Jusqu'où collaborer ?

I – Propositions critiques

C - Défauts et incohérences

3 – La trahison du fondement moral utilitariste

A partir d’un certain stade, le capitalisme ne détruit plus seulement les fondements utilitaristes sur lesquels il repose, autrement dit le principe d'efficacité. Il sape aussi l’idée de mérite sur laquelle il est largement construit. Dans l'idéal libéral des pères fondateurs, celui d'un Smith ou d'un Mill, la liberté d'entreprendre, toujours encadrée d'un minimum de règles (car il s'agit de penseurs modérés), a pour fonction de permettre à chacun de pouvoir tenter sa chance. Le self made man est une figure possible, et souhaitable, du monde libéral. Si les inégalités sont considérées comme acceptables parce que génératrices de motivation (la perspective de réussir mieux que les autres étant une réalité attestée) et signes de succès mérité, elles ne sont acceptables que comme conséquences d'une contribution réelle à la société, au contraire des privilèges de naissance qui constituent le propre de l'aristocratie. Dans le paradigme libéral, les inégalités ne sont pas considérées comme souhaitables en tant que point de départ, même si certains peuvent les considérer comme un moindre mal. En somme et pour caricaturer, on pourrait dire que les libéraux se distinguent des socialistes de la manière suivante:
- Les libéraux pensent que chaque individu doit partir avec les mêmes chances que les autres, mais peut arriver à des situations très différentes (même ordre sur la ligne de départ mais ordre dispersé sur la ligne d'arrivée)
- Les socialistes pensent que quelle que soit la situation de départ (en particulier la situation sociale), il est souhaitable que chacun trouve une place lui convenant, sans trop creuser les inégalités, voire en les réduisant (ordre hérité du passé sur la ligne de départ, ordre serré sur la ligne d'arrivée).

Dès lors, dans la pensée libérale, la notion de mérite se met à jouer un rôle central, puisque le mérite devient le principe moral qui rend acceptable l'existence des inégalités.

Pour donner de la crédibilité à cette approche, les libéraux conséquents accordent donc une grande importance à l'éducation. Dans la déclinaison républicaine du libéralisme, le mérite se fonde et se mesure par l'école publique: chaque enfant de la République, quelle que soit son origine, a le droit à un enseignement gratuit de qualité. Même s'il n'a droit qu'à cela, c'est essentiel car cette option lui permet d'accéder, s'il le mérite par ses performances scolaires et universitaires, à un statut social avantageux. De là vient la curieuse coexistence, dans la mythologie républicaine française, des principes d'égalité et d'élitisme au sein du système des Grandes Ecoles, Ecole Polytechnique en tête.

L'idéal libéral est donc bien défini. Cependant, pour qu'il soit effectif, il faut que sa mise en pratique corresponde aux objectifs qu'il se donne. En particulier, il faut que les récompenses obtenues en fonction du mérite de chacun soient assez largement distribuées, et non concentrées sur un tout petit nombre d'individus. Si le système amène un individu sur mille seulement à recevoir toutes les récompenses, et même si l'individu est bien choisi, la démotivation et le sentiment d'injustice risquent de se développer: certains auront en effet fait des efforts importants en pure perte, et pourront éprouver de l'amertume à ne rien obtenir en retour. On peut d'ailleurs observer à ce propos que le dicton "toute peine mérite salaire" n'est pas d'essence libérale. Ce qui serait libéral, ce serait de dire "toute création d'utilité mérite salaire proportionnel". "Toute peine mérite salaire" est une prescription de justice morale où l'attention est portée aux moyens plus qu'aux résultats, ce qui est précisément le contraire de ce que recommande le conséquentialisme libéral (nous y reviendrons un peu plus loin).

Or le système actuel pèche sur chacun de ces deux points: d'une part il tend à récompenser (certes de plus en plus) un nombre de plus en plus limité d'élus (cf. l'analyse sur l'augmentation des inégalités développée ci-dessus), et d'autre part il ne garantit plus que la sélection se fasse effectivement sur le critère du mérite.

Sur ce second point, on pourrait renvoyer aux travaux qui ont suivi ceux de Bourdieu sur le retour de ces héritiers qui n'ont d'autre mérite que celui de la naissance, instituant de facto (même si rien n'est reconnu de jure), non pas sur un mode automatique mais sur un mode statistique incontestable (les différences observées étant sans nul doute significatives) une nouvelle noblesse (le terme de "noblesse" étant au fond plus approprié que celui d'"aristocratie" en ce qu'il renvoie plus précisément au bénéfice tiré de sa condition de naissance). L'existence de ce phénomène que nous pouvons qualifier de noblesse statistique de fait s'atteste par l'augmentation du taux de reproduction sociale: les enfants des classes supérieures ont tendance, plus encore qu'autrefois, à accéder aux classes supérieures. Et les enfants des classes défavorisées, plus encore qu'autrefois, à demeurer défavorisés. Autrement dit la mobilité sociale, qui n'a jamais été très élevée d'ailleurs, a tendance à se gripper. Dès lors, soit on admet que le mérite est héréditaire (et de fait, l'argument qui vient à l'appui de cette idée est qu'il peut faire l'objet d'une éducation familiale, donc qu'il se prête à une forme d'hérédité culturelle), soit on reconnaît que le système actuel ne lui permet pas de s'exprimer.

Mais la notion de mérite n'est pas menacée que du point de vue de l'héritage social. Elle est aussi mise en danger, d'une manière plus insidieuse et plus nocive peut-être, par la place de plus en plus grande accordée à la chance dans l'accession au succès. Certes la chance a toujours joué un rôle important dans les destins individuels (comme l'indique le double sens du beau nom de fortune), mais il semble désormais qu'elle soit admise comme un facteur légitime de réussite, et qu'un individu consacré par le hasard soit regardé avec autant de considération qu'un individu arrivé en raison de ses propres efforts.

Nous pouvons voir l'indice de ce nouveau culte de la chance dans le fait que les jeux de hasard (et en particulier le loto) sont actuellement plus populaires que jamais en France et dans beaucoup d'autres pays. Chaque année ou presque, Euromillions bat ses records de gains pour les amener à des niveaux si extravagants qu'ils en deviennent gênants pour les gagnants eux-mêmes. Mais si nous cherchons non plus l'indice du statut emblématique de la chance, mais sa justification, nous devons nous retourner aux fondements philosophiques du libéralisme. Il faut alors commencer par rappeler que le libéralisme est un pragmatisme conséquentialiste, et qu'à se titre il se propose de juger les phénomènes sur la base de leur réalité, et non du point de vue de leur valeur théorique ou abstraite. Plus précisément, le pragmatisme libéral ne juge pas sur les moyens (qui doivent avoir pour seule caractéristique d'être conforme aux règles, mais ne font pas l'objet d'un jugement de valeur), mais sur les résultats. En cela, on rejoint la position sponvilienne qui décrit le libéralisme économique comme une méthode d'administration du monde ni morale, ni immorale, mais proprement amorale au sens de "en dehors de l'ordre moral".

Certains continuent toutefois d’attribuer au mérite ce qui ressort de la chance sans doute du fait de la complexité du système qui limite la mise en évidence d’une relation univoque entre cause et conséquence. De ce fait, victime d'un biais cognitif connu en anglais sous le nom de "Correlation-Causation fallacy", et en raison du déplacement du critère d'évaluation de la méthode sur les résultats, on fait l’hypothèse que si le résultat est bon, la méthode devait était la bonne. C'est un peu le mécanisme qui est utilisé, sous un tour humoristique, par la publicité du loto qui clame (à juste titre) que « 100% des gagnants ont tenté leur chance ». Ainsi, pour prendre un exemple dans le domaine politique, la plupart des gens pensent que si Nicolas Sarkozy a été élu président de la République française en 2007, c'est le signe qu'il était le meilleur et que son succès était mérité. C'est peut-être vrai dans une vision de court terme (c'est-à-dire au moment où il ne reste plus que quelques candidats en lice). Mais en réalité, si l'on pouvait rejouer tous les mondes multiples imaginables depuis l'enfance de Nicolas Sarkozy et de ses adversaires (disons depuis les années 1960) très peu d'entre eux aboutissent à sa victoire finale. La vie est faite de rencontres hasardeuses et de fortunes diverses, de malheurs inattendus et d'opportunités injustes, et même en faisant l'hypothèse douteuse d'une essence de la personnalité qui serait indépendante des circonstances, il est certain que le même individu placé dans des situations différentes n'a pas, ne peut avoir le même parcours. Il exercera un métier différent, n'aura pas les mêmes relations, développera une vision du monde sans rapport avec la précédente. Le sentiment d'inéluctabilité des destins individuels est une croyance rassurante pour certains, qui ne trouve son appui que rétrospectivement, par le fait que l'on connaît déjà la façon dont l'histoire s'est déroulée. Qu'on essaie de deviner l'avenir d'un enfant, même si l'on connaît ses rêves et ses qualités, et l'on réalise vite la difficulté de la tâche.

Une telle confusion entre chance et mérite a pour fonction principale de prolonger l’illusion méritocratique. Pourtant, la méritocratie n’a peut-être été qu’un allié temporaire du libéralisme, un utile prétexte moral pour s’imposer. L'une des grandes forces du libéralisme réside toutefois dans sa capacité à se réinventer, à changer d'alliance, et il serait erroné de penser que la notion de mérite lui est intrinsèquement nécessaire.

La focalisation sur les moyens est attestée par l’obsession des chiffres qui caractérise notre monde. Au-delà de tous les reportings chiffrés, tableaux Excel, statistiques INSEE, extraits de base de données, etc, une telle obsession est par exemple évidente dans le cas de l’actualité économique où tous les Diafoirus de l'économie se pressent au chevet du malade dès que l’on observe un écart aussi ridicule que 0,1% entre la croissance mesurée et la croissance prévue. Si l'on se moque, on sera sévèrement taxé d'inconséquence: 0,1%, cela ne représente-t-il pas des milliards d'euros? On évitera cependant le plus souvent de se demander ce que cette croissance signifie en fait. Par exemple, si on paye des gens pour creuser des trous et d'autres pour les reboucher, on crée de la croissance: a-t-on pour autant amélioré la réalité de l'économie et du bien-être de la population? .

Cette domination idéologique du nombre se retrouve dans le sport et sa représentation, le culte de la performance chiffrée se substituant à l'histoire qu'on peut raconter à partir d'un événement sportif. L'évolution éditoriale du quotidien L'Equipe en donne une bonne illustration: du temps de l'Auto-Journal, ce qui comptait, c'était de s'appuyer sur les événements sportifs (Jeux Olympiques, Roland-Garros, le Tour de France) pour construire un grand récit édifiant au sens de Lyotard. L'important était le symbole, et non le nombre. Le temps du marathon de Rome était oublié, mais Abebe Bikila l'avait emporté pieds nus. Le nombre de balles de break n'était pas compté, mais la France vibrait aux exploits des Mousquetaires. La vitesse moyenne de l'étape n'avait aucune importance, ce qui comptait, c'était le drame de la chute de Luis Ocaña. En 1987, un changement majeur s'est produit. Ben Johnson (ultérieurement convaincu de dopage, on s'en doutait alors sans pouvoir le prouver) battait le record du monde du 100 mètres, et le comité éditorial de l'Equipe se réunissait pour définir le gros titre de la Une et finalement, la décision était prise: le meilleur slogan était aussi le plus simple. En caractères énormes: "Johnson: 9"83". Le tournant était pris et depuis, la description chiffrée, puis l'avalanche statistique, ont inévitablement suivi. On raille le côté "perdants magnifiques" des anciennes idoles françaises (Poulidor, Leconte, Rocheteau) mais nul n'est censé ignorer les stats de Tony Parker aux lancers-francs, le détail des temps de passage de Raïkonnen à Imola, ou le montant du transfert de Lionel Messi. On renverra aux analyses de Jean-Claude Michéa pour une excellente application au cas du football.

La fascination du chiffre ne fait pourtant rien d'autre que traduire un déplacement de l'attention de la manière vers le résultat. Or à la longue, un tel déplacement risque de faire perdre de vue la notion de justice, puisqu’un bon résultat obtenu par chance ou par malice sera considéré comme parfaitement tout aussi valable, tout aussi digne d'attention qu'un autre. Quelle différence avec la logique de l'honneur qui prévalait autrefois, et qui commandait de n'agir qu'en fonction de la dignité des moyens, acceptant pour le résultat de s'en remettre à Dieu.

Il faut pourtant un temps pas si lointain où il était considéré comme évidemment plus souhaitable de mourir pour son idéal que de vivre comme un lâche. Le sacrifice s'imposait sans discussion ni regret au compromis ou à la manigance technique. La logique de l'honneur commandait jusqu'au début du XXème siècle de provoquer en duel celui qui vous avait manqué de respect. A-t-on oublié que Clemenceau s'est battu douze fois en duel, que Jean Jaurès a affronté Paul Déroulède, et que même Gaston Deferre en a décousu avec un opposant qui l'avait traité d'abruti en 1967?

Dans un registre très "grand public", un film comme "Les visiteurs" aide à comprendre quelle pouvait être la représentation du monde qui rendait possible ce genre de comportement. La notion-clé est ici celle d'enchantement. Dans un monde comme le nôtre, justement qualifié de désenchanté par Marcel Gauchet, la priorité est donné à un matérialisme immanent. N'existe que ce qui existe matériellement, et trouve sa justification en soi-même. Dans un monde enchanté (qui peut par ailleurs être cruel, brutal, et hostile, et qui peut même d'une certaine manière l'être plus intensément, de la même manière qu'il peut être plus beau, plus merveilleux et plus délicieux), c'est le contraire: on voit toujours l'idéal au travers de l'objet, le symbole au travers de l'événement. Le monde est perçu au travers d'un filtre idéaliste et transcendant. Dès lors le résultat réel compte moins que le respect des principes, et c'est tout à fait sans malice que le légat du Pape Innocent III, Arnaud Amaury, a pu s'écrier sur le champ de bataille en 1209 : "Tuez-les tous; Dieu reconnaîtra les siens".

Dans le même ordre d'idées, on peu citer le cas du plus célèbre souverain du Luxembourg, Jean Ier de Bohème, qui bien qu'aveugle, se fit attacher à deux de ses chevaliers, pour participer à la bataille de Crécy (1346), abattant sur son passage autant d'amis que d'ennemis, pour mourir dans la gloire au service de son idéal.

On notera sans surprise qu'il existe une dimension culturelle déterminante à la propos de la question de l'honneur. Différents peuples n'ont pas forcément la même définition ni la même considération pour cette vertu. Les français (et c'est un trait qu'on fait habituellement remonter aux Gaulois, pourtant païens) semblent lui avoir accordé de longue date une grande importance, tout comme leurs voisins allemands ou encore chez les japonais. En revanche les britanniques ou les chinois, façonnés par une philosophie plus pragmatique (empirisme ou confucianisme), n'en ont pas fait une valeur centrale. Cette disposition leur a d'ailleurs parfois valu le mépris ou l'incompréhension de leurs voisins (d'où le terme de "perfide Albion"), mais aussi de nombreuses victoires militaires. C'est ainsi que les Anglais ont gagné la plupart des batailles de la guerre de cent ans, en bénéficiant à l'occasion du désir d'en découdre de chevaliers français vaillants mais désordonnés (cas exemplaire de la bataille de Crécy). C'est ainsi aussi que le plus célèbre traité de stratégie militaire (L'art de la Guerre) a été écrit en Chine et conseille entre autres d'utiliser la ruse plus souvent que la force, la fuite plus souvent que la défense, et la tromperie plus souvent que l'affrontement loyal: quand seul le résultat compte, tous les moyens sont bons, les moins nobles comme les plus nobles, à seule condition qu'ils soient efficaces.

Il n'est donc pas étonnant de constater qu'au moment où le pragmatisme l'emporte sur l'idéalisme dans le contexte de la mondialisation, la logique de l'honneur s'efface. Dès lors, la porte est ouverte à tous les comportements déshonorants, mais rentables, donc gagnants dans les termes d'un strict utilitarisme: il ne s'agit pas d'avoir raison devant Dieu ni devant qui/quoi que ce soit (la Loi Morale, l'Être suprême), mais simplement de se tailler sans scrupule la part du lion. La chronique judiciaire regorge de cas édifiants dans lesquels des jugements iniques ont été rendus, parfois pour des raisons techniques ou des raisons de forme, qui illustrent le triomphe du gain matériel sur la logique de l'honneur ou de la dignité. On se réfèrera, entre autres, aux cas de Raymond Domenech dans le domaine sportif (l'ancien entraîneur de l'équipe de France de football ayant, après avoir ridiculisé son équipe, exigé le paiement d'importantes indemnités de licenciement) et Noël Forgeardcet officier de la Légion d'honneur et de l'Ordre du Mérite, qui après avoir dû quitter la Direction d'EADS suite à de très mauvais résultats, a malgré tout obtenu de haute lutte le paiement d'un parachute doré 4 millions de fois supérieur à la prime annuelle des autres salariés. Une telle disposition constitue bien sûr une forte invitation à falsifier, tricher, plagier, copier/coller, mentir, sous la seule condition qu'on ne se fasse pas prendre. On regrettera à ce propos l'absence en droit français de la possibilité de plaider coupable pour obtenir une transaction, ce qui a pour conséquence que le mensonge y est objectivement encouragé dans la plupart des cas.

Quelle différence avec la pratique imbécile mais noble des ordalies, ces formes de procès moyen-âgeux qui pouvaient amener les plaignants à se faire brûler au fer rouge pour se soumettre, par l'examen ultérieur de la forme de la cicatrice, à un supposé jugement de Dieu interprété par des clercs! Quelle différence aussi avec la punition acceptée, voire auto-infligée, d'un Oedipe pourtant inconscient de son crime! Quelle différence enfin, dans le domaine plus spécifique du sport, avec la pratique oubliée du fair-play, qui conduisit par exemple le golfeur Bobby Jones à s'attribuer lui-même (et contre l'avis des arbitres) une pénalité le privant d'un titre de l'US Open. Une telle attitude serait-elle aujourd'hui possible, ou même simplement acceptée par les officiels, les sponsors et les fans, compte tenu des répercussions médiatiques et économiques (retour sur investissement des publicités engagées, risques de poursuites judiciaires, conséquences sur les paris sportifs, etc)? Je rejoins tout à fait sur ce point le communiqué 1423 du parti de l'In-nocence qui déclare en particulier:

Le parti de l'In-nocence considère que le sport, évolution moderne de notre ancien desport, constitue bien une modalité aimable de l'épanouissement personnel ainsi qu'une expression collective de valeur dès lors qu'il reste fidèle à l'esprit de ses refondateurs, et partant qu'il se maintient dans le sillage, même lointain, de ses racines grecques. Il est donc perplexe quant à sa transformation, pour ne pas dire sa dénaturation, que l'on voit à l'œuvre depuis sa promotion télévisuelle et médiatique, avec la gangrène qui l'accompagne de l'argent sans limite, de la falsification spectaculaire, du vedettariat, gangrène qui culmine dans l'affreuse "gagne" comme de juste si laidement nommée. La domination de la force brute, le déni de l'adversaire, l'expression sans vergogne des passions les plus primaires, les cris et vociférations qui attestent de la disparition de tout geste et de toute tenue, la vulgarité affichée, la perte de tout esprit — réduit à un "mental" au service d'un physique toujours plus méthodiquement mathématisé —, cela au détriment de toute disposition esthétique et morale, font qu'il est devenu très difficile de goûter aux joies de ce divertissement, spécialement au moment de la manifestation olympique, qui devrait pourtant en être l'emblème. Dans cette optique où seul le résultat compte, où le fair-play semble désormais inenvisageable, on ne s'étonne pas de voir presque chaque événement sportif entaché de son lot d'affaires de dopage, d'embrouilles de vestiaires, de trafics, de corruption ; dès lors comment se réjouir de tels « succès », quand succès il y a ?



La disparition la logique de l'honneur est accompagnée de celle de de la notion de honte : puisqu'il n'y a que le résultat qui compte, tous les moyens sont bons pour y parvenir et même si on se fait prendre, on tentera d’utiliser les procédures de contestation à disposition, voire d'en devenir l'expert, davantage qu'on sera tenté d'admettre sa faute ou de corriger l'erreur commise. En tant qu'enseignant, on voit très bien ce genre de comportements se développer autour de la multiplication des négociations entreprises par les étudiants pour modifier leurs notes d'examen, avec l'utilisation alternative d'une méthode formaliste (contestation suivant la procédure) ou d'une méthode informelle (recours à la sensiblerie). C’est exactement le contraire de l'ancienne notion de respect du travail bien fait qui constituait autrefois un objectif en soi. Même si personne n'en était le témoin, les artisans soignaient aussi les parties non visibles de leurs réalisations. Par exemple les charpentiers avaient l'habitude d'utiliser, pour assembler les arbalétriers et les entraits des fermes, des chevilles surdimensionnées et effilées dont ils ne coupaient pas le bout. Cette tradition, soigneusement reproduite dans les combles perdus auxquels personne n'accédait, n'avait aucune vertu fonctionnelle connu. Il s'agissait même d'une pratique plutôt dangereuse car elle risquait de provoquer des blessures par inattention. Elle est cependant demeurée chez les compagnons du devoir, probablement comme offrande symbolique à l'idée du savoir-faire et de la tradition. Il va de soi qu'aujourd'hui, pour des raisons de fonctionnalité, de sécurité et de conformité, une telle pratique serait considérée comme absurde et immédiatement interdite et abandonnée.

Pour résumer la critique qui peut être adressée à notre monde libéral du point de vue du système moral supposé le fonder, nous remarquerons que l'individu de bonne foi, courageux mais issu d'un milieu social peu favorisé, se voit au fond doublement concurrencé: d'une part par d'autres plus chanceux par leur naissance, d'autre part par d'autres plus chanceux par leur parcours. Or si l'acceptation du hasard peut s'avérer d'un certain secours à titre individuel et dans l'ordre métaphysique (mysticisme fataliste), le recours à la chance comme facteur de régulation sociale est particulièrement destructeur. Il tend en effet à décourager toute volonté d'entreprendre, tout effort d'amélioration, toute exigence vis-à-vis de soi, puisque toutes ces tentatives se révèlent en définitive impuissantes à contrarier ce qui arrive de toute manière sur un mode aléatoire.

Il reste maintenant à entreprendre la critique du système d'un autre point de vue. Jusqu'à présent, nous nous sommes bornés à l'évaluer au moyen de ses propres valeurs (efficacité, utilité, mérite). Nous allons désormais nous autoriser à adopter un point de vue externe, et à dresser pour commencer son réquisitoire au moyen de la grille de lecture de l'humanisme classique.


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