Jusqu'où collaborer ?

III – Morale et collaboration

C - Les positions envisageables

1 - La voie philanthropique

Une fois que le diagnostic est posé (et c'est en général la phase la plus consensuelle), il reste à examiner les pistes de solution qu'on pourrait envisager pour améliorer la situation. Dans le cas présent et compte tenu de l'immensité du problème abordé (car c'est la totalité du système qui est en question), ces pistes sont nombreuses, complexes, et en partie contradictoires. Elles se répartissent sur tout le continuum qui va de l'acceptation du système tel qu'il est (stoïcisme maximal) au plus grand désir de changement (la révolution), en passant par les habituelles propositions réformistes, dont les limites sont souvent mal comprises.

Parce qu'il faut bien commencer d'un côté, et que celui-ci est le moins violent, commençons par examiner le cas des voies de l'acceptation du système. Dans un tel cas, on ne renonce pas au credo libéral qui considère que la société ouverte et tolérante des échanges maximisés est aussi une société du moindre mal .

Comme Jean-Claude Michéa le rappelle, le projet originel du libéralisme consistait à construire une société distinguant nettement la morale (privée) des activités économiques. Il s'agissait principalement d'empêcher l'intégrisme religieux de pousser à la guerre, le monde du doux commerce étant supposé plus pacifique et prospère que celui des affrontements idéologiques.

Une telle vision continue d'imprégner profondément la pensée occidentale. Même si les libéraux modérés admettent par honnêteté intellectuelle les défauts de leur modèle, ils persistent à penser qu'il s'agit du moins mauvais (affirmation qui devient de plus en plus difficile à confirmer ou à infirmer du fait de la disparition des systèmes concurrents; on se situe dès lors de plus en plus dans le domaine de la profession de foi pure et simple; et même dans la très paradoxale situation d'une profession de foi implicite). Toutefois et bien qu'ils considèrent comme illusoire ou dangereux de vouloir changer de système, ils ne considèrent pas non plus que la société moderne soit idéale à tout point de vue. "Moins mauvais" ne veut pas dire "parfait". Le système produit certains effets néfastes qu'il est souhaitable de corriger, mais sans changer le système lui-même.

C'est une telle approche qui donne naissance au courant philanthropique. Dans ce cas de figure, il importe moins en effet de changer le système en profondeur que de chercher à en corriger certaines conséquences nuisibles, en se concentrant sur les symptômes plutôt que sur les causes. On cherchera par exemple à combattre l'analphabétisme ou la maladie, sans pour autant avoir pour projet de changer les mécanismes économiques qui, produisant des inégalités trop importantes, constituent le terreau de ces difficultés. Le modèle archétypal de cette démarche est celui des fondations charitables, par exemple celle de Bill et Melinda Gates.

Il existe sans doute un arrière-plan de culture religieuse à ce type de démarche. On peut difficilement ne pas songer, par exemple, à la Parabole des talents qui a inspiré beaucoup de Chrétiens, en particulier protestants.

Cette parabole est souvent présentée d'une manière superficielle. Il s'agirait simplement, dans l'acception la plus courante, de considérer qu'il faut rendre à la Vie/au Monde ce qu'on a reçu. Lorsqu'on naît avec un certains nombres de dons à propos desquels on n'a nul mérite, il serait immoral de ne pas exploiter ces dons au service de la collectivité.

Une telle présentation est correcte, mais peut-être insuffisante. Dans la parabole telle qu'elle est rappelée par saint Matthieu, il y a trois serviteurs qui reçoivent des talents de leur maître à mesure de leurs capacités. Le maître part en voyage puis revient, et observe que celui qui a reçu le plus de talents les a fait fructifier, alors que celui qui en a reçu moins les a simplement conservés sans rien y changer, de peur de faire quelque chose de mal. C'est alors le premier qui est récompensé, et le second qui est châtié.

Au départ, cette conclusion semble contre-intuitive. Puisque l'un des messages principaux du Christ consiste en les bienfaits du partage et en la charité avec les pauvres, on pourrait penser que c'est le contraire qui devrait se produire: le maître devrait prendre au mieux loti pour donner au moins bien loti, selon un principe de redistribution.

Puisque c'est le contraire qui se produit, que pouvons-nous en déduire? Tout simplement que l'inégalité, si elle n'est pas souhaitable en soi, est un problème moins important que l'oisiveté, la paresse, la crainte ou l'inaction. Ce qui importe selon cette parabole, c'est d'agir; d'agir sans crainte et sans relâche, de manière à faire fructifier ce qu'on a reçu. C'est cette action confiante que le maître attend de ses serviteurs.

Il faut noter que le dernier serviteur n'est pas particulièrement paresseux: il est simplement craintif, il a peur de déplaire. Et c'est en se laissant aller à cette peur qu'il finit par déplaire réellement.

Cette parabole constitue une apologie de l'action et de la foi. Il n'est pas demandé aux serviteurs de comprendre l'ensemble des tenants et aboutissants de leur action. Il ne leur est pas demandé de faire preuve de sagesse morale. Il leur est seulement demandé de faire quelque chose plutôt que de ne rien faire de manière à ne pas gâcher la vie/les talents que Dieu/leur maître leur a donnés.

Elle se situe de ce fait à la base de l'éthique protestante du capitalisme. Parfaitement compatible avec la théorie de la grâce, elle enseigne que le rôle du croyant n'est pas tant de faire preuve de discernement, mais de rendre grâce à Dieu en agissant sans crainte et sans limite, pour ainsi dire sans que le sens de cette action ne pose problème (les voies du Seigneur étant de toute manière impénétrables).

Dès lors qu'un entrepreneur à connu le succès (comme Bill Gates), il convient qu'il continue son action. Et lorsqu'il a développé son action au maximum dans un champ donné (Microsoft jouissant d'un quasi-monopole sur ses métiers de base, les systèmes d'exploitation et la bureautique), il convient d'être encore actif dans un autre domaine. Ce qui serait répréhensible serait de s'arrêter, et de n'avoir plus de perspective que de consommation et de jouissance.

D'une certaine manière, une telle approche peut être considérée comme plus modeste que celle de certains moralistes d'inspiration catholique ou athée, qui estiment qu'il faut passer plus de temps dans la délibération morale, et moins dans l'action. Les protestants, convaincus d'avoir reçu la grâce ou de ne pas l'avoir, remettent en quelque sorte à Dieu la charge de donner un sens à leur action. Il y a derrière l'acceptation du système la marque d'une forme d'humilité: on ne prétend pas comprendre tout ce qui se passe, on suppose en outre que personne sur terre n’est en mesure à la fois de l’expliquer, mais on fait l'hypothèse que la dynamique de ce système est bonne et stable, et que ce serait péché prométhéen que de vouloir la corriger de notre point de vue imparfait. On accepte les avantages et les inconvénients de la situation.

Dans un tel cas de figure on peut faire ce qu’on veut dans les limites de la loi et des normes sociales communément admises : par exemple on peut envisager une carrière dans l’audit ou le conseil ; ou faire de l’analyse technique en bourse, en observant que X1 varie avec Y2 sans chercher à comprendre pourquoi, mais en se rendant à l’hypothèse de la main invisible (et en acceptant l’idée que si un jour, la loi ne fonctionne plus, on n’aura rien à y redire : on se contentera à nouveau de le constater, puisqu'on s'en remet à une approche empiriste, non théorique, du monde).

Une telle attitude peut aller jusqu'à une forme de désinhibition morale : on considère que le rôle de l'éthique est tenu par le droit (on peut en outre raffiner en considérant que le droit est défini indirectement par tous en démocratie), et donc on n’a aucun scrupule à maximiser son profit personnel tant qu'on reste dans ce cadre.

Il s'agit d'une voie plus modeste mais plus irresponsable aussi. Car la limite d'une telle démarche est évidente: si on suppose que l'action A et l'action B peuvent avoir des conséquences importantes, il paraît logique de vouloir les comparer (entre autres d'un point de vue moral) avant de s'engager dans l'une ou l'autre. On ne peut tout de même pas faire n'importe quoi sous prétexte que la parabole des talents invite à l'action. Et malgré notre incapacité à connaître l'ensemble des chaînes causales qui risquent de résulter de notre choix, ces chaînes peuvent être à ce point divergentes qu'on peut au moins essayer de le faire. Car en définitive, en réduisant notre vie à une seule action de petite envergure, mais dont on est sûr qu'elle est bonne, on peut très bien obtenir au final un solde bien/mal (pour parler comme les utilitaristes) faible mais positif, et se montrer ainsi moralement plus efficace que quelqu'un qui aurait agi à une échelle cent ou mille fois plus importante, mais dont le solde risquerait d'être négatif par impossibilité de discernement à une si grande échelle.

La figure de l'entrepreneur philanthrope américain s'opposerait alors diamétralement à celle du moine bouddhiste tibétain ayant consacré presque entièrement sa vie à la méditation et aux prières, mais ayant su donner un jour un conseil avisé à un voyageur de passage.

Car la difficulté du philanthrope, c'est encore de savoir comment arbitrer ses actions de bienfaisance. Faut-il donner aux lépreux ou aux pestiférés? Aux sourds ou aux aveugles? Faut-il améliorer les conditions éducatives avant les conditions sanitaires ou l'inverse? Faut-il sauver aujourd'hui des enfants qui n'auront pas à manger demain? Prétendre que cela n'a pas d'importance est faux: il ne fait pas de doute qu'il existe des priorités (médicales, sociales) mais ces priorités sont difficiles à connaître. Il s'agit au fond de questions techniques, et les meilleures intentions du monde ne permettent pas de trancher. Or si l'on part du principe que le système d'organisation libéral est le bon, on voit mal comment on pourrait procéder à une allocation des ressources qui soit meilleure que celle à laquelle il conduit. On aurait alors le choix entre ne rien faire (puisqu'on ne peut battre l'optimum) mais c'est contraire à l'éthique protestante, donner aléatoirement, ou vouloir modifier le système, mais on s'éloigne alors de la voie philanthropique pour s'aventurer sur les voies révolutionnaires ou réformistes.

Le philanthrope peut de ce point de vue être considéré comme l'allié objectif d'un système moralement critiquable. Il est en effet très difficile de s'en prendre aujourd'hui à Bill Gates, qui s'est engagé à donner des dizaines de milliards d'euros en oeuvres de charité. Qui peut en dire autant? Et pourtant, qui peut assurer au final que Bill Gates aura eu une contribution positive à l'histoire de l'humanité? Peut-être la situation de quasi-monopole qu'il a réussi à obtenir à son profit par sa malice commerciale et juridique a-t-elle fait perdre à l'humanité un temps précieux dans un domaine clé de l'organisation humaine. Qui peut le savoir? On peut simplement constater que Bill Gates a été quelqu'un de très puissant, que son action s'est écrite à grande échelle. Mais pour quel solde?

La fondation Bill et Melinda Gates fait elle aussi l'objet de critiques. Elle a en effet pour principe de n'utiliser pour les actions effectivement menées que les dividendes des placements qu'elle entreprend dans des entreprises privées. Ces entreprises sont sélectionnées sur le critère du rendement, non sur celui du comportement éthique. Ceci a eu pour conséquence qu'il est arrivé que la fondation soigne des enfants malades d'une pollution créée par des entreprises dont elle était actionnaire... On retrouve là toute la difficulté d'une voie qui consiste à porter son attention sur le traitement des conséquences d'un système et non sur son fonctionnement lui-même. Non critique et non réformiste, on peut dire que cette voie incite à éluder la responsabilité morale des acteurs, et qu'une grande partie des oeuvres qu'elle rend possibles risque d'être autant d'efforts faits dans une mauvaise direction.


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