Jusqu'où collaborer ?

III – Morale et collaboration

C - Les positions envisageables

2 - La voie réformiste

La deuxième grande famille de solutions peut être regroupée derrière le mot de "réforme". Il ne s'agit pas de provoquer ou attendre un changement brutal de système, mais d'oeuvrer à son évolution progressive. Cette famille est à la fois la plus vaste, la plus floue, et la plus en vogue, ces différentes caractéristiques n'étant pas sans rapport les unes avec les autres.

Le principal argument en faveur d'un tel choix est peut-être de nature philosophique. Comme le dit le proverbe, in medio stat virtus (la vertu est au centre, autrement dit dans le compromis). La révolution peut avoir une bonne image auprès des âmes passionnées ou lyriques, mais l'histoire enseigne qu'elle est souvent sanglante et porteuse de guerres civiles et militaires. La réforme au contraire est plus lente et relativement indolore.

Le principal argument contre la voie de la réforme est au contraire contingent. Il tient au fait que, si la réforme est peut-être préférable à la révolution en général comme mode de transformation des sociétés, ceci n'est pas forcément vrai dans le cas particulier qui nous préoccupe. Pour les raisons évoquées plus haut, notre société libérale et individualiste, avatar achevé de la société ouverte décrite par Popper et Hayek, ne peut pas être réformée; Ou plutôt elle peut l'être en permanence de manière superficielle, sans qu'on change jamais rien au fondement qui en fixe les limites. Si bien que les nombreuses tentatives mises en avant pour justifier les évolutions concertées, changements continus, améliorations incrémentales, etc, dans ce qu'ils auraient à la fois de plus incontestable, de plus souhaitable et de plus inévitable, masquent toujours la contrepartie logique de leur réalisation: l'absence de réflexion sur une alternative radicale au système. Il en est ainsi de la construction européenne, de l'expansion de la démocratie, de la montée du festif, de la signature des chartes de développement durable, de l'acclamation des gouvernances participatives, en un mot du progrès, mot redoutable tant il est devenu tautologique, en ce sens qu'un progrès est toujours considéré comme désirable même si l'on ne désigne pas ce vers quoi l'on progresse, ou qu'on en esquisse simplement les aspects positifs en ignorant qu'en bonne logique, l'évolution d'un système amène toujours des conséquences multiples qui ne peuvent se comprendre que les unes par rapport aux autres.

Face à un courant d'idées ou un type de comportements donnés, ce qui signale sans ambiguïté qu'on a affaire à une évolution de type réformiste est le caractère confus de sa manifestation, qui tend à associer toutes ses conséquences en un seul effet, souvent flou et mal mesuré, considéré comme souhaitable, et à omettre d'identifier les différentes options alternatives.

En économie, un exemple en est donné par l'intégration monétaire européenne. Une fois la devise commune mise en place, on a considéré qu'elle ne pouvait plus évoluer que progressivement, et dans le sens de l'expansion. Un nouveau pays pouvait occasionnellement intégrer la zone, la banque centrale européenne pouvait émettre davantage de monnaie, l'évolution ne pouvait se faire que par augmentation. En revanche, que la Grèce, par exemple, menace de revenir à la drachme ne pouvait être envisagé: aucun scénario ne pouvait l'imaginer, aucune prévision l'admettre. C'était, dans une optique réformiste, impensable dans tous les sens du terme.

La voie réformiste est souvent associée publiquement à l'expression d'une indignation destinée à faire bouger les choses. Ce genre de manifestation constitue le signe certain qu'on à affaire à un courant réformiste et non révolutionnaire, surtout quand il s'exprime de manière vague et générale comme dans l'indigent opuscule de Stéphane Hessel (Indignez-vous!) porté aux nues en 2010. En général, les révolutionnaires ne s'indignent pas publiquement, ils prennent le pouvoir sans compromis. C'est d'ailleurs ce qui permet de comprendre qu'en France, le NPA (Nouveau Parti Anticapitaliste) n'est pas un parti révolutionnaire: ayant choisi la manifestation comme mode d'action et le porte-voix comme emblème, le NPA a clairement choisi d'aboyer sans mordre, donc de s'indigner sans agir. Il est donc logique que le Parti Socialiste, réformiste, ne l'exclue pas des discussions dans les négociations sur le rassemblement politique des forces de gauche [en particulier de 12’40 à 13'33].

L'indignation a ceci de commode pour ses pratiquants habituels qu'elle ne coûte pas cher et permet de s’acheter une conscience à bon compte, bien souvent sans prendre la peine d’examiner sa propre responsabilité, conformément ce que suggère la théorie du bouc émissaire. On préfère souvent s'indigner des autres, surtout dans des termes généraux, plutôt que d'examiner sa propre responsabilité dans le cours des choses. C'est là l'origine de l'insupportable mauvaise foi des Baby Boomers, génération exceptionnellement gâtée par l'histoire, et qui pourtant passe son temps à exiger toujours plus sans réaliser que ses caprices sont impossibles à généraliser aux autres générations et aux autres peuples, adoptant en cela et en toute mauvaise foi une attitude absolument anti-kantienne [en particulier de 0’00 à 4'40]. Il ne faut pas oublier qu'à partir d'un certain niveau d'activisme naïf, les rebellocrates, comme les qualifiait Philippe Muray, se mettent à intégrer le Spectacle, et même le Festif (toujours au sens de Muray). Les officines du pouvoir n'ont aucune difficulté à s'appuyer sur les idiots utiles de la protestation. Il s'agit de les inviter (et ensuite de les cantonner) à l’indignation pour les neutraliser ; deuxièmement, les indignés les plus véhéments ont souvent pour effet de noyer les signaux significatifs d’une critique construite; enfin, relativement ouverts et peu structurés dans leurs discours comme dans leurs alliances, ils prêtent le flanc à d'éventuelles opérations sous faux drapeau qui les décrédibiserait instantanément aux yeux de l'opinion s'ils venaient à représenter un contre-pouvoir réel (bien avant leur existence, Sun Tzu envisageait déjà la propagande comme stratégie de manipulation et de combat efficace). Ils sont donc condamnés à se donner (et parfois obtenir en raison de leur pouvoir médiatique) une image avantageuse sans avoir aucun effet réel sur le cours des choses.

Il est de ce point de vue amusant de noter à quel point le « changement » est présent dans les discours politiques de ceux qui, ensuite, ne font que subir le contexte. S'agit-il de l'application de la formule de Cocteau « Puisque ces mystères me dépassent, feignons d'en être l'organisateur »? Ou doit-on avec un peu plus de cynisme y voir une occasion de songer à ce mot de Bossuet « Dieu rit de ceux qui déplorent les effets de ce dont ils chérissent les causes »?

Dans l'ordre commercial, le courant réformiste est par exemple illustré par les modes successives de l'entreprise citoyenne, du développement durable, de la responsabilité globale ou de la RSE (Responsabilité Sociale de l'Entreprise). Dans le développement qui suit, nous concentrerons notre analyse sur cette dernière (la RSE) pour des raisons de lisibilité, sachant que celle-ci pourrait tout aussi bien s'appliquer à n'importe lequel des autres avatars cité.

Pour comprendre de quoi il s'agit, on peut se référer aux innombrables textes disponibles sur internet. La RSE étant devenue l'un des objets de communication favoris des grandes entreprises, les sources ne manquent pas. Nous proposons pour mémoire deux exemples assez représentatifs de la tendance générale ici (Journal des Grandes Ecoles n°60, p 36 et 37) et (Audencia Magazine Hiver 2008) [pages 11 à 17].

Quelques unes des premières caractéristiques de ces différentes modes pourraient susciter la méfiance des plus sceptiques:
  • Elles se présentent d'emblée au nom du Bien, et annulent en cela toute velléité critique, si bien que les parties prenantes se divisent en général en deux parties: une minorité enthousiaste, une majorité indifférente; personne ne sachant trop comment formaliser une opposition. Rappelons à ce sujet que selon Lytta Basset, le contraire du mal, ce n'est pas le bien, c'est le sens. L'annulation de la critique (obtenue ici non pas par affrontement, mais par dilution) fait en effet partie du programme de tous les totalitarismes, religieux ou politiques.
  • Elles sont souvent promues par les entreprises les plus grandes, les plus dominantes et les plus rentables, donc par les acteurs les plus puissants du monde libéral dont elles se présentent pourtant comme une alternative.
  • Elles constituent (d'ailleurs ouvertement) un objet de communication autant ou davantage qu'un champ d'action, ravivant la suspicion qu'on pouvait autrefois entretenir à l'endroit des faux dévôts. On pourrait dire que pour inverser la devise de Tartufe "ce n'est pas pécher que pécher en silence", "ce n'est pas être vertueux que de n'être vertueux que pour en faire la publicité".

    Pour structurer la démarche critique vis-à-vis de la RSE, il convient d'abord de définir les termes utilisés, et en particulier celui de loi.

    La loi peut être de plusieurs ordres: on peut citer l'ordre naturel (lois physiques), l'ordre religieux/divin (les dix commandements), l'ordre éthique (la loi morale), l'ordre juridique (les codes légaux).

    Il n'y a évidemment pas lieu de se vanter d'obéir aux lois naturelles, ni aux règles juridiques. On imagine mal quelqu'un tirer une quelconque fierté du fait d'être un individu pesant (loi de la gravité), ou d'avoir une température de 37°C (loi biologique); pas plus que de payer ses impôts ou de respecter le code de la route, puisque ceci se fait en définitive sous contrainte autant que par choix (rappelons que la loi s'impose à tous, qu'on l'ait soi-même décidé ou non, y compris par la contrainte en cas de nécessité -c'est la définition même de la notion de monopole de la violence théorisée par Weber).

    Logiquement donc, la RSE se définit par les actions entreprises qui vont au-delà de la loi (au sens juridique, et au sens naturel aussi mais cela va sans dire), c'est-à-dire qui relèvent potentiellement de l'ordre éthique (on ne parlera pas de l'ordre religieux, puisque la plus grande partie des échanges économiques se produisent au sein d'un modèle de relations sécularisé).

    Les actions listées dans le cadre de la RSE sont donc celles que les agents économiques visés (les entreprises) sont libres de faire ou de ne pas faire. Au sein de ce champ de possibles (qu'on peut se représenter comme étant en quelque sorte les règles du jeu commercial), l'objectif principal qui est fixé aux entreprises (qui en sont les joueurs et non les arbitres) est de satisfaire les actionnaires. Cette règle fondamentale dérive de la structure de pouvoir des organisations: les actionnaires détiennent le pouvoir de nommer les instances exécutives qui dirigent l'organisation, ils en sont donc les chefs suprêmes (même si pendant la durée de leur mandat, les dirigeants peuvent disposer d'une certaine marge de manoeuvre, nous y reviendrons plus loin). Il existe certes d'autres parties prenantes que les actionnaires, dotées d'un certain pouvoir par le Droit (salariés, syndicats), mais dans l'idéal libéral vers lequel la société ouverte tend à évoluer, l'entreprise n'est jamais considérée que comme un "noeud de contrats" dont le contrôle ultime, fixé par le Droit, échoit aux actionnaires.

    Les actionnaires ne sont pas tenus de tous suivre le même objectif. Certains s'interdisent d'investir sur des types d'activités considérés comme nuisibles. D'autres recherchent un profit limité, mais à long terme (logique d'investissement classique, qu'on peut voir voir positivement comme une gestion financière en bon père de famille, ou négativement comme l'établissement d'une rente). La tendance récente justement critiquée de retour sur investissement rapide (en gros l'attente de rendements supérieurs à 3 ou 4%) résulte principalement de la fluidification des marchés devenus trop liquides. Les transactions sur les marchés financiers étant devenues très nombreuses, et principalement automatiques (émergence du trading à haute fréquence), la machine boursière a eu tendance à s'emballer de la même manière que se serait emballé un moteur trop lubrifié. Les mécaniciens savent qu'il est important d'adapter le degré de viscosité de leurs huiles aux performances d'un moteur, il serait temps que les économistes apprennent à faire preuve du même savoir-faire.

    Il est d'ailleurs faux de prétendre que des agents économiques à la seule recherche de leur profit seraient incapables d'adopter une logique de projet à long voire à très long terme, autrement dit de développement durable. En effet le temps, tout autant que le risque et le rendement, constitue une donnée de base de la finance. Les capitalistes les plus purs admettent parfaitement la notion de profit différé, c'est d'ailleurs là le sens même de la notion de rente. C'est la raison pour laquelle certaines des entreprises humaines les plus considérables, s'étant échelonnées sur des dizaines d'années, ont pu fonctionner sur la base d'un financement privé: le creusement du canal de Suez, le tunnel sous la Manche, etc. Il est dans la nature des entreprises de se développer, et dans la nature de la finance d'échelonner ce développement dans le temps à toutes les échelles. Ce qu'on appelle habituellement le développement durable ne constitue donc en rien une condition nécessaire du développement durable des activités privées, lequel se suffit amplement des mécanismes libéraux déjà en place.

    Maintenant, si l'on entend par développement durable le maintien des conditions, en particulier écologiques, du développement économique, on voit mal en quoi cette problématique devrait être le fait de certaines entreprises en particulier: il s'agit d'un problème d'organisation collective qui suppose une réponse collective, c'est-à-dire réglementaire et juridique.

    Cependant, la montée de la cupidité des actionnaires est un fait (la cupidité étant ici définie non pas simplement comme la tentation d'un profit raisonnable, mais pour la démesure et l'urgence de cette tentation), et dans ces conditions la RSE a largement cherché à s'imposer en utilisant le levier financier, plus spécifiquement en tentant de promouvoir la stupide devise "ethics pays". Il convient ici de démonter méthodiquement cette devise.

    Si on la traduit mot à mot, celle-ci signifie: "l'éthique rapporte" (avec une forte connotation signifiant "rapporte de l'argent"). On pourrait tenter de la rapprocher de plusieurs autres considérations:

    D'abord, la logique qui consiste à dire "Dieu vous le rendra", c'est-à-dire l'hypothèse d'un "retour sur investissement" d'ordre divin. C'est une sorte de calcul à la pari de Pascal, totalement incompatible avec l'arithmétique économique habituelle qui postule que le calcul d'utilité doit se faire par intégration des plaisirs et déplaisirs mesurables. Or dans le pari de Pascal (dont on ne sait jamais trop s'il faut le prendre au premier degré ou comme simple métaphore) le bénéfice espéré dans l'au-delà est réputé incommensurable avec ceux qu'on peut poursuivre dans la vie sur terre. Autrement dit rien sur terre, pas même une vie entière de plaisir maximum, ne peut se comparer à l'éternité au paradis. On sort clairement là d'une appréciation objective pour entrer de plain pied dans l'ordre de la spéculation métaphysique (ce que Pascal revendique au demeurant), ce qui n'a guère de place dans le calcul économique des agents privés en système libéral.

    Le plus souvent, "ethics pays" est donc une maxime à prendre au premier degré. L'éthique rapporterait ici-bas, c'est-à-dire qu'il serait rentable d'être moral, que faire le bien serait un bon calcul sur le plan économique. C'est souvent dans ce sens que la RSE tente désormais de développer son champ d'action au sein des entreprises. On ne compte plus les études visant à mettre en évidence un lien entre RSE et rentabilité, dont la plupart concluent que ce lien existe bel et bien, en omettant souvent de s'interroger sérieusement sur le sens de la causalité. Peut-être sont-ce les entreprises les plus rentables qui entreprennent des actions de RSE (ne serait-ce que parce qu'elles en ont les moyens initiaux, et que toute action a tendance à se reproduire par mimétisme et habitude avec le temps) et non l'inverse.

    Notons à ce point que ce n'est pas ce que pensaient les premiers libéraux. Ou plutôt, une telle maxime représente-t-elle un renversement logique d'un de leur postulat, qui pourrait être taxé de paralogisme. Ce que pense Adam Smith et qui a été popularisé par la notion de main invisible, c'est qu'une forme de bien commun émerge involontairement et même inconsciemment du libre jeu des échanges entre agents égoïstes ("Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme.", Source: Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776). Si Adam Smith peut être considéré comme un moraliste, ce n'est pas parce qu'il a proposé d'intégrer la préoccupation éthique au calcul économique, mais précisément parce qu'il a fait l'inverse! Il a postulé l'existence d'une morale dont l'émergence transcenderait les volontés individuelles, et qui ne dépendrait donc pas d'elles. Dans une telle optique, il est faux de dire que l'éthique paye. C'est le contraire: c'est ce qui rapporte qui est éthique, parce que ce qui est rentable contribue au développement d'une société prospère, au niveau de bien-être supérieur. Nulle gloire à en tirer donc, puisque le bien moral est une sorte de conséquence involontaire, un produit dérivé, de conduites égoïstes nullement estimables en elles-mêmes sur le plan moral.

    Il suffit pourtant de raisonner sur la notion d'intérêt pour faire apparaître en pleine lumière la contradiction des défenseurs d'une RSE à vocation, même partiellement, utilitaire. Accepter l'idée que les entreprises n'adopteront un comportement donné que s'il est intéressé, c'est en effet accréditer l'idée (libérale) que le criterium moral n'a en définitive aucune importance: car ce qui caractérise le choix moral, c'est en effet la notion centrale de désintéressement. Kant l'a parfaitement expliqué, au travers de sa notion d'impératif catégorique. Obéir à la loi morale, c'est agir suivant des principes universaux (éthique de réciprocité), donc par définition sans tenir compte de son intérêt personnel.

    Or en général, les actions RSE mises en avant par les entreprises présentent un intérêt égoïste. Dans le cas des entreprises privées, il s'agit de favoriser la rentabilité, ou au moins de concilier morale, développement durable et rentabilité. C'est en ce sens que les entreprises sont encouragées à voir les choses par les spécialistes. Quelle que soit la mesure concernée (par exemple l'association avec une ONG), on peut mettre en avant un bénéfice en termes d'image client, d'adhésion des salariés au projet d'entreprise, des compétences à transférer, etc.

    On pourra rétorquer qu'il n'y a pas nécessairement contradiction entre les deux: une action peut à la fois être rentable et justifiée sur le plan moral. En effet. Mais dans ce cas il n'y a pas non plus de problème. Comme le dit le proverbe, il vaut mieux être riche et en bonne santé que pauvre et malade. Une fois que l'on a dit cela, on n'a rien dit. Le dilemme n'apparaît en effet que lorsqu'il y a contradiction. Ces contradictions ne sont pas systématiques bien sûr. Peut-être même ne sont-elles pas fréquentes, si l'on en croit le postulat libéral de la main invisible. Mais cependant il existe des cas où le calcul égoïste, même en restant dans le cadre du Droit, recommande une action contraire à la morale. Que faire alors? Trouver un compromis? Mais selon quel méta-ordre établir la pondération de l'un et de l'autre?

    Il est facile mais hypocrite de refuser le problème en adoptant une logique inclusive, qui prétend tout intégrer sans expliquer le mode opératoire de cette intégration. Prétendre par exemple qu'on peut "concilier performance économique, respect des salariés, protection de l'environnement et contribution au développement du territoire" sans expliquer comment cette intégration est possible, c'est au fond éviter le problème qu'on prétend résoudre.

    Je connais l'argument qui consiste à dire, par exemple, qu'il peut être intéressant d'entreprendre des actions de développement durable pour en tirer un bénéfice publicitaire. Fort bien. Dans ce cas, je pense qu'il faut contester la dimension éthique de la mesure: si celle-ci est prise en vertu de son intérêt et non pas pour sa valeur en elle-même, elle n'a pas de sens sur le plan éthique.

    Certains diront que le calcul d'utilité n'est pas toujours possible, et que dans ce cas la morale retrouve un espace d'expression en ce que, entre deux actions d'une utilité difficile à calculer mais voisines, le décideur qui opte pour l'action la plus morale fait preuve de sens éthique. Il s'agirait d'exploiter les « zones grises » correspondant à cet espace d'indifférence, dont l'existence suppose une forme d’inefficience au sein des organisations. Par exemple, un chef d'équipe ayant le choix de garder ou non dans son groupe une mère de famille inefficace mais pleine de bonne volonté et en situation précaire pourra le faire au motif que de toute manière, le rendement de son équipe n'est pas précisément mesuré.

    Reste que dans un tel cas l’entreprise en tant que personne morale n’est pas concernée, et faire croire qu'une entreprise est morale parce que les acteurs qui la composent sont animés d'une préoccupation éthique constitue une métonymie dangereuse. Selon la vulgate libérale elle-même, l’entreprise n’existe qu’en tant que « nœud de contrats » et lui prêter une conscience morale est erroné. Seules les parties prenantes individuelles de ce nœud de contrats (principalement salariés, clients et actionnaires individuels) peuvent avoir un comportement moral, en acceptant le cas échéant une baisse de revenus, de quantité ou de rendement qui leur cause un préjudice personnel face à une situation qu'ils jugeraient inacceptable sur le plan moral. La conscience individuelle constitue en effet le seul lieu valide de l'inspection, de la délibération et de l'arbitrage moraux. Or dans la situation évoquée, le choix moral reste hiérarchiquement subordonné à la décision économique, puisque ce n'est que lorsque le calcul économique est indifférent que l'ordre moral apparaît comme un recours. On se trouve alors, selon la terminologie d'André Comte Sponville, en plein défaut de barbarie.

    D'autre part, le métier du décideur en entreprise consiste précisément en partie à réduire les zones d'incertitude de manière à optimiser le fonctionnement économique de son organisation; c'est ce qu'on observe dans la montée en puissance des process, des audits, et des systèmes de contrôle en tout genre. Certes l'efficience parfaite n'est qu'un idéal économique abstrait qui ne sera jamais atteint. Comme le dit la maxime humoristique: “The more time you spend in reporting on what you are doing, the less time you have to do anything. Stability is achieved when you spend all your time doing nothing but reporting on the nothing you are doing.” Il n'en demeure pas moins qu'ont tendance à disparaitre les zones de pouvoir discrétionnaire, qu'on voit habituellement de manière négative, mais qui constituent aussi les seuls lieux possibles d'un choix fondé sur l'intime conviction plutôt que sur la justification externe ou la conformité aux normes.

    On entend aussi des arguments qu'on peut ranger dans la grande famille des "c'est toujours cela de pris". Si par exemple une entreprise rentable et polluante, qui reste cependant dans le cadre de la loi, donne une petite somme à une association écologique qui permet de sauver quelques oiseaux, on pourra dire qu'il vaut mieux cela que rien du tout, que les petits ruisseaux font les grandes rivières, etc. Je pense que cet argument est faux et dangereux. Car il est important de garder toujours à l'esprit la notion de proportionnalité, faute de quoi le risque est grand que les plus malfaisants se paient une vertu à bon compte, avec la complicité dangereuse des plus naïfs. Dans des domaines chargés d'émotion (écologie, misère sociale, éducation, médecine), l'exemple est souvent trompeur et le cas particulier non représentatif.

    Prenons un exemple simple: celui de l'augmentation des frais de scolarité dans certaines écoles et universités. C'est un phénomène de grande ampleur qui touche la France, mais aussi l'Angleterre, le Canada, et bien d'autres pays. La réalité est que les frais de scolarité augmentent en moyenne dans des proportions considérables: on a souvent affaire à un doublement en l'espace de quelques années. Ce changement brutal, inimaginable pour les autres postes de dépenses des ménages, est favorisé par le fait que les familles concernées changent. L'enseignement supérieur ne constitue pas un bien ou un service consommé régulièrement tout au long de sa vie, mais un passage unique, sans beaucoup d'éléments de comparaison historique. De surcroît, des familles souvent décomposées/recomposées peuvent difficilement présenter un front uni contre le phénomène. En outre, l'angoisse de l'avenir fait que le pari sur le diplôme reste un élément de conjuration, une rare source d'espoir pour laquelle même les plus modestes sont prêts à consentir des sacrifices. Toutefois, malgré ces facteurs favorables, l'augmentation est si vive que les ménages pourraient avoir tendance à se révolter, à partir d'un certain point les rapprochant dangereusement du risque d'insolvabilité. Que font alors la plupart des établissements concernés? Au lieu de prendre la mesure du problème dans sa dimension centrale, celle des classes moyennes, ils dévient le problème sur un cas particulier qu'ils peuvent traiter, celle des classes défavorisées. Concrètement: ils augmentent les bourses, et ils communiquent largement sur cette augmentation. Ce faisant ils ne réduisent nullement le problème. Au contraire: immunisés contre la critique globale par l'exercice de cette vertu particulière, ils ont le champ libre pour continuer le mouvement tendanciel d'augmentation. C'est exactement le mécanisme qui prévalait au temps des indulgences lorsqu'il s'agissait très précisément de s'acheter une vertu à bon compte dans l'objectif de s'exonérer de ses péchés.

    Dans le cas d'HEC en 2012, le directeur de l'établissement, Bernard Ramanantsoa [en particulier à partir de 7'00 à 7'44, plus 3'38 pour la version en ligne] interrogé sur France Inter, met en avant les 3 ME de bourses offertes (sur un budget de l’ordre de 118 ME), avec un taux de croissance supérieur à celui du budget. Cependant, un examen détaillé des comptes montre que les frais de scolarité, entre 2000 et 2010, ont augmenté d’environ 30%, soit au moins 20 ME. Il y a donc là une différence appréciable de 17 ME, près de 90% de l'ensemble de l'opération : on ne peut donc pas dire que l’effort des familles va diminuant, et le montant rétrocédé aux quelques étudiants les moins aisés est loin de compenser celui perçu sur les classes moyennes et aisées, de surcroît avec une expertise limitée en termes de redistribution et donc des risques de fraude de plus en plus évidents. Il s'agit donc bien pour l'institution de s'acheter à bon compte les arguments sophistes-types ("nous aidons ceux qui en ont le plus besoin", "certes c'est insuffisant mais c'est toujours cela de pris", "si vous n'êtes pas d'accord, allez le dire au pauvre étudiant Africain à qui nous venons d'offrir la totalité de la scolarité", etc) propres à annihiler toute approche sérieuse et désaffectivée du problème reposant sur un juste principe de proportionnalité.

    Il ne faut pas accepter l’argument bienpensant selon lequel même une action limitée est toujours bonne à prendre car il dénote une incompréhension globale : si une telle petite mesure a pour fonction de masquer l’essentiel du problème, elle est partie prenante de l’oppression.

    En vérité, rien ne peut permettre de dépasser l'opposition logique frontale entre le caractère axiologiquement neutre du libéralisme, et le caractère axiologiquement affirmé du choix moral: les échanges marchands encouragés par la société libérale sont d'autant moins pourvus de jugement de valeur moral qu'ils sont l'objet de calcul d'utilité. Les deux critères d'excluent, car on ne peut faire de la morale à moitié: un jugement moral peut être mesuré et tempéré par le bon sens, il gagne même en général à l'être, mais il ne peut être subordonné à un calcul intéressé: en d'autres termes, soit le criterium moral domine, soit il disparaît. Comme Kant l'explique, le choix moral s'ancrant dans l'absolu de l'impératif catégorique, il ne peut logiquement être le subordonné d'aucun autre choix.

    On pourrait alors dire qu'étant inscrite dans une logique d'utilité, la RSE ne permet certes aucunement d'améliorer le fonctionnement des entreprises d'un point de vue moral, mais qu'elle permet au moins de responsabiliser les parties prenantes en augmentant leur niveau d'information sur ces questions, voire en élevant leur niveau de conscience.

    Outre qu'une telle démarche est un peu péjorative pour les parties prenantes (puisqu'elle les suppose incapables de régler leur niveau d'éthique par elles-mêmes), ce serait oublier que la RSE a un coût qu'il convient en bonne logique libérale d'équilibrer par des bénéfices au moins égaux. Communiquer sur ses bonnes oeuvres, cela signifie mobiliser un certain nombre de personnes chargées de ces attributions, concevoir et diffuser les messages appropriés aux publics internes et externes à l'organisation. Cela signifie aussi, puisqu'il n'est pas question que le solde de la RSE soit négatif (principe d'utilité oblige), qu'il faut bien que la mise en avant des actions entreprises ait un effet réel (et non seulement une fonction d'élévation du niveau de conscience) sur les salariés, les clients, ou les autres partenaires des entreprises. Il s'agit donc bien d'instrumentaliser l'éthique au sens strict, c'est-à-dire d'en faire l'instrument, même partiel, de la rentabilité.

    Compte tenu de son caractère contradictoire, une telle évolution connaît évidemment des limites. Et d'ailleurs en termes tendanciels, il semble qu'on observe une évolution paraxodale : on parle de plus en plus de RSE, et cependant on semble y croire de moins en moins. Ce phénomène d’épuisement est comparable à celui qui est observable concernant l’indignation citoyenne, et l’indice suivant peut être relevé : lors de la publication de Indignez-vous par Hessel, tout le monde s’est enthousiasmé publiquement. Les commentaires étaient élogieux, le succès public au rendez-vous. Il s’est écoulé plusieurs mois avant que les langues ne se délient, et que certains commencent à dire leur irritation face au succès de cet essai creux et velléitaire. Les réponses pamphlétaires (J’y crois pas, Détrompez-vous) ont cependant fini par venir, et surtout l’ouvrage suivant de l’auteur (Engagez-vous), cosigné, dans la même veine bien-pensante, avec un jeune diplômé d'école de commerce a connu un naufrage éditorial (imprévisible) diamétralement opposé au succès (imprévisible également) du précédent. Il n'en reste pas moins qu'au bout du compte et malgré la faible qualité de l'ouvrage initial, c'est bien lui qui, à lui seul, a été cent fois plus vendu que les trois autres réunis. En somme même si la vérité finit par être dite au bout de quelques années, elle n'est pas de taille à constituer une alternative audible au message initial, quelle que soit la faiblesse conceptuelle de celui-ci.

    On peut aussi voir la RSE comme l'émergence d'un nouveau conformisme social visant à amener les entreprises à adopter un comportement plus éthique essentiellement par mimétisme. Dans toute morale appliquée, il y a en effet une dimension individuelle (le cas de conscience) et une dimension collective (les valeurs partagées, l'ethos). Certaines sociétés fonctionnent assez bien en insistant peu sur la dimension individuelle, mais en produisant un ensemble de comportements dignes et raisonnables simplement sur la base du conformisme naturel de l'homme. Une mythologie commune et des règles de fonctionnement assez strictes peuvent suffire à produire un tel résultat.

    Dans le cas des entreprises, une telle démarche prendrait la forme de la souscription à tous les labels/chartes permettant de se conformer à des règles non obligatoires (on se situe au delà de la loi) mais tout de même adoptées par un nombre variable d'autres acteurs économiques. Le risque est évidemment étant qu’en présence de labels, il émerge une forme de complaisance entre labelliseurs et labellisés, chacun ayant besoin des autres pour son propre développement. Dans le cas de secteurs d'activités particuliers, dans lesquels tous les spécialistes se connaissent, on peut vite avoir affaire à une forme de népotisme, les labelliseurs étant plus ou moins directement appointés par les labellisés. Dans le cas plus général, des labels peuvent émerger qui soient si vastes qu'ils en deviennent flous et ne débouchent que sur des déclarations d'intention et la publicité corollaire, mais rien de plus concret. C'est par exemple le cas du Global Compact (plus de 10000 signataires, mais très peu de conséquences réelles sur les choix des signataires).

    Certaines entreprises vont plus loin: plutôt que simplement souscrire aux labels, elles contribuent à les définir. Un cas exemplaire illustrant ce cas est celui de la marque Max Havelaar, qui partage son activité entre développement commercial interne, définition de règles communes et certification d'autres entreprises. Elle se définit donc précisément comme à la fois juge et partie. Voici comment certains justifient ce mélange des genres: « Selon la Fairtrade Labelling Organizations, les producteurs et les consommateurs sont les piliers de l’économie en général. La condition essentielle pour rendre cette économie plus humaine est qu’ils puissent définir ensemble, en concertation avec les autres parties prenantes, le système économique dans lequel ils souhaitent évoluer. La démarche de commerce équitable a donc pour but de créer une structure démocratique internationale par laquelle l’économie n’est plus soumise à une loi naturelle, mais à des règles dont les acteurs conviennent ensemble. » (source: Wikipedia, juin 2012).

    Cette confusion des rôles entre action et régulation ouvre la porte à la critique sous l'angle de la collusion. Ainsi, on « reproche notamment à Max Havelaar de redorer l'image d'entreprises telles que Nestlé ou McDonald, en étiquetant certains de leurs produits Max Havelaar. [On] reproche aussi à Max Havelaar le fait de s'être approprié le terme label, arguant qu'un label doit posséder une charte et un contrôle indépendants, et un agrément du Ministère de l'Agriculture [...] Selon Critiques et espoirs du commerce équitable, il est reproché à Max Havelaar de dépolitiser des problématiques (telles que l'inégalité nord/sud, le néo-colonialisme et la pauvreté), en faisant croire qu'il suffit de « consommer équitable » pour développer le tiers-monde, au lieu d'encourager à rejoindre la lutte politique, et de donner l'impression que capitalisme et équité sont compatibles ». (source: Wikipedia, juin 2012)

    C'est bien là le point crucial. A partir du moment où les acteurs du jeu tendent à en devenir les arbitres, les règles perdent de leur netteté. Au fond, dans la vision classique de l'économie, il appartient aux autorités (Etat, Organisation Mondiale du Commerce, etc) de fixer clairement les règles du jeu économique, et aux entreprises privées d'y participer en tant qu'acteurs de base. Si les règles semblent inadaptées, à cause de l'évolution du contexte technique ou social, et amènent la société à dériver dangereusement, c'est aux autorités publiques, donc en définitive à l'ordre politique et juridique, d'intervenir. Laisser croire que la régulation pourrait venir des acteurs eux-mêmes, c'est postuler l'émergence d'un nouveau pouvoir empêchant la guerre de tous contre tous, un Leviathan économique en quelque sorte. On voit mal quel pourraient être les relations entre ce nouveau pouvoir et le pouvoir politique supposé l'encadrer, face à l'évidence de la redondance de leurs attributions.

    Imagine-t-on par exemple Roger Federer et Rafael Nadal se mettre d'accord sur de nouvelles règles en cours de match, règles qui seraient ensuite applicables à Novak Djokovic et Andy Murray? Bien sûr que non. Un tel rôle échoit à la fédération internationale de tennis, qui gagne bien sûr à travailler en concertation avec l'association des joueurs professionnels, mais doit aussi garder la distance et l'autorité qui sied à une instance de régulation.

    La RSE a tout de même ceci de positif qu'elle décentralise la responsabilité des acteurs de l'économie, contribuant ainsi à mieux la faire correspondre à la norme sociale en vigueur. Elle repose sur la construction d'un consensus social conduisant à accepter collectivement un léger surcoût des biens et services en contrepartie de bénéfices en termes de destruction d’énergie fossile, d’emplois, de biodiversité, etc. Elle correspond en définitive à l'émergence d'une morale ascendante plutôt que descendante: les normes devant être produites par les acteurs de base et non par une élite autoritaire.

    Il n'en reste pas moins qu'il est sans doute aussi ringard de se réclamer de la responsabilité globale aujourd'hui que se proclamer entreprise citoyenne ou humaniste hier. L'évidence, d'ailleurs, du cycle de vie de ces modes n'est pas gênante en soi, puisque la vérité n'a pas plus de raisons de s'opposer aux modes que de s'y conformer. Mais elle devrait tout de même embarrasser les principaux intéressés, en mettant en évidence le caractère épisodique de ces passades, qui rend suspecte l'urgence de leur réalisation.

    Voici par exemple ce qu'écrivait ironiquement Michel Houellebecq à ce sujet: « Babette et Léa, s'avéra-t-il, travaillaient dans la même agence de com; pour l'essentiel, elles organisaient des événements. Des événements? Oui. Avec des acteurs institutionnels, ou des entreprises qui souhaitaient développer leur département mécénat. Il y avait sûrement du fric à ramasser, pensai-je. Oui et non. Maintenant les entreprises étaient plus axées «droits de l'homme», les investissements s'étaient ralentis. Enfin, ça allait tout de même. Je m'informai de leur salaire : il était bon. Il aurait pu être meilleur, mais il était bon. À peu près vingt-cinq fois celui d'un ouvrier des industries métallurgiques de Surat Thani. L'économie est un mystère. » (Plateforme)

    Un exemple entre mille: l'examen des rapports d'activité archivés montre que se proclamaient éthiques les principales banques qui se sont comportées de manière particulièrement contestable pendant la crise de 2008, en exerçant sur les Etats un chantage au blocage de l'économie conduisant à appauvrissement délibéré de pans entiers de la classe moyenne européenne et américaine, tout en maintenant un taux de profit considérable au bénéfice de leurs actionnaires.

    Si on prend le cas de la Société Générale, on observera par exemple que:
  • Elle a adhéré au Global Compact en 2003
  • Elle a adopté les principes de l'investissement socialement responsable en 2006
  • Elle a adopté les principes de l'Equateur en 2007 Ces données figurent dans le rapport annuel publié en mars 2008. Au même moment, la banque française annonçait une perte record de 7 milliards d'euros en grande partie liée à l'irresponsabilité managériale de la firme, ce qui n'empêchait pas son Président Daniel Bouton de quitter l'entreprise avec de substantielles compensations sans que les autorités (AMF, Ministère des finances) ne trouvent à y redire.

    De telles pratiques amènent évidemment les observateurs à douter du sens à prêter aux engagements sociaux et environnementaux des entreprises se réclamant de la RSE, voire à les considérer comme ouvertement faux. Tant que les labels restent aussi flous et peu contrôlés que ceux du Global Compact, par exemple, nul ne pourra empêcher les entreprises les plus puissantes de s'en réclamer sans que cela change nullement la conduite de leurs opérations. C'est là une limite évidente pour la RSE telle qu'elle se présente actuellement. Il ne suffit pas de se prévaloir publiquement du Bien ni de se répandre en déclarations d'intentions pour agir de manière morale: il faut s'en donner les moyens effectifs, significatifs en termes d'ordre de grandeur et accepter le principe d'un contrôle rigoureux des actions mises en place, toujours assorti d'éléments de calcul montrant en quelle proportion ces actions se font au-delà du minimum légal. C'est un peu le sens d'une action comme celle de Corpwatch. Mais quelle est la légitimité d'une telle structure, quelle est son audience en comparaison de celle de l'ONU qui parraine le Global Compact, et quelle est l'autorité qui pourrait l'empêcher de publier ce que bon lui semble, en cas de collusion avec les entreprises qu'elle prétend surveiller? On retrouve là les limites d'une approche émergente de la fixation des règles d'un jeu donné, et la nécessité de recourir en partie à une autorité indépendante et hiérarchiquement supérieure (celle du Droit, ultimement fondé sur le monopole de la violence de l'Etat), pour parvenir à contenir les désordres sociaux ou environnementaux potentiellement conséquences d'un fonctionnement trop libéral de l'économie. A défaut et pour parler comme les communistes d'autrefois, la RSE n'est autre que l'alliée objective du capitalisme le plus sauvage.

    Pour finir cette section sur une note positive, nous noterons qu'il ne faut toutefois pas être trop sévère avec les défenseurs de la RSE :

    - D’une part, la voie de la transparence, qui peut être vue comme le moyen d’une forme de totalitarisme, peut aussi être envisagée comme un estimable souci de franchise : le « neighbour watch », par exemple, peut être rapproché des pratiques de délation (comme pendant l’Occupation, ou dans 1984), mais peut aussi être considéré comme une forme de socialisation acceptable de certains principes de sécurité assez égalitaires. Il s'agit au fond d'une différence très profonde tenant au niveau de confiance qu'on place dans l'homme en tant que sujet moral. Si on repose sur une vision que nous appellerons continentale (inspirée par Platon, Kant et Descartes) qui consiste à faire confiance à l'individu délibérateur, on se méfiera des risques de tartufferie présentés par la généralisation de la RSE. Si au contraire on fait davantage confiance à l'ensemble du corps social pour faire émerger des normes morales plus justes -vision contractualiste anglo-saxonne inspirée par Locke et surtout Hobbes-, alors la RSE devient un instrument intermédiaire acceptable entre la souveraineté individuelle et la suprématie de l'Etat de Droit.

    - D’autre part, en particulier au niveau exécutif, les porteurs de la RSE sont en général sincères et acceptent des efforts sur eux-mêmes dans l’espoir d’améliorer la situation collective : il s’agit donc d’une forme d’altruisme respectable. Ce n'est souvent qu'au niveau le plus élevé, celui de la Direction Générale ou des services de communication, que la RSE fait l'objet d'une récupération ou d'une instrumentalisation. Les défenseurs de base de la RSE pourraient plutôt être vus comme des idiots utiles que comme des manipulateurs machiavéliques.

    Cependant la bonté n'est pas qu'une affaire de volonté. C'est aussi affaire de compétence: l'enfer est pavé de bonnes intentions, et puisque les plus grands stratèges politiques le savent (l'origine du concept d'idiot utile étant souvent attribuée à Lénine), il serait bon que tout sujet moral souhaitant intervenir sur les affaires du monde en prenne conscience avant de s'engager dans une action publique.


    Retour à la table des matières