Jusqu'où collaborer ?

II – Les difficultés de la prescription morale



Concernant la prescription morale, il y a deux aspects :
  • La dimension théorique qui définit les principes généraux à appliquer dans tous les cas de figure
  • La dimension pratique qui définit les conditions de passage des principes précédents aux cas concrets, contingents et imparfaits, qui se présentent dans la vie réelle

  • A - Morale pure

    Une réflexion sur les règles théoriques à appliquer pour savoir quoi faire amène trois questions liminaires :
  • La définition de ce qui est possible
  • La définition de ce qu’on peut connaître
  • La définition des principes d’action auxquels souscrire
  • 1 – Que peut-on faire ?

    L'une des premières remarques de bon sens, quand on s'éveille à la question morale, consiste à limiter le champ de son introspection à l'ordre du possible. Il n'est guère utile en effet de s'intéresser à la question de savoir s'il serait moralement fondé de coloniser le soleil ou de ressusciter les Incas, à partir du moment ou cela est de toute manière impossible à réaliser. Il est préférable de consacrer son énergie à des questions plus vraisemblables, à des cas plus probables. On peut condenser ce constat dans la règle suivante: le champ du souhaitable étant surdéterminé par celui du possible, attachons-nous d'abord à définir ce dernier.

    La question morale doit donc être précédée par une question en apparence plus simple: que puis-je faire? Autrement dit quelle est l'étendue de mon pouvoir sur le monde ? Je peux sans doute voter, faire construire une maison, planter un arbre, avoir des enfants. Tout cela reste à l'échelle humaine, et c'est à cette échelle que se situent la plupart des choix moraux réels, ceux qu'on rencontre au quotidien et qu'on cherche à trancher de la façon la plus juste possible.

    Pourtant, si l'on réfléchit au delà de ces premières évidences, on s'aperçoit que le problème n'est pas si simple. En réalité, une conséquence en entraîne souvent une autre, puis une autre, et de fil en aiguille tout un ensemble d'événements, et de ce fait il n'est pas toujours possible de circonscrire précisément les conditions d'un choix moral. Une préférence fondée sur une analyse des premières conséquences pourra être mise en doute, voire contredite, par une analyse poussée plus loin. C'est bien pour cette raison que, comme le dit justement le dicton, l'enfer est pavé de bonnes intentions; et que, par voie de conséquence, la question morale est directement liée à la question du discernement, donc de l'intelligence, au sens de la compréhension étendue des liens entre phénomènes.

    Sans même parler de la valeur, positive ou négative, de certains effets, on peut aussi se tromper sur leur importance. Certains événements mineurs déclencheront plusieurs dizaines d'années plus tard des conséquences insoupçonnées. Et au contraire, certains phénomènes majeurs d'une époque sombreront contre toute attente dans l'oubli. Qui se souvient aujourd'hui de Pierre Decourcelle, cet auteur à succès né en 1856, qui employa jusqu'à 60 nègres à son service pour produire ces romans populaires qui tenaient la France en haleine? Trois années avant lui était né Van Gogh, qui connut une vie de misère et une mort anonyme. Un siècle plus tard, comme les choses ont changé!

    La surestimation comme la sous-estimation semblent également possibles. Peut-être l'ego incite-t-il silencieusement chacun à se croire plus important qu'il ne l'est en réalité. « Un peu de douleur, un peu de plaisir… Je ne lui aurai donné que cela… que cela… », constate à la fin du Blé en Herbe le héros de l'histoire, vexé de n'avoir pas davantage marqué de son empreinte sa jeune conquête. Mais l'inverse est possible aussi, et l'époque actuelle, caractérisée par l'omniprésence croissante du sentiment d'irresponsabilité, encourage peut-être à penser que nos actions individuelles n'ont en réalité aucune incidence sur le cours du monde. Les généralités sont souvent dangereuses, mais il semble que la montée de l'individualisme et la disparition corrolaire de la notion de sens collectif plaide en faveur de cette hypothèse.

    On peut alors tenter d'approcher la question par les extrêmes. Quel est l’être humain (de l’époque historique, disons depuis -5000) ayant eu le plus d’influence sur le monde ? On peut bien sûr penser aux artistes, aux scientifiques ou aux entrepreneurs, mais si l'on simplifie à la question binaire de la vie elle-même, et qu'on cherche à déterminer l'individu ayant directement affecté la naissance ou la mort d’autres hommes, que faudrait-il répondre? On peut attribuer à Hitler au moins 5 millions de morts (Shoah) et probablement beaucoup plus (responsabilité dans le déclenchement de la deuxième guerre mondiale), à Staline presque autant (l'Holodomor, par exemple, compterait 4M à 10M de victimes), à Mao peut-être plus (Grand bond en avant, de 15M à 30M de morts)... Ce serait oublier l'existence de nombreux individus plus importants que ces trois tyrans: les ancêtres communs de toute l'humanité.

    Symétriquement, le plus petit événement peut avoir des conséquences infinies. Le moindre lien sur Facebook, le moindre clic de souris même, peut avoir sa place dans la chaîne des phénomènes dépendants, et l’a effectivement le plus souvent, bien qu'on se puisse savoir exactement sous quelle forme. Dans l’exemple des automates cellulaires, une différence d’un pixel sur une trame 100x100 a presque toujours un effet ou bien nul, ou bien total, sur la descendance à n générations, les cas de nullité ne s’observant le plus souvent qu’en situation d’isolement ; or dans le monde réel presque rien n’est isolé, pas même une idée. Un lien Facebook, c’est non seulement la possibilité qu’il soit lu, mais de toute manière au moment même de sa création sa substitution à une autre activité, qui aurait elle aussi eu ou pu avoir des conséquences en chaîne.

    Certaines expériences de pensée peuvent aider à mieux comprendre les termes du problème. Par exemple, et si l'on avait à chaque fois le choix entre deux options possibles seulement:
  • Serait-il préférable d’avoir beaucoup d’influence sur la vie d’aujourd’hui, et aucune ensuite, ou l’inverse (en somme, faut-il préférer être Decourcelle ou Van Gogh)?
  • Serait-il préférable d'avoir dix enfants et un petit-enfant, ou un enfant et dix petits-enfants ?
  • Serit-il préférable de vivre toute sa vie dans l'erreur, et de s’apercevoir de celle-ci à la fin, ou l’inverse ?
  • Ou, à l'échelle de l’humanité : vaut-il mieux que le monde vive bien pendant cinq générations puis disparaisse, ou l’inverse ?


  • De telles questions ne sont jamais faciles à trancher, et en définitive elles ne font souvent que repousser plus loin le problème de la connaissance des conséquences. En effet, on ne peut guère choisir de privilégier la génération de ses enfants ou de ses petits-enfants sans savoir ce que chacun va lui-même faire de sa vie...

    Il faut admettre que la difficulté de la connaissance des conséquences possibles, qui pourrait inhiber le choix moral, est aussi la raison qui justifie l'effort de discernement qui doit le caractériser. Car si chacun connaissait la totalité des états finaux du monde consécutifs à l'action entreprise, il n'y aurait plus vraiment de place pour le dilemme, le choix pouvant alors se faire sur un mode automatique. Ce n'est donc pas tant la perfection du monde que son intérêt qui est ici en jeu. On renverra ici à l'excellente nouvelle de Dino Buzzati "La chute du Saint" pour la description d'une situation montrant à quel point le paradis peut être lassant, et comment les Saints qui l'habitent peuvent en venir à préférer l'imperfection terrestre, à cause de l'incertitude qui l'accompagne.

    Dans ces conditions, à la question « que faire ? », l'homme prudent peut d'abord être tenté de répondre : « avant tout, pas grand-chose, pour ne pas faire trop de mal; cela présente au moins l'avantage de limiter la casse en cas d'erreur ». On retrouve ici le principe de modération cher aux sagesses traditionnelles : in medio stat virtus. Lorsque j'étais plus jeune, je n'aimais pas le Président Mitterrand. Le jugeant surfait et vaniteux, je me consolais en pensant que sans rien faire, j'atteindrais peut-être un meilleur bilan en fin de vie. En effet, mon avis était que son bilan serait globalement négatif, et ceci, sur une grande échelle. Il suffisait dès lors de se cantonner à l'inaction pour présenter un meilleur résultat global.

    On laissera à chacun la liberté de juger en son âme et conscience du bilan de François Mitterrand, et l'on pourrait répéter l'opération pour tous les grands hommes, y compris dans le domaine économique, le cas de Bill Gates étant peut-être plus parlant pour la jeune génération. Mais le problème reste le même. Faut-il voir dans l'homme de Seattle un accélérateur ou un frein du progrès ? Les moins bien informés le considèrent comme un informaticien génial et un as de l'innovation. La plupart des hackers pensent exactement le contraire, et savent que l'essentiel de son succès s'est construit sur un contrat commercial habilement négocié davantage que sur la qualité intrinsèque de ses produits. Quant à l'aspect philanthropique de son parcours, là aussi les deux lectures s'affrontent: bienfaiteur pour les uns, il passe auprès de certains autres pour le vecteur actif d'une forme d'impérialisme libéral...

    Nous ne pourrons jamais tirer ce genre d'affaires au clair, et c'est bien là où je veux en venir: en vérité, chacun d'entre nous, quelque modeste que soit sa contribution, joue sans doute un rôle irremplaçable dans la matrice des causes et des effets. Dès lors, le problème n'est plus tant de juger de l'ampleur de cette contribution, mais plutôt de son sens: le monde auquel elle amène, radicalement différent de ce qu'il aurait été en son absence, doit-il être considéré comme meilleur, ou pire, que celui-ci? Et si on a le choix entre deux actions, l'une de petite échelle mais dont on peut être assez sûr des conséquences positives immédiates, et l'autre de grande échelle mais aux conséquences difficiles à connaître, la sagesse recommande sans doute de préférer la première, pour autant que ce soit la prudence, et non la paresse, qui dicte ce choix.


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