De l'humanisme à l'homanisme

6 – L’époque contemporaine comme principe de révélation des limites de l’homme

Dès son origine, l'humanisme dogmatique a fait l'objet de critiques visant principalement l'idéalisation exagérée de l'homme qui en constituait le coeur nucléaire tout en en masquant les limites constitutives. Si au XXème siècle, Pierre Desproges a pu écrire "Plus je connais les hommes, plus j'aime mon chien", il n'a en réalité fait que renouer avec la longue tradition des cyniques remontant à Diogène, qui se moquait déjà il y a plus de deux millénaires du proto-humanisme de Platon.

Toutefois, l'époque contemporaine, du fait de certaines de ses caractéristiques (progrès scientifique, explosion démographique, puissance technologique démesurée, éducation généralisée, développement des loisirs de masse) permet de révéler plusieurs phénomènes jusqu'alors mal connus, qu'on peut regrouper en une série de thèmes constituant autant d'angles d'attaque possibles contre un humanisme trop pur ou trop ingénu.

Thème politique

On peut commencer par observer que l'humanisme entretient des rapports étroits avec la notion de bonheur. Si l'homme est en effet considéré comme la valeur centrale de la création, l'un des objectifs principaux de l'action politique devrait être de contribuer à l'honorer et le satisfaire, autrement dit de contribuer à son épanouissement et son bonheur.

Or on observe historiquement que les utopies progressistes du bonheur généralisé ont régulièrement connu l'échec. On peut citer en particulier les projets de socialisme idéal (exemple des Phalanstères) qui ont disparu ou dégénéré en totalitarisme; les expériences historiques de révolution prolétarienne et d'égalité imposée par un système politique central (Staline, Mao ou Pol Pot) se sont quant à elles soldées par un désastre. Pourtant, malgré ces échecs récurrents, la question de la fabrication culturelle d’un homme nouveau et déraciné conserve une certaine actualité; premièrement à travers la promotion de la théorie du genre comme volonté d’échapper à toute détermination sexuelle (théorie aujourd'hui à la source de nombre d'évolutions sociétales); et deuxièmement au travers des propositions favorables à l'ouverture des frontières et au remplacement de toutes les traditions (envisagées autant de limites à la liberté d'auto-détermination individuelle) par une pseudo-culture monde (emplois nomades, émergence de références culturelles globales -célébrités, marques de commerce-, industrie du divertissement et tourisme mondialisées). Cependant, ces mutations, loin de donner naissance à un homme nouveau verticalisé, ne semblent malheureusement être capables que de produire des individus atomisés, et renvoyés à leurs propres faiblesses et à leurs propres tares.

L’échec de l’esperanto le montre bien : les instances culturelles non particulières n’existent pas. Qu'il s'agisse de langage, de rites ou d'ethnies, l'humanité s'enracine dans le contingent, l'original, le pittoresque. C'est pourquoi toute tentative de relativisme culturel absolu finit par se retourner contre lui-même: la démocratie libérale entièrement ouverte déteste la réalité du peuple réel (et méprise donc le populisme) et ne peut que le sublimer en valeur théorique. Elle finit donc par viser à faire le bien des hommes malgré eux et muter en une superstructure au sein de laquelle les principes de décision seront définis par des considérations théoriques (droit, process) et des technocrates non élus (Union européenne, ONG). "Puisque le peuple vote contre le Gouvernement, il faut dissoudre le peuple." écrivait ainsi Bertolt Brecht. Ce mouvement de contrôle du peuple par les élites (à rapprocher de ces Règles pour le Parc Humain évoquées par Sloterdijk) devra s'accompagner d'une forme d'asservissement volontaire (par le moyen du tittytainment), précipitant le mouvement de prolétarisation généralisée des populations selon la définition étendue qu'en donne Stiegler (à savoir une prolétarisation par le comportement de consommation, et non seulement la force de travail).

Ces échecs politiques récurrents renvoient en réalité aux apories logiques d'un humanisme non borné. On peut d'ailleurs aller jusqu'à identifier, comme source caractéristique de ces difficultés, le déséquilibre inhérent à la déclaration des droits de l’homme, qui prétend attribuer à l'homme des droits sans contrepartie en termes de devoirs (alors qu’à l'inverse le décalogue, comme c'est le cas dans la plupart des religions normatives, énonce des devoirs sans droits; tandis que la vérité est sans doute entre ces deux extrêmes, consistant à lister certains droits et certains devoirs tout en mettant en évidence leur interdépendance, faute de quoi la dialectique de l'hybris et de la nemesis se dérègle).

Cette impasse organisationnelle finit par déboucher sur une forme mortifère de perte de confiance de l'homme en lui-même, perte de confiance déjà présente dans certains travaux critiques de la modernité et du progrès (Bernanos, Péguy), mais qui ne s'est véritablement imposée auprès de la population qu'au milieu du XXème siècle avec la succession du traumatisme d'Hiroshima et de la prise de risque insensée de l'escalade nucléaire [qu'on peut voir illustrés par Kubrick dans Dr Folamour ⇓ ].

De tels excès sont en effet de nature à faire douter d'une humanité ayant mis en péril aussi inconsidérément sa survie (mais aussi son essence, car que serait une humanité dépourvue d'humanité?), comme le rappelle à tout moment l'horloge de l'apocalypse. Mais après tout, on pourrait objecter que le risque fait partie de la vie. La véritable question est peut-être plus banale et plus vaste, et tient non pas aux situations d'exception mais à l'ordinaire de la vie quotidienne: comment continuer de croire aux bienfaits de la raison ou même au simple bon sens du genre humain quand on considère objectivement son incapacité à organiser les conditions de son bien-être? Bien que les ressources dont il dispose le lui permettent théoriquement (encore pour quelques décennies au moins) et malgré des réalisations attestant sans ambiguïté de son génie technologique (voyages spatiaux, déploiement du numérique), l'homme se révèle en effet incapable de produire ce qui devrait lui être le plus cher, à savoir un ensemble cohérent de sociétés paisibles, prospères et éduquées. Au lieu de cela, le monde se révèle chaque jour plus instable, plus angoissant et plus injuste.

Si l'on pouvait au moins se convaincre qu'un tel désastre est le résultat d'une stratégie politique délibérée mais ne pouvant se dire (une stratégie de la tension poursuivant par exemple l'objectif d'un déclin démographique, ou ayant pour but de montrer l'impossibilité de la société ouverte imaginée par Hayek), on pourrait paradoxalement se rassurer sur la question de la maîtrise: l'homme passerait pour manipulateur et cynique, mais il serait toujours en situation de contrôle. Mais force est de constater que bien peu d'éléments de preuve viennent soutenir cette hypothèse. Tout porte au contraire à croire que l'homme ne maîtrise plus grand chose de ce qui lui arrive, que la complexité de l'édifice artificiel qu'il a construit le dépasse complètement, et que son ingéniosité technologique remarquable ne lui est désormais d'aucun secours sur le plan organisationnel face à un système dont l'évolution chaotique ne peut plus faire l'objet du moindre projet ni même du moindre pronostic.

Thème technique

Une limite essentielle à l'humanisme triomphant tient désormais à la persistance, et même à la montée en puissance, de structures aliénantes (la technique, l’économie) au sein desquelles l’homme se résume au mieux une variable d’ajustement, au pis à un paramètre non seulement inutile, mais véritablement nuisible.

On pourrait prendre pour métaphore le cas des pilotes de ligne: compte tenu des perfectionnements techniques, il viendra nécessairement un temps (et peut-être celui-ci est-il d'ailleurs déjà venu sans que le grand public en soit averti) à partir duquel les avions de ligne seront plus sûrement pilotés, dans toutes les phases de vol (décollage, atterrissage, traversée de turbulences, situation exceptionnelle), par des ordinateurs de bord ou même des systèmes distants centralisés, que par des êtres humains. Les erreurs humaines constituent d'ailleurs d'ores et déjà la principale cause d'accidents, avant la défaillance des systèmes de contrôle automatique. Les pilotes ne seront alors plus payés (encore assez cher!) que pour faire de la figuration, jusqu'à temps que les passagers soient prêts à accepter leur absence. Or ce qui est vrai des pilotes de ligne l'est aussi en grande partie des hommes politiques, des traders, des experts, des consultants, des professeurs, etc. La métaphore du pilote de ligne trouve sa pertinence dans ce sentiment qu'on a parfois qu'il n'y a plus de pilote au système tout entier au sein duquel nous évoluons, et ce sentiment est peut-être révélateur d'une tendance de fond à laquelle aucun homme providentiel ne pourra plus jamais s'opposer, tout simplement pour des raisons tenant à l'infériorité objective des compétences d'un individu isolé à celles, multiples et distribuées, de l'ensemble de la technostructure.

Si bien que l'on peut désormais observer une forme d'inversion de la fin et des moyens: la technique ne semble plus se développer au service et sous contrôle de l'homme; c'est au contraire l'homme qui semble désormais exister en tant que simple agent de maintenance résiduel (de moins en moins utile qui plus est, et de moins en moins capable d'en limiter le déploiement) d'un système technique de plus en plus autonome et dynamique. Dans ces conditions objectives, la haute estime que l'homme a de lui-même doit être, soit explicitement révisée à la baisse, soit occultée par le moyen du divertissement, ou soit encore transmutée en une forme de contentement fat au sujet de ce qui est (c'est-à-dire la disparition des formes exigeantes d'éducation, qui consistent à devenir, par le moyen de l'effort, ce qu'on n'est justement pas déjà). S'agit-il de la raison principale de l'émergence de ces formes de contrôle ou d'ingénierie sociale (bien analysées par des penseurs aussi différents que Jean-Michel Truong ou Lucien Cerise) visant ce que Renaud Camus nomme "le soi-mêmisme"? La fable Le corbeau et le renard nous avait pourtant prévenus: "tout flatteur vit aux dépens de celui qui l'écoute". Or, qu'est-ce que le tittytainment si ce n'est la flatterie des bas instincts (consommation passive, captation de l'attention par les mass media, jeux, pornographie, racolage publicitaire).

Thème psychologique

Tout se passe comme si le mythe de Prométhée, magnifiant le pouvoir de la connaissance, s'était progressivement trouvé remplacé par le mythe de Narcisse, illustrant les dérives de l'amour de soi, comme principe de révélation du monde contemporain, sur une période allant des révolutions anglaise, française et américaine aux derniers hommes (selon la définition de Nietzsche) spectateurs de Loft Story et Big Brother. Devenu l'élément surnuméraire, économiquement inutile, d’une matrice-monde menacée par l’épuisement des ressources, l'homme se présente désormais comme simple "chose de choses inanimées" (Simone Weil).

Disparaissent alors avec l'homme classique un certain nombre de notions constitutives de l'ordre ancien, que ce soit sur le plan moral (sens de l'effort, ascension sociale par le moyen du mérite, notion de "juste prix" fondé sur le coût de production), esthétique (goût du travail bien fait, équilibre de la fonction et de l'harmonie visuelle des produits artisanaux décrite par William Morris), ou social (respect de l'ordre et de l'autorité, notamment dans le domaine éducatif). L'art de vivre bourgeois raffiné et discret, fondé sur une différence culturelle autant qu'économique, s'efface au profit de l'émergence d'une hiérarchie exclusivement fondée sur la valeur pécuniaire (culte de Mammon compatible avec la domination du nombre caractérisant par définition un monde largement numérisé). Ainsi, la seule différence entre les riches et les pauvres se résume désormais à leur niveau de revenus, eux-mêmes le plus souvent déterminés par l'aléa de la naissance ou les contingences d'un parcours plus ou moins chanceux, et non par l'effort éducatif ou l'ardeur au travail (car les tâches pénibles n'ont jamais été les mieux rémunérées, et aujourd'hui moins que jamais): les pauvres ne seraient en quelque sorte que des enfants de pauvres ayant échoué à devenir de nouveaux riches, mais les représentations, les aspirations, et l'idéal de vie de tous seraient en réalité identiques, comme le montre avec ironie Houellebecq dans sa description de la faune inquiétante des Halles de Paris.

Or une telle disposition, pour égalitaire qu'elle puisse paraître, se révèle vite assez problématique. Sommé de se satisfaire de ce qu'il est (narcissisme, soi-mêmisme) et de ne plus souhaiter rien d'autre qu'avoir davantage (obsession de la possession, définie par le privilège de la possibilité de la destruction, donc à relier à un dérèglement de la pulsion de mort dans une perspective freudienne), l'homme sombre rapidement dans une forme de dépression d'autant plus profonde qu'elle est souvent mal identifiée: analogue à l'insatisfaction qui saisit l'enfant capricieux dont l'imperium du désir ne peut qu'enfler douloureusement tant qu'il n'est pas contrait de l'extérieur, sa "fatigue d'être soi" (Ehrenberg) évolue le plus souvent dans le sens d'une lente et longue baisse tendancielle de toute forme de vitalité (aboulie, dissolution de la libido dominandi) qui s'apparente en fin de compte au désir de ne plus être, soit l'acceptation de sa propre disparition au profit d'un Successeur prenant progressivement forme au sein du système technique (hypothèse de l'émergence défendue par certains courants de l'Intelligence Artificielle forte). Jean-Michel Besnier expose avec brio cette tendance mortifère dans la première partie de son ouvrage "Demain les posthumains", dont il a présenté certains aspects lors d'une tournée de conférences remarquables (à consulter entre autres ici : Version courte : Version longue : ) .

Thème économique

Ces formes existentielles dépressives trouvent une expression particulière dans le domaine de l'économie. Les recherches concernant une possible "économie du bonheur" mettent en évidence un phénomène essentiel: au-delà d’un certain niveau (correspondant à peu près à la satisfaction des besoins élémentaires selon la classification de Maslow), il existe une certaine indépendance du sentiment de bonheur, du bien-être et de l’aisance matérielle. Il est possible que cette indépendance soit d'origine psychologique: après tout, le contentement des sens n'est possible qu'au sein de certaines limites. L'extase ne peut être que temporaire, et la satiété ne peut dépasser un certain niveau, au risque de l'écoeurement. Ainsi, autant il est possible de définir certaines conditions objectives du malheur (maladie, souffrance, violence), autant une définition positive ou normative du bonheur semble difficile. La nouvelle de Desproges, Les aventures du mois de juin en donne une illustration saisissante: le bonheur ne peut s'éprouver intensément que comme le malheur qui ne s'est pas produit. Giono, qui passait pour un poète du bonheur, le pensait également: il n'y a pas de "truc", de méthode, de technique élaborée pour accéder au bonheur. Tout comme la juste compréhension du monde dans le Zen de l'illumination, celui-ci vient au contraire lorsqu'on cesse de le poursuivre de ses efforts. Croire que le bonheur puisse se résumer à la satisfaction des désirs, c'est de surcroît s'exposer bien davantage aux risques de déception que les stoïciens évacuent en préconisant de ne prêter attention qu'à ce qu'on peut contrôler: il faudrait ne désirer que ce que l'on est sûr d'avoir, et non ce qui présente le moindre risque d'inaccessibilité, de disparition, ou de destruction (on trouvera de cette idée une illustration imagée dans la nouvelle de Dino Buzzati Le petit ballon, extrait du recueil Le K.

De surcroît, l'accès possible au bonheur généralisé, qui pourrait constituer l'un des objectifs principaux d'un humanisme de type progressiste, se heurte à une difficulté d'ordre psycho-social : en situation d’abondance, l’incapacité constitutive de l’homme au bonheur durable se trouve en effet expliquée non seulement par son aptitude limitée à la jouissance, mais également par ses exigences en matière de différenciation narcissique. On pourrait résumer cette difficulté sous la forme de l'aphorisme de Jules Renard: "Il ne suffit pas d'être heureux : il faut encore que les autres ne le soient pas". Le formule selon laquelle l'homme est un loup pour l'homme ("Homo homini lupus est" de Plaute), à l'origine prononcée dans un sens politique, trouverait donc aussi une expression dans l'ordre de la satisfaction des désirs. Sous cette hypothèse, l'utopie décrite dans le Meilleur des Mondes (ingénierie sociale précise, programmation d'aspiration à des plaisirs accessibles) n'est envisageable qu'accompagnée d'un traitement chimique des populations (distribution gratuite de soma) qui limite les risques de résurgence de tout désir type transgressif (autrement dit de tout désir véritable au sens de Georges Bataille). Il n'est pas étonnant d'observer qu'en tant que romancier visionnaire, Huxley avait déjà eu l'intuition que le choix ne pouvait se faire qu'entre le renoncement à un bien-être contrôlé et garanti (choix final de son héros le Sauvage) et la modification de l'homme (eugénisme, soma et ingénierie sociale, préfigurant les possibilités aujourd'hui bien plus vastes offertes par les nano-technologies et la numérisation).

Il convient à ce point de rappeler que le libéralisme s'est dès le départ constitué non pas comme un projet positif de philosophie du bonheur, mais au contraire comme un programme politique du moindre mal. Dès Adam Smith en effet, il s'agissait avant tout de lutter contre les excès des dogmatismes religieux: le libéralisme, proposant la liberté de choix individuelle comme antidote à toute forme d'obscurantisme collectif ou totalitaire, définissait principalement ce qu'il ne fallait pas faire. Mais pour autant, il ne disait rien de ce qu'il fallait faire. Si bien qu'il ne permettait nullement, par construction, de résoudre le paradoxe fondamental du désir, qui ne s'éteint jamais que temporairement par sa satisfaction, mais se déplace et resurgit sans cesse ailleurs. Contrairement à ce que prétend l'aphorisme d'Oscar Wilde (repris -d'ailleurs fautivement- par l'émission de télé-réalité L'île de la tentation, ce n'est sans doute pas un hasard), la meilleure façon de se débarrasser d'une tentation n'est pas d'y céder; c'est au contraire de la mettre à distance, de la considérer avec sagesse et philosophie comme une chimère, et d'attendre son exctinction progressive. Au pire de n'y succomber que partiellement, tout en gardant le sens de la mesure, en visant à annuler l'exigence du désir non pas par une ascèse trop rigoureuse, mais au contraire par la tempérance de sa satisfaction. C'est sans surprise la voie recommandée par toutes les philosophies du bonheur sérieuses (bouddhisme, stoïcisme, épicurisme), celles-ci se révèlant cependant incapables de définir autre chose qu'une sagesse relative (à savoir imparfaite, contradictoire, hésitante, inachevée). En somme ou bien la sagesse est parfaite, et elle n'est pas humaine; ou bien elle est humaine, et elle est imparfaite; ce qui ramène bien sûr à la difficulté de départ, à savoir que l'homme ne peut que tendre à la perfection (par un effort qui ne connaît jamais de fin), mais ne peut jamais se contenter tout à fait de n'être que ce qu'il est, paradoxe bien rendu, par exemple, dans la nouvelle de Buzzati intitulée La chute.

C'est donc en réalité sur deux plans opposés mais complémentaires qu'un programme politique d'inspiration hédoniste se trouve compromis: au plan individuel (plan qu'on ne peut négliger du fait de l'irréductibilité des phénomènes d'individuation au sens de Simondon, particulièrement essentiels en régime libéral), le désir débouche sur l'impasse de l'insatisfaction chronique des sens; et au plan collectif, il se heurte aux paradoxes de la différenciation narcissique.

Thème physique

Comme on le voit, l'approche critique de type économique finit par boucler sur des considérations d'ordre psychologique. Mais peut-être ces considérations psychologiques doivent-elles être elles-mêmes reliées en dernière instance à des réflexions relatives à l'ordre physique? Après tout, ce qui caractérise l'homme depuis l'origine, sauf pour ceux qui s'en remettent religieusement à une vision créationniste contraire à l'évidence scientifique de la théorie de l'évolution des espèces, c'est d'abord (au moins chronologiquement) son animalité. L'homme se définit en effet avant tout, ne serait-ce que dans le dictionnaire, comme un mammifère de l'ordre des primates et de la famille des hominidés. S'il présente un certain nombre de caractéristiques psychologiques sophistiquées (capacité de mémoire, intelligence, sentimentalité, conscience), ces caractéristiques reposent in fine sur un système nerveux qui les rend certes possibles, mais limite également leur extension maximale.

Sauf à le modifier tant qu'on changerait par là-même sa nature, un homme ne peut en effet être doté que d'un seul cerveau, son cerveau biologique d'origine. Ce cerveau, spatialement borné, ne peut contenir qu'un nombre fini de neurones, eux-mêmes limités dans leur capacité et leur vitesse de connexion par leur fonctionnement de nature électro-chimique (un ordre de grandeur de 10 puissance 14 connexions par seconde semble une bonne approximation). A titre de comparaison, une telle limite n'existe nullement pour les machines. Une extrapolation de la loi de Moore prévoit d'ailleurs que les 10 puissance 14 connexions pourraient être atteintes vers 2020 par les ordinateurs individuels accessibles au grand public, et ensuite potentiellement dépassés. On n'a en réalité aucune certitude précise à ce sujet, et en particulier rien de permet de savoir si ce dépassement sera effectivement réalisé. Mais compte de sa nature presque vitale pour l'humanité, on pourrait au moins se poser la question de sa possibilité ou de sa vraisemblance avant que l'histoire y réponde dans un sens ou dans l'autre.

Il est déjà acquis que sur le strict plan de la mémoire, les supports non biologiques dépassent de très loin les capacités humaines. Certes, le phénomène est ancien: il a pris naissance dès l'invention de l'écriture, et déjà changé d'échelle avec l'émergence de l'imprimerie, qui modifia le cours de l'histoire en rendant possibles, grâce au partage accéléré des connaissances et des idées, d'abord la Renaissance, puis le siècle des Lumières (qu'on songe par exemple que la presse typographique de Gutenberg multiplia par un facteur 100 la vitesse de copie de la Bible, en permettant de passer d'un exemplaire par an et par copiste à quelques centaines pour deux ou trois ouvriers -ce même "travail" prenant aujourd'hui mois d'une seconde par un simple copier/coller sur un ordinateur individuel). Mais les perspectives ouvertes par la quasi-gratuité des actions de copie, de stockage et d'accès aux données à l'ère numérique ont encore changé la donne, en conduisant les hommes à transférer de plus en plus au système technique la tâche de la conservation de l'information (correspondance, photographies, documents administratifs, produits culturels). Avant l'imprimerie, les contes, récits, enseignements, légendes, étaient principalement transmis oralement; ils ont ensuite temporairement pris la forme de produits imprimés; mais aujourd'hui, c'est dans le cloud qu'ils prolifèrent.

La poursuite du changement semble inéluctable, tant les capacités des hommes sont fixes alors que celles de la technique ne semblent jusqu'à présent limitées que par les sommes qui s'y investissent, ainsi que par un temps de développement technologique ridiculement court à l'échelle de l'histoire. Diderot est donc nécessairement destiné à perdre contre Wikipédia, et Pic de la Mirandole n'a plus aucune chance face à Google Translate.

Les limites physiologiques constitutives de l'homme peuvent être illustrées par la métaphore des entrechats, tirée de la pratique de la danse classique ( ). Comment ne pas comprendre, du point de vue de l'aspiration artistique, le désir de s'élancer, puis de croiser et de décroiser les jambes en apesanteur, avec légèreté et élégance ? Certains ne voient dans cette entreprise que la première partie, celle de l'envol et de l'exploit des premiers mouvements. Mais le plus doué des danseurs, le plus entraîné des sportifs, ne pourra jamais produire que cinq à six battements, après quoi, du fait des contraintes biophysiques et des lois de la gravité, il sera condamné à retomber vers le sol. Voilà donc l'homme résumé: il aspire à la grâce (celle des entrechats, mais plus généralement celle de l'excellence, qu'elle soit artistique, spirituelle ou morale), mais sa nature (physiologique, nerveuse ou cognitive) le contraint à la finitude. Et en dernière instance, c'est bien le corps, la "viande" comme le disent méchamment certains transhumanistes, qui détermine l'homme, et c'est donc bien celui-ci qu'il faudra à terme abandonner (option transhumaniste) ou dont il faudra accepter définitivement la détermination (option néo-humaniste).

Pour faire mieux comprendre l'importance de cette limite, nous pouvons considérer deux illustrations graphiques opposées. La première est celle de la progression historique de la meilleure performance mondiale au marathon. On voit que la courbe d'ajustement des points correspondant aux différents records dessine une évolution qui se stabilise le long d'une droite asymptote proche de la valeur de deux heures. Cela signifie que l'homme (du moins dans sa version non augmentée) ne courra jamais un marathon en moins de deux heures (ou disons, pour prendre plus de précautions, 1h55):



Tout au contraire, les progrès technologiques ont une nature cumulative qui entraînent occasionnellement leur exponentiation (soit le contraire exact de la saturation), et dont l'exemple le plus connu est la loi de Moore, qui postule le doublement du nombre de transistors des microprocesseurs tous les deux ans:



Or, comme l'illustre mathématiquement la théorie des catastrophes de René Thom, et comme l'a formulé synthétiquement Engels, "à partir d’un certain nombre, la quantité devient une qualité". Par exemple, les premiers doublements de la loi de Moore, dans les années 1970, n'ont rien changé à la vie quotidienne des occidentaux. Mais ceux des années 2000 ont permis l'émergence d'internet, puis sa mondialisation presque immédiate, ce qui a entraîné des modifications majeures dans les comportements d'information, de communication et de divertissement, qui occupent peut-être aujourd'hui le quart ou le tiers du temps de vie des hommes. Or la qualité d'internet (au sens élargi de sa substance ou de sa nature, et finalement de son existence même) n'a en définitive été rendue possible (au sens de la condition de possibilité chère aux philosophes) que par l'accroissement numérique des possibilités d'échanges d'information sur support inerte.

Il faut s'arrêter un instant sur ce phénomène d'exponentiation. Celui-ci existe certes dans la nature (on cite souvent le cas de la croissance invasive du nénuphar doublant sa surface chaque année), mais se trouve nécessairement limité à partir d'un certain moment par la raréfaction des ressources (dans le cas du nénuphar, la taille de l'étang). Or dans le cas d'un phénomène artificiel, la question de la raréfaction des ressources se pose différemment. On peut en effet repousser les limites sur différents plans (par exemple, concernant l'informatique, sur le plan microscopique, soit vers l'infiniment petit, avec un travail sur les microprocesseurs, sur le plan énergétique avec les data centers, sur le plan du temps avec l'accélération de la fréquence d'horloge, ou sur le plan de la programmation (déduplication des données, algorithmes de compression). On peut même envisager de changer complètement de paradigme en choisissant un support technologique différent (nano-technologies), voire en réinscrivant la quasi-totalité du monde à l'intérieur d'une matrice numérique échappant définitivement aux déterminations physiques (hypothèse futuro-mystique de Greg Egan dans La cité des permutants).

Une croissance exponentielle durable n'est pas envisageable par l'homme, dont l'horizon perceptuel se limite, dans le temps comme dans l'espace, à un intervalle de quelques ordres de grandeur. On rappellera à ce sujet la colère légendaire du roi Belkib, incapable d'accéder à la requête de l'inventeur du jeu d'échecs ayant demandé, en échange de sa création, de le rémunérer d'un grain de riz multiplié par deux pour chaque case de l'échiquier (requête en apparence modeste dans sa formulation, mais correspondant en réalité à quelques centaines de milliards de tonnes). D'une certaine manière, nous en sommes un peu là aujourd'hui. Et c'est dans l'urgence que, face à un phénomène qui présente toutes les caractéristiques d'une croissance incompréhensible pour elle, l'humanité va devoir se (re)-définir radicalement, au risque de disparaître.




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