, au sein d'une hiérarchie académique purement factice, ou bien vis-à-vis des plus naïfs de leurs concitoyens. C'est tout juste s'ils arrivent encore à susciter une vague approbation lorsqu'eux-mêmes tentent de se placer en opposants critiques au système (Stiglitz, Amartya Sen, Maurice Allais...) De toute manière, comment pourraient-ils réussir à faire croire sérieusement qu'ils peuvent prononcer des paroles utiles sur le monde alors qu'ils ne sont pas d'accord entre eux, et qu'aucune espèce de démarche expérimentale sérieuse ne permet de les départager, les condamnant à toujours commenter les événements après qu'ils se soient produits (parfois à la manière des astrologues qui peuvent évidemment toujours se vanter d'avoir occasionnellement prévu telle ou telle circonstance en vertu de la loi des grands nombres). Comme le disait déjà Winston Churchill: "Si vous mettez deux économistes dans une pièce, vous aurez deux avis différents. A moins que l'un d'entre eux ne soit Lord Keynes. Dans ce cas, vous aurez trois avis différents."

Il est amusant et curieux de constater qu'alors on raille, méprise ou dénonce désormais à juste titre les économistes, ce n'est pas encore le cas -au moins avec une telle fréquence-, des financiers/managers/gestionnaires, pourtant beaucoup plus nombreux et représentatifs de l’économie réelle. Il n'est pourtant pas difficile de constater que Bernard Arnault (en tant que patron) contribue tout aussi activement que Christine Lagarde (en tant qu'économiste) à la dégradation de l'état du monde (à la fois du point de vue de l'inégalité de la répartition du travail productif et de la création ou du maintien chez les clients d'un insatiable niveau de désir). Et puis, la finance et l'économie ne sont-elles pas regroupées dans de nombreux départements "économie/finance" des plus prestigieuses universités et business schools?

Bien sûr, le système est malin: il sait brouiller les pistes, par exemple en proposant à l'opinion publique des exemples de success stories (Apple, Google, etc) et des héros ordinaires dans le parcours desquels il est possible de se projeter. En visionnant The Social Network, on oublie que Zuckerberg payait à Harvard des frais de scolarité de plusieurs dizaines de milliers de dollars (combien d'étudiants dans le monde peuvent en dire autant?) pour ne retenir de lui que le côté "adolescent attardé" beaucoup plus banal, donc beaucoup plus vendable au grand public.

Montrer en exemple les rares créateurs d’entreprise comme modèles de réussite est habile, mais trompeur. Tout d'abord, les success stories lues rétrospectivement sont toujours suspectes: la plupart des gens ordinaires pensent que Bill Gates était un génie de l'informatique, une sorte de geek. Ce n'est pas forcément vrai: par exemple, il ne partage pas l'idéologie libertaire des hackers. Totalement déconsidéré dans le milieu de la programmation libre, il serait plus juste de le voir comme un bon business man entouré de juristes efficaces. Son succès a principalement tenu à l'imprudence du service juridique d'IBM avec qui il a signé un contrat d'exclusivité d'équipement en système d'exploitation des premiers ordinateurs PC: pas grand chose à voir, en réalité, avec le génie de la programmation...

De surcroît, prendre comme exemple les quelques figures médiatiques les plus en vue donne une image particulièrement faussée de la réalité. Par exemple, les écoles de commerce produisent très peu de créateurs d'entreprise. Et encore, ceux qui se proclament créateurs d'entreprise sont souvent de simples consultants davantage assimilables à des professions libérales. Presque aucun ne crée véritablement d'entreprise autour d'une idée originale; on parle là de moins de 1% des diplomés, dont la très grande majorité préfère au contraire rechercher la sécurité de postes bien définis au sein de grandes organisations.

Il est pourtant instructif de s'intéresser aux représentations collectives des cadres d'entreprises. Ces représentations collectives sont en effet susceptibles de receler des symboles porteurs de sens, des vérités qui échapperaient à un questionnement direct. Or lorsqu'on tente ce travail de recensement, en particulier sous l'angle de la représentation du monde de l'entreprise dans les oeuvres de fiction, on commence par être surpris de l'extraordinaire absence du monde de l'entreprise de tous les livres, films, pièces de théâtre à la mode. Cette absence est d'autant plus surprenante qu'alors même que la plupart des spectateurs occidentaux travaillent dans des entreprises, presqu'aucune histoire de fiction ne s'y déroule. Un grand nombre de films ou de séries télévisées se situent dans des univers policiers, médicaux ou militaires: très rares sont ceux qui parlent de management ou de gestion. Seuls deux phénomènes secondaires semblent minorer ce phénomène massif de déni de réalité: d'une part, le monde de l'entreprise existe souvent comme décor lointain dans un certain nombre de comédies (le héros travaille dans un bureau, sa femme a une liaison avec son directeur, etc); d'autre part, l'univers du droit est directement représenté à l'écran (fascination pour les plaidoiries de cour, omniprésence juridique aux USA).

En dehors de ces deux exceptions, on doit admettre que l'entreprise est l'une des grandes absentes des oeuvres de fiction (au même titre que la science ou la politique, et au contraire du catastrophisme et du sentimentalisme par exemple). Sans trop nous attarder sur les raisons de cette absence, nous pouvons tout de même tenter de mentionner et d'analyser quelques cas particuliers, peut-être d'autant plus significatifs qu'ils sont rares.

On peut d'abord mentionner les cas ambigüs. Dans La Firme, roman de John Grisham adapté au cinéma avec Tom Cruise dans le rôle titre, la situation est double. Certes la firme dont il est question est manifestement dirigée par des méchants au service du mal. Cependant, le héros du roman (ou du film) est un héros positif, et la firme qui l'emploie devient alors plutôt un terrain d'affrontement entre le bon et les méchants, sorte de substrat neutre conforme à la représentation libérale. En outre, l'activité de la firme est exclusivement juridique, ce qui est la simple conséquence de l'obsession des américains pour le Droit (on retrouve ce tropisme dans les séries Ally McBeal ou Damages par exemple).

Plus tôt dans l'histoire de la fiction américaine, la série télévisée Dallas avait marqué les esprits. Dans cette saga familiale, c'est le fonctionnement brutal de l'industrie pétrolière qui sert de toile de fond. Si le fils gentil de la famille Ewing sert de caution morale au déroulement de l'histoire, c'est bien le fils méchant (le fameux JR) qui en est le personnage emblématique. Défini comme manipulateur et cynique, il constitue le premier archétype du dirigeant tout-puissant: le sadique.

Il est intéressant de noter qu'à partir de ce premier personnage fondateur, dont la méchanceté n'est pas encore pathologique, les auteurs et scénaristes vont s'enfoncer de plus en plus loin dans la direction de la déviance, voire de la maladie mentale. On peut en particulier songer aux cas suivants (par ordre non chronologique):
  • Michel (héros d’Extension du domaine de la lutte) campe un personnage lucide, passif et cynique, profondément déprimé par le spectacle du monde contemporain, en particulier dans le contexte des relations d'entreprise.
  • Octave Parrango (héros de 99 francs est pour sa part à la limite de la schizophrénie. Cocaïné déconnecté du monde, prétentieux et faux, il se hait lui-même sans qu'on puisse lui donner tort. L'auteur Frédéric Beigbeder semble avoir servi de modèle à ce personnage de fiction, qui constitue la transposition dans le monde de la publicité du personnage de Patrick Bateman dans la finance.
  • M. Sylvestre, dirigeant anonyme et tout puissant de la World Company, aux clones innombrables, illustre plutôt la déviance mégalomaniaque. Indifférent aux conséquences humaines de ses actes, il n'est pas sadique (comme JR ou Bateman), mais correspond précisément à la définition clinique de la psychopathie: "trouble de la personnalité caractérisé par un manque d'empathie et de remords".
  • Patrick Bateman, prototype du yuppie des années 1980/1990, héros de la finance de Wall Street. Le personnage principal d'American Psycho partage avec M. Sylvestre une totale absence d'empathie et un égocentrisme aveugle, mais va plus loin dans la psychopathie appliquée: il passe à l'acte (viols, meurtres), à moins que les actions qu'il décrit ne soient imaginaires (l'ambiguïté demeure jusqu'au bout du roman), ce qui en fait au minimum un psychotique délirant. Il est intéressant de noter que Brett Easton Ellis « se considère comme un moraliste, bien que certains voient en lui un nihiliste » d’après Wikipedia (version française au 20/12/11), ce qui le rapproche sans doute de la perspective de Michel Houellebecq.

    On parcourt ainsi toute la gamme allant du dépressif léger au tueur fou. Ce phénomène de progressivité de la conscience de la collaboration et du malaise mental induit se retrouve dans toutes les structures totalitaires, dans lesquelles l'ensemble des membres d'une communauté participe, à tous les degrés au système d'oppression. Dans 1984, c'est toute la population, à partir du voisin de Winston Smith jusqu'à Big Brother, qui épie, dénonce, reporte, arrête, emprisonne, torture. Dans le cas de la Shoah, les premiers collaborateurs de l'extermination, les kapos, se recrutaient dans les camps et se confondaient avec les victimes, bien loin des concepteurs Eichmann ou Hitler.

    La plupart des systèmes totalitaires fonctionnent sur ce modèle: il s'agit d'amener tous ses membres à collaborer, à des degrés divers, au processus d'oppression. De nombreux mécanismes atténuent le sentiment de culpabilité: obéissance à l'autorité, conformisme, parcellisation des tâches, canalisation du ressentiment sur un bouc-émissaire, etc. Les plus sensibles sont parfois victimes de leur propre lâcheté qui provoque un sentiment de honte. Les plus durs ont moins d'états d'âme. Ces mécanismes, reliés à la notion de banalité du mal énoncée par Hannah Aarendt, ont été longuement étudiés par les historiens et les psychologues, en particulier dans le cadre du génocide juif.

    Un autre principe de base de la perpétuation des totalitarisme est celui du contrôle de l’ici et maintenant par l'entretien de la peur de l’ailleurs et de l’avenir. Ce principe est à l'oeuvre dans des oeuvres de fiction comme Matrix (on peut se référer à la scène du choix de la pilule comme métaphore de la notion d'éveil ou de discernement) ou The Island, mais aussi… en Corée du Nord dans les années 2000 ou en Allemagne de l’Est dans les années 1970 (époque à laquelle les grands magasins ouest-allemands étaient décrits par leur homologues est-allemands comme des musées de propagande thématique consacrés à la consommation, et non comme des lieux de consommation réels).

    Quoi qu'il en soit, il semble qu'il existe un lien entre dictature et troubles mentaux. Les hôpitaux psychiatriques ou les examens de conscience obligatoires (confessions publiques, tribunaux révolutionnaires), ne sont jamais été aussi nombreux qu'en régime totalitaire. Cela devrait d'ailleurs suffire, en soi, à nous conduire à questionner notre système actuel, qui nous a amenés d'une part à une consommation record d'anti-dépresseurs, d'autre part à d'incessantes injonctions de repentance ou d'excuses publiques dès lors qu'une communauté particulière se place dans une posture victimaire.

    Et en effet, une situation comme celle que nous vivons aujourd'hui tend à rendre chacun d’entre nous quelque peu schizophrènes, à tous les étages de la chaîne de commandement. De nombreux cadres en activité développent une conscience au moins diffuse de leur participation à des phénomènes qu'ils réprouvent: concentration des activités, perte d'identité et de savoir-faire traditionnel, primauté de l'image sur la réalité, actions charitables entreprises à des fins publicitaires, etc. Toutes ces évolutions sont néanmoins en général couronnées de succès sur le plan de la rentabilité, et chacun en tire un profit sous forme de salaire ou d'amélioration des conditions de travail. C'est pourquoi une forme discrète d'anxiété se développe: les collaborateurs sont contents de leur sort actuel, surtout par comparaison avec une angoisse de l'avenir nourrie par leur incapacité à comprendre le sens de leur action. Toute finalité semble évanescente, le futur se résume au présent, le changement devient un bien en lui-même, et les sujets, dépourvus de projets, tendent à devenir purs objets.

    On peut toutefois avoir quelques raisons d'espérer que la conscience critique finisse par venir de l'intérieur plutôt que de l'extérieur du système. Celle-ci semble en effet moins dépendre du niveau d'implication ou de position hiérarchique que de la sensibilité individuelle et du niveau d'honnêteté intellectuelle et d'exigence morale de chacun. Par exemple, la critique des excès de la finance de marché vient à la fois de l'extérieur (mouvements anti-capitalistes, écologistes) et de l'intérieur (journalistes comme Pierre Jovanovic ou Olivier Delamarche, experts comme Marc Faber). En privé, les banquiers sont souvent d'autant plus critiques vis-à-vis du monde de la finance qu'ils le connaissent mieux que les autres. Et le même phénomène existe sur Internet: si l'origine du terme « bankster » semble remonter à Léon Degrelle (années 1930), c'est sur le forum de... Boursorama qu'il semble rencontrer le plus grand succès (195000 hits sur Google pour "Boursorama Forum Bankster" en 2012).

    Certes, le mécanisme psychologique bien connu de dissonance cognitive est à l'oeuvre dans la plupart des organisations impliquées dans le développement de l'économie libérale. A titre d'exemple, on peut citer les phénomènes observables lors des campagnes de recrutement des futurs élèves d'écoles de commerce. Si les professeurs et les administratifs chargés d'opérations de relations publiques font parfois preuve de retenue et délivrent un discours orthodoxe, mais modéré, c'est rarement le cas des étudiants. En effet, dès lors qu'un étudiant a fait le choix d'entrer dans une école donnée, il est psychologiquement tenu de se persuader (le plus souvent inconsciemment, au contraire de la méthode Coué) que son choix est fondé. Il en devient dès lors l'ardent défenseur, et cela d'autant plus que son choix pourrait faire l'objet de critiques (par exemple si les frais de scolarité augmentent, ou qu'il a refusé une école de meilleure réputation pour des raisons subjectives).

    Observons au moins que le problème est en train d’émerger, le questionnement sur la responsabilité des écoles de commerce et MBA dans la crise financière de 2008/2012 étant désormais ouvertement posée ; l'opprobre commence à descendre lentement mais sûrement de la science économique, déjà trop largement discréditée pour constituer un ennemi valable (sauf auprès des populations peu instruites ou trop respectueuses, un peu comme ces gens modestes de province qui persistent à respecter les notaires) vers le management et la gestion. A preuve, les écoles ont commencé, en 2011, à développer un discours tendant à suggérer qu'elles allaient adapter leur programme d'enseignement et de recherche aux nouvelles conditions économiques (évidemment sans le faire en profondeur, mais tout de même, ils se sont sentis obligés de le dire, à l'instar des hommes politiques qui se sentent obligés de prétendre lutter contre la crise malgré leur impuissance avérée). Un tel discours étant nécessairement ambivalent et dangereux, il reste pour l'instant très ténu, mais en tout cas il est en voie d'émergence, comme le prouve l'émission radiophonique de novembre 2011 avec Bernard Ramanantsoa (Directeur Général d'HEC), diffusée sur France Inter et intitulée "Hautes Etudes de Crise" (en particulier de 0’00 à 9’00, plus 3'38 pour la version en ligne; on notera à quel point Ramanantsoa utilise la langue de bois pour tenter de tirer un bénéfice publicitaire des questions pourtant pertinentes et critiques du journaliste qui l'interroge).

    Pourrait-on alors émettre l'hypothèse qu'on serait passé du célèbre « Il ne faut pas désespérer Billancourt » attribué peut-être à tort à Jean-Paul Sartre (pour signifier qu’on avait le droit moral de cacher la vérité sur l'URSS afin de ne pas désespérer ceux qui croient dans le progrès historique du communisme en action) à un « Il ne faut pas désespérer HEC » inavoué, signifiant qu'on a l'autorisation de cacher les conséquences négatives de la mondialisation pour ne pas désespérer ceux qui contribuent à la mettre en application?

    Faute de la possibilité d'isoler l'auteur ou les auteurs de cette hypothétique devise, faute aussi d'enquête sérieuse sur la motivation des cadres, cette option reste pour le moins fragile. Nous pouvons toutefois à ce stade alimenter notre réflexion à un certain nombre de sources, délivrant quelques indices diffus. Ici, rien de quantitatif, pas de preuves statistiques, mais de simples pistes de réflexion à soumettre aux individus sceptiques en quête d'arguments, de témoignages, et de relais:
  • La contestation du cours d’économie à Harvard, naïve et conformiste à certains points de vue, mais toutefois bien réelle et constituant un précédent historique indiscutable et inattendu dans une enceinte où les frais de scolarité sont de l'ordre de 50000 $ par an
  • Le livre "J'ai fait HEC et je m'en excuse" et certaines de ses conséquences.
  • Un certain nombre de débats à découvrir sur les forums des étudiants de Sciences Po ou de Prépa HEC, par exemple ici ou .

    La question centrale de notre analyse peut se formuler synthétiquement de la manière suivante: quel discours peut-on tenir, dans le contexte d’un système éducatif encore imprégné de l’humanisme des Lumières, aux étudiants les plus rigoureux et les plus exigeants qui ne manqueraient de remarquer les défaillances du système concernant les idéaux:
  • De liberté, la vraie, celle, synonyme d’espoir, consistant à agir, même modestement, sur l’histoire (alors que tout montre que les élections ne changent rien à la situation générale, et que la liberté individuelle se réduit peu à peu à celle du choix de la marque de soda à consommer)
  • D’égalité (puisque l’augmentation des inégalités est à la fois la condition et la résultante du régime libéral)
  • De fraternité (mise à mal par le consumérisme qui renvoie chaque individu à l'optimisation de son utilité égoïste)
  • De spiritualité (mise à mal par la sécularisation, le désenchantement du monde et le matérialisme)

    Il convient tout d’abord d'observer que ces tendances sont globales et que le système libéral, dans sa cohérence, n’empêche personne de lutter, à son échelle, contre elles, c’est-à-dire de se détacher du matérialisme, de faire preuve de générosité, de sobriété, etc. C’est en définitive une simple question de volonté. Seulement il faut savoir ce qu'on veut, et accepter l'idée que le choix le plus noble est aussi le plus exigeant. On ne peut avoir une chose et son contraire, et si l'on opte pour le bien-être, on ne saurait atteindre en même temps ce qui s'oppose à lui. Une bonne illustration de ce dilemme est donnée à la fin du roman d'Huxley Le Meilleur des Mondes. Le personnage nommé "le sauvage" doit faire face au choix qui lui est proposé entre le confort d'un côté, et tout le reste de l'autre: la poésie, le danger, la liberté, la bonté, le péché, le droit au malheur, au vieillissement, à la laideur, à l'impotence, à la faim, à la saleté, à la peur, à la maladie, à la douleur. Il est particulièrement instructif de noter que, dans sa clairvoyance, c'est bien le confort (autrement dit le bénéfice principal de l'individualisme consumériste) qui s'oppose à tout le reste, et que la majorité, pourtant, choisit. Seule la force intérieure du Sauvage (qu'on pourrait aussi appeler sa foi, sa verticalité, ou sa dignité morale, cela revient au même) lui permet d'opérer le choix inverse en toute lucidité, par les mots suivants, qui constituent à la fois sa rédemption (spirituelle) et sa damnation (sociale): "Je les réclame tous" ("I claim them all").

    Dans la vie réelle, la position du Sauvage n'est pas la plus commune. Ce qu’on constate objectivement et à grande échelle, depuis l’avènement du bien-être généralisé que la société de consommation rend possible et désirable, c'est que l’homme-consommateur (homo consumens) est en général faible, lâche, satisfait de lui-même, presque en tout point opposé à l'idéal humaniste dont il est pourtant le produit. A bien des égards, il est plus facile d'être touché par l'idéalisme de l'instituteur de la IVème République, le courage du Poilu de 1914, l'intégrité patriotique du Résistant de 1942, que par le spectacle désolant du Français de 2018 qui achète à crédit son écran géant à l'hypermarché du coin pour pouvoir regarder tout à son aise la coupe du monde de football se tenant au Qatar. Les normes sociales, contraignantes et avilissantes du fait des mécanismes grégaires qu'elles supposent, ont toutefois pu jouer par le passé un rôle positif d’édification (éducation stricte, religieuse ou laïque, soumission à l'habitus de classe). Ce n'est plus le cas depuis leur retournement paradoxal en injonction à se "réaliser" sans modèle externe, à "assumer" ses tares, à affirmer avec fierté ses préférences particulières, le plus souvent au demeurant dépourvues d'intérêt autant que d'originalité.

    Toutefois, pour la future élite de la nation (les jeunes diplômés), c'est-à-dire les clercs à venir de ses institutions motrices (les entreprises), la question éthique fondamentale dépasse le cadre limité des choix strictement individuels. En tant qu'ils aspirent à un poste à responsabilités, leurs actions engagent en effet plus que leur propre personne. Dans ce cas particulier, le questionnement s'élargit et peut être formulé de la manière suivante: jusqu'où peut-il être moralement fondé de collaborer au système, non plus par simple faiblesse ou manque de courage, mais en quelque sorte positivement, activement et avec zéle?

    Peut-être pourrait-on avant cela se poser une question liminaire de principe: est-il vraiment justifié que des étudiants en principe spécialisés dans l'économie, la gestion ou la finance s'attardent sur des questions d'ordre moral? Cela ne constitue-t-il pas un contresens, ou une sorte de hors-sujet? A ce propos, et au-delà du caractère universel de l'exigence d'introspection morale (filiation Descartes/Kant), il n'est pas inutile de rappeler ce que Socrate disait des sophistes:

    "La fin de la sophistique est de faire des hommes capables de bien parler et de bien agir, capables de gérer les affaires publiques et les affaires domestiques" [autrement dit, traduit dans des termes modernes appropriés, des managers communicants]

    "Socrate approuve ce but ; [...] Quant aux moyens de la sophistique, qui consistaient en l’exercice et la routine, non pas en l’art, il les rejette ; et pour Socrate, aucun bien n'est un bien si l'on n'en sait pas l'usage. Pour éprouver la valeur de ses moyens, Socrate part du principe que le signe d’une capacité acquise est le savoir. Or, le signe du savoir est la capacité à transmettre ce que l’on sait. Socrate entreprit donc d’interroger les sophistes sur la nature du juste, du pieux, de la vertu, etc., et il trouva que ces sophistes ne répondaient pas d’une manière satisfaisante et se trouvaient souvent en contradiction avec eux-mêmes. Socrate impute ces défauts aux lacunes théoriques de la sophistique et il soulève plusieurs difficultés inhérentes à cette pratique : une communication purement technique ne suscite pas l’art, mais l’imitation ignorante du disciple ; un art ne peut être une fin pour lui-même car, en lui-même, il ne rend personne meilleur ; en conséquence, pratiquée en tant que pure technique, la sophistique est une routine qui produit indifféremment des choses bonnes ou des choses mauvaises ; le résultat de la sophistique est donc la routine dénuée de savoir théorique, l’ignorance, le hasard ; Cette pratique de l’art est non seulement nuisible, mais elle est impossible : on ne peut rien apprendre par la seule pratique, et ses conséquences sur l’éducation et la politique ne peuvent qu’être catastrophiques."

    La traduction moderne de cette analyse, c'est tout simplement qu'un formalisme toujours plus sophistiqué (c'est le mot approprié) mais toujours plus abstrait (celui, verbeux, du droit; ou celui, mathématisé, de l'économie; tous deux prétendument mais faussement scientifiques) conduit progressivement à s'éloigner de la vérité. On peut avoir raison entre soi, et même étendre son pouvoir au sein d'un système dont les codes sont entièrement arbitraires, mais cela ne change rien à la réalité: il arrive toujours un moment de "retour de réel" (pour paraphraser Philippe Muray) à partir duquel l'édifice formel s'écroule pour révéler le néant sur lequel il reposait.

    Historiquement plus proche de nous que Socrate, le personnage d'Adam Smith mérite aussi d'être réexaminé. La plupart de nos contemporains connaissent son nom, et l'associent à l'origine du libéralisme. Ils se le représentent principalement en tant qu'économiste, et pensent que sa contribution au monde des idées se cantonne à ce domaine; certains l'imaginent même idéologue, promoteur initial et essentiel de la vulgate libérale. Pourtant, lorsqu'on observe sa biographie plus en détail, on remarque qu’Adam Smith mériterait tout autant d'être connu comme philosophe. Si la postérité a surtout retenu son talent d’économiste, il était de son vivant titulaire de la chaire de philosophie morale de son université, et "plus réputé pour ses œuvres de philosophie". Comme le rappelle Wikipédia, "les sciences économiques l’ont très rapidement élevé au rang de fondateur", et "le courant libéral, autant économique que politique, en a fait un de ses auteurs de référence. Qu’y a-t-il dans La richesse des nations qui justifie une telle postérité ? Paradoxalement, Adam Smith n’a apporté presque aucune idée nouvelle à la philosophie et à l’économie dans son ouvrage. La plupart de ces idées ont déjà été approchées par des philosophes et des économistes comme François Quesnay, John Locke, William Petty, David Hume (avec qui il entretenait des relations amicales), Turgot ou encore Richard Cantillon. La Richesse des Nations mentionne plus d’une centaine d’auteurs auxquels sont empruntées les différentes analyses. Ce qui donne toute sa valeur à l’œuvre de Smith n’est donc pas son originalité, mais la synthèse de la plupart des idées économiques pertinentes de son temps".

    Jeremy Bentham, fondateur de l’utilitarisme appliqué au droit et à l’économie (autant dire à la gestion qui en est la synthèse) fut au départ également un philosophe, tout autant que John Stuart Mill qui fut de surcroît logicien, érudit, et penseur complet.

    En résumé, non seulement trois des plus grandes figures des origines du libéralisme sont-elles des philosophes avant d'être des économiste, mais quand on examine les choses avec plus de soin, on observe qu'ils sont issus de la philosophie morale. Ce sont, en quelque sorte, des moralistes appliqués, des penseurs dont la principale préoccupation tenait à la définition des conditions de mise en place d'un monde plus juste et plus prospère pour tous. Ils étaient davantage préoccupés d'équité que de croissance, de développement humain que de développement technique. Et d'ailleurs, quand les apologètes modernes du libéralisme tentent de revenir aux fondements de leur école de pensée, c'est également sur le terrain de la justice et de l'égalité des chances qu'ils se placent.

    A l'origine donc, il n'était pas question de séparer l’enseignement de l’économie (et, pourrait-on dire, de la gestion) de celui de l’éthique. On ne doit d'ailleurs pas imaginer que c'est l’économie qui contient l’éthique (qui en fait un sous-programme utile, comme tente d'y encourager la promotion de la RSE), mais au contraire l’éthique qui fonde l’économie en lui transférant une partie, mais une partie seulement, de ses attributions, en particulier dans le domaine de l’allocation des ressources aux activités les plus créatrices de valeur du point de vue de l'échange marchand. Les gestionnaires, par exemple, n'ont rien à dire de la dimension spirituelle ou esthétique du monde.

    Tout ceci semble être progressivement oublié. Les relations marchandes étendent leur empire sur la plus grande partie des activités des hommes, la logique du contrat envahit toutes les cellules sociales, y compris la cellule familiale. Ces évolutions conduisent à apparenter le système économique actuel à un gigantesque camp de concentration marchand, qui place les jeunes diplômés d’aujourd’hui dans la position des kapos d’hier. On notera au passage le caractère troublant du terme « collaboration », honni concernant le passé, mais au contraire loué, au travers du substantif "collaborateur", dans le vocabulaire des Ressources Humaines dans les grandes entreprises d'aujourd'hui.

    Dans ces conditions, il devient urgent de réfléchir aux mécanismes psycho-sociologiques qui sont de nature à favoriser la collaboration et/ou à atténuer les scrupules moraux qui pourraient s'y opposer. Or il se trouve que ces mécanismes ont été assez bien documentés et décrits au cours du XXème siècle:

    - Le mécanisme le plus puissant est celui du conformisme, connu au moins depuis La Boétie et son "Discours de la servitude volontaire".
    - Le second mécanisme est celui de la soumission à l’autorité, largement documenté par les expériences de Milgram
    - Le troisième mécanisme est celui de la parcellisation des tâches qui vise à diluer, voire à faire disparaître le sentiment de culpabilité. C’est en grande partie par cette méthode que le génocide juif a été rendu possible dans l'Allemagne du début du XXème siècle, soit l’une des nations les plus éduquées et cultivées au monde. L'un des phénomènes remarquables, dans le cas de la Shoah, par rapport à d’autres génocides, c'est en effet son aspect compartimenté. Ce mécanisme combiné aux deux précédents a conduit à un niveau de remords très faible chez les bourreaux nazis et leurs complices, phénomène peu intuitif et pourtant historiquement indiscutable, qui ne se comprend bien que si l'on approche la question sous l'angle psychologique plus que sous l'angle moral.
    - Le quatrième mécanisme est celui de la progressivité de l’acceptation. On pourrait à ce sujet entrer dans des considérations un peu techniques sur la séquence d'action par lesquelles les recrues des Einsatzgruppen, ces commandos de la mort Allemands, étaient amenées à devenir des exécuteurs en série. Au départ, il s'agissait d'individus ordinaires, et la première chose qui leur était demandée, une fois regroupés, alignés et informés de leur mission, était de faire un pas en avant s'ils choisissaient de renoncer (auquel cas ils n'étaient pas inquiétés, ils quittaient simplement le groupe). Peu nombreux étaient ceux qui se singularisaient en faisant ce pas en avant. Et pourtant, à partir de là, le reste s'enchaînait mécaniquement: participation à une première exécution peu traumatisante, à l'arme à feu, puis exécutions de plus en plus nombreuses, jusqu'à en devenir quotidiennes et banales. En somme, il n'y avait pratiquement plus de résistance à partir de la scène originelle dans laquelle l'acte fondateur était en fait un non-acte, puisqu'on entrait dans le processus en ne faisant pas le pas en avant qui constituait pourtant un geste simple de libération possible et non sanctionné.
    - Le cinquième mécanisme est celui de la dissonance cognitive, qui amène certains individus à adhérer réellement (bien que par des mécanismes inconscients) à une réprésentation du monde qui réduit leur culpabilité: quand on ne fait pas quelque chose parce que c'est juste, on est amené à penser que c'est parce qu'on le fait que c'est juste (cf. par exemple l'expérience de Cohen, 1962).

    Bien que connus et aisément accessibles à tous à l'heure d'internet, ces mécanismes restent toujours aussi puissamment opératoires, sans doute parce que rien n'a changé dans le codage psychologique profond des êtres humains, quelle que soit la culture dans laquelle ils évoluent. Il suffit de traduire ces mécanismes dans des termes modernes pour mieux comprendre à quel point ils sont encore à l'oeuvre. Concernant par exemple le conformisme, on pourrait croire qu'à l'heure de l'individualisme, celui-ci n'est plus de mise: pour se convaincre du contraire, il suffit d'observer le faible degré d'autonomie des adolescents dans le choix de leur style vestimentaire. Certes ils peuvent s'opposer à leurs parents, en particulier concernant les tenues jugées indécentes pour des adolescentes de plus en plus jeunes: mais ce faisant, ils se soumettent à un conformisme beaucoup plus puissant (et bien entendu entretenu par le monde marchand), celui de leur classe d'âge. Rarement dans l'histoire le choix vestimentaire (style, marques) n'a été autant dicté de l'extérieur, ou plutôt rarement il n'a été autant dicté de l'extérieur tout en étant autant revendiqué de l'intérieur. Il y eut sans doute autrefois des périodes de pénurie durant lesquelles le choix des vêtements était limité, conduisant la plupart des gens à s'habiller de la même façon; il y eut aussi des époques de conformisme social, comme celui de la bienséance bourgeoise. Mais il s'agissait alors de contraintes externes. Aujourd'hui, il convient, et c'est beaucoup plus vicieux, de désirer la contrainte en quelque sorte, de se réduire soi-même en esclavage...

    Si l'autorité semble aujourd’hui moins présente qu'autrefois, ce n'est pas parce qu'elle est moins forte; c'est surtout qu'elle s'exprime presque systématiquement de manière indirecte: l’autorité des marques en est un bon exemple ; mais on pourrait en dire tout autant de l’autorité de la pensée unique libérale-libertaire, en partie issue d'un trotskysme dont l'entrisme (autrement dit l'influence indirecte) a fait l'objet d'une théorisation précise dès les années 1960.

    A propos du second mécanisme cité, celui de la parcellisation des tâches, la situation actuelle est exemplaire : les activités humaines n'ont jamais été aussi spécialisées qu'aujourd'hui. L'une des conséquences de cette évolution est que le sens de l'action individuelle disparaît, pour se voir substituer la simple exigence d’utilité économique. Par exemple, autrefois, un bon garagiste était capable de comprendre l'ensemble du fonctionnement d'une automobile, et de la réparer grâce à des gestes simples dont il comprenait l'effet mécanique. Désormais, à cause de l'omniprésence de l'électronique, il ne peut plus intervenir sur un modèle dont il ne possède pas l'outil informatique spécifique pour faire le diagnostic. Il devient donc dépendant d'un programme dont certaines lignes de code ont probablement été écrites par un sous-traitant indien, qui ignorait peut-être la destination finale de ce code. On perd la notion de polyvalence et donc de sens global, et on ne peut dès lors que chercher à optimiser sa propre contribution sans avoir la vision globale du système, qui seule pourrait nourrir une approche critique. Dans le cas de l'automobile, on observe ainsi des milliers de véhicules en état de fonctionnement partir à la casse simplement parce que le calcul économique indique que compte tenu des conditions fiscales (qui sont pourtant de purs artefacts), leur utilité est négative ou nulle. Les garagistes ou les responsables de casse ne s'en formalisent même plus: c'est un fait, une donnée. Mais comment s'étonner, comment se rebeller peut-être, sans s'élever à une vision globale des phénomènes?

    Le développement important de l'industrie du luxe donne l'exemple d'un autre environnement dans lequel la dérive instrumentale est particulièrement visible. Jusqu'où devra-t-on accepter de satisfaire sans esprit critique les caprices d'un consommateur important simplement du fait qu'il est riche? Jusqu'où devra-t-on faire taire son sentiment d'injustice pour flatter la vanité d'un client élevé au statut de roi?

    Beaucoup de jeunes diplômés, ou de futurs jeunes diplômés, ne semblent pas avoir les moyens de cet esprit critique (cf. à titre d'exemple un extrait parmi d'autres de rapport de stage montrant à quel point le rôle tenu par le vendeur est purement fonctionnel, dépourvu de jugement moral). Nombreux sont les étudiants d'écoles de commerce qui se destinent à l'industrie du luxe, et les raisons qu'ils citent comme source de motivation sont souvent édifiantes: les produits sont beaux, les clients sont riches, l'environnement de travail est privilégié: cela leur suffit, ils ne jugent pas utile de chercher plus loin...

    Le mécanisme de la progressivité de la collaboration admet aussi une version moderne: par exemple, les étudiants d'aujourd'hui font de plus en plus appel au crédit, autrement dit ils s'endettent pour financer leurs études, parfois dans des proportions inquiétantes, faisant craindre que la prochaine bulle spéculative soit celle qui se loge dans cet endettement spécifique qui ne sera jamais remboursé si l'économie peine à recruter demain les diplômés d'aujourd'hui; Or les étudiants qui choisissent de payer pour leurs études, d'une certaine manière, acceptent de commencer leur vie adulte par une dette, qu'il s'agisse d'une dette financière réelle ou bien une dette morale vis-à-vis des parents qui les soutiennent. Il s'agit d'une première acceptation de leur aliénation par la collaboration au système.

    Plus généralement, si l'on souhaite établir un parallèle entre les grands systèmes totalitaires politiques d'autrefois (nazisme, stalinisme et maoïsme) et la globalisation économique libérale d'aujourd'hui, on serait bien inspiré de remarquer que si leurs manifestations externes sont différentes (il est tout de même plus agréable de vivre en France en 2010 qu'en Russie en 1960), certaines valeurs affichées sont les mêmes (culte du changement permanent, absence d'alternative, surenchère dans le programme visé y compris et surtout en cas de crise), et surtout les mécanismes opératoires sont très proches. Il faut savoir par exemple que la notion de "fabrique du consentement" (engineering of consent) a été théorisée dès le début du XXème siècle par Walter Lippmann puis Edward Bernays, et constitue toujours la base des stratégies de persuasion publicitaire. Il serait bon de se rappeler que Propaganda,le livre majeur de Bernays (considéré au demeurant comme l'une des 100 personnes les plus influentes du XXème siècle par le magazine Life), a servi à la fois les desseins d'Hitler et ceux de marques comme Lucky Strike, Procter & Gamble ou Cartier. Il ne s'agit pas là de théorie du complot, mais d'une réalité historique attestable...

    Je ne vois qu'une bonne nouvelle qui vienne contrarier ce constat accablant, mais elle est de taille: la solide et célèbre thèse d’Annah Arendt sur la banalité du mal est équilibrée par la toute aussi solide mais bien moins célèbre antithèse de Terestchenko sur la
    banalité du bien. Quelles que soient la culture et la civilisation concernées, il a toujours existé une majorité d'hommes pour se soumettre au conformisme, à l'autorité, et nourrir les totalitarismes qui ont pu y naître. Mais dans toutes les cultures et les civilisations, il a toujours émergé aussi une minorité d'hommes pour opposer aux autres leur faculté critique et leur esprit de résistance. Et les seconds, bien que minoritaires, semblent tout aussi consubstantiels à l'humanité que les premiers...

    Il est intéressant pour clore cette partie de noter que la première condition de la résistance, c’est l’intelligence critique, fondée sur la connaissance, l'indépendance d'esprit et le scepticisme. La première condition de soumission au contraire, c’est le narcissisme égocentrique de l’enfant consommateur non sevré, qui limite sa relation au monde à l'expression capricieuse et la satisfaction immédiate de ses désirs. Il semble assez évident que le système actuel encourage la multiplication des seconds par rapport aux premiers. Il y a d'ailleurs là un problème qu'on pourrait formuler dans les termes de la psychanalyse: l'idéal, pour le système marchand, consiste en une société réduite à une somme d'individus immatures enfermés dans la toute-puissance illusoire de leur désir, autrement dit une société sans surmoi, sans loi, et sans pères. On pourrait renvoyer aux travaux successifs de Soral, Zemmour et Polony sur la question, la conclusion resterait la même: le modèle matriarcal, tolérant et sensible, orienté sur la satisfaction des besoins et des désirs, est plus adapté au déploiement de la consommation sous toutes ses formes que le modèle patriarcal, plus rigoureux et cérébral. Il n'est donc pas surprenant que les modèles de type féminin soient désormais directement appliqués dans certains argumentaires publicitaires, par exemple dans le cas de certains messages destinés à convaincre les jeunes étudiants de se tourner vers les écoles de commerce.

    Il n'est pas inutile à ce stade de rappeler qu'en leur temps, Bouddha, puis Platon et Jésus-Christ furent des libres-penseurs condamnés pour leur opposition au régime dominant, et que les deux derniers ont sacrifié leur vie à l'expression de leur vérité. La première condition de possibilité d'une telle démarche est, sans doute, de ne pas céder à la peur , et de conserver une indépendance d'esprit aux antipodes de la stupide fierté d'être soi pour soi (le soi-mêmisme justement raillé par Renaud Camus), mais fondée sur la connaissance, l'analyse et l'échange sincère.


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