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Conclusion

2 – Pour un stoïcisme du XXIème siècle

Si le Kantisme, qui a explicitement formalisé les termes de l'éthique de la réciprocité, constitue une excellente base pour poser les fondements d'une morale appliquée, il est également utile de rappeler ici l'existence d'un courant de pensée très ancien, dont la pertinence contemporaine ne fait aucun doute: le stoïcisme. L’approche d’Epictète, en particulier, hiérarchise parfaitement l’importance des questions philosophiques se posant à nous: « La question principale à laquelle tente de répondre la philosophie d’Épictète est de savoir comment il faut vivre sa vie. Face à cette première interrogation, tous les autres grands questionnements de la philosophie sont de peu d’importance à ses yeux. » (source Wikipédia, version juin 2012)

Epictète popularise ainsi la notion de mesure, et celle d'action à petite échelle, qui s'opposent par leur pragmatisme limité mais réel aux envolées théoriques, abstraites ou même lyriques des sophistes qui visent davantage à émouvoir ou convaincre qu'à énoncer des vérités pratiques et utiles. Selon lui, il ne faut s’intéresser, en termes d’action, qu’à ce sur quoi on a prise, et négliger ce qui est hors de notre portée: ni s'en réjouir, ni s'en attrister. Et c'est par la raison qu'on peut définir la ligne de partage entre ce qui est à notre portée et ce qui nous échappe.

Une actualisation du stoïcisme dans des termes modermes pourrait se révéler d’une grande puissance opératoire. Il existe en effet des possibilités d'application très concrètes de ses recommandations dans la vie quotidienne au XXIème siècle. Par exemple, si une analyse minutieuse de l'évolution des cours de bourse montre que ceux-ci suivent, pour autant qu'on puisse le déterminer, une course aléatoire, la conclusion pratique est qu'il faut donc s'en désintéresser. Y consacrer du temps et de l'attention revient à gâcher sa vie. Mais d'autres recommandations peuvent avoir un registre d'application beaucoup plus large. On peut citer en particulier les conseils suivants:
a - La frugalité
La règle consistant à limiter son action à la mesure de son discernement constitue un puissant frein à l'inflation des hautes rémunérations, qui font perdre de vue le sens de l’action qu’on peut mener avec l’argent gagné. Le stoïcisme appliqué à la micro-économie rejoint ici un Rawlsisme bien pensé. Devenir aussi riche que Bill Gates n'est plus un objectif souhaitable, mais au contraire une sorte de malédiction: car nul ne saurait administrer intelligemment une telle somme d'argent. Et celle-ci ne conduira pas non plus au bonheur de celui qui la possède.

Le principe de frugalité ou de modération, pourtant présent dans la plupart des traditions philosophiques sérieuses, a été malheureusement mis à mal en France par les délires bien peu kantiens de mai 1968, dont on observe encore aujourd'hui les conséquences sur la mentalité consumériste des générations qui ont suivi [en particulier à partir de 8’30]. Au lieu de conduire à la libération qu'elle promettait, cette crise de croissance a plutôt mené des classes sociales entières à l'aliénation marchande, donc bien loin de la sagesse recommandée par les anciens.
b - L'autonomie
Epictète enseigne aussi à ne pas dépendre des autres, ni pour construire ses succès, ni pour les blâmer de ses échecs. Quel contraste avec la situation actuelle, peuplée d'autant de profiteurs que de personnes qui tendent à se victimiser! Nous vivons en effet dans un monde où l'anonymat et la complexité économique constituent de puissants encouragements pour chacun à vivre aux dépens de tous les autres, plutôt que de chercher à produire plus qu'il ne consomme, dans une optique de générosité bien pensée. C'est exactement le contraire de ce que recommande le stoïque:
- « Accuser les autres de ses malheurs, cela est d'un ignorant ; n'en accuser que soi-même, cela est d'un homme qui commence à s'instruire ; et n'en accuser ni soi-même ni les autres, cela est d'un homme déjà instruit. » - Le manuel -
- « Souviens-toi donc que, si tu crois libres les choses qui de leur nature sont esclaves, et propres à toi celles qui dépendent d'autrui, tu rencontreras à chaque pas des obstacles, tu seras affligé, troublé, et tu te plaindras des dieux et des hommes. Au lieu que si tu crois tien ce qui t'appartient en propre, et étranger ce qui est à autrui, jamais personne ne te forcera à faire ce que tu ne veux point, ni ne t'empêchera de faire ce que tu veux ; tu ne te plaindras de personne ; tu n'accuseras personne ; tu ne feras rien, pas même la plus petite chose, malgré toi ; personne ne te fera aucun mal, et tu n'auras point d'ennemi, car il ne t'arrivera rien de nuisible. » - Le manuel -

On retrouve là une forme très archaïque de morale de l'indépendance. Il est sage, dans les limites du bon sens bien sûr, d'être capable de se débrouiller tout seul en toute chose. Il s'agit donc d'être polyvalent, d'avoir une bonne culture générale, de n'avoir pas trop de faiblesses. Bien sûr, l'autonomie poussée à son point extrême (l'autarcie absolue) n'est une position souhaitable ni sur le plan social (elle isole) ni sur le plan de l'efficacité (elle empêche tout gain de productivité fondé sur la division intelligente du travail). Mais disons qu'en contrepoint de la tendance naturelle du libéralisme à rendre chacun dépendant de tous, une certaine autonomie, à la fois de raisonnement et de subsistance, peut constituer un objectif raisonnable, permettant en particulier de traverser les périodes de crise avec davantage de résilience.

C'est aussi par un minimum d’enracinement culturel et géographique qu'il est possible d'augmenter son autonomie. L'idée d'une circulation sans limite des services, des biens et des personnes, qui rend chaque produit anonyme et fait de chaque homme un nomade ou un touriste, contribue sans doute à déshumaniser le monde. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, la multiplication des échanges et le métissage des cultures n'est pas forcément souhaitable sur le plan ethno-sociologique; ou du moins ils admettent des limites assez strictes. Claude Lévi-Strauss, par exemple, expliquait que pour que les cultures locales se développent harmonieusement, il convenait qu'elles entretiennent avec les cultures étrangères des relations lentes et peu nombreuses; faute de quoi les échanges étaient plus destructeurs qu'autre chose. Et y a-t-il vision plus inhumaine et plus destructrice de culture* que celle de Jacques Attali lorsqu'il prétend considérer les nations comme de simples hôtels?
c - Le réalisme
Le stoïcisme invite également à garder un maximum de contact avec la réalité. Plutôt que de développer une vision théorique, langagière et procédurale du monde (à la manière des juristes ou des technocrates par exemple), il préconise de garder les pieds sur terre. Cela peut se faire de différentes manières: quand on est jeune par exemple, il est préférable de pratiquer un sport de compétition qu'un sport de loisir, parce que la compétition permet de mieux prendre conscience de ses limites. Dans un monde féminisé au sein duquel le sevrage de l'état infantile de toute-puissance est souvent rendu difficile par la disparition du principe d'autorité, perdre des matches, affronter la réalité de l'échec, sont des expériences constructives. Au contraire des activités esthétisantes qui renvoient souvent les artistes à leur propre narcissisme (souvent encouragés en cela par les commentaires complaisants de leur entourage, ainsi que par le sentimentalisme ambiant), ou des activités virtuelles (internet, jeux vidéos) qui renforcent le sentiment de toute-puissance et attisent le complexe de supériorité, les activités de compétition, strictement hiérarchisées constituent une difficulté réelle à laquelle aucun privilège de principe ne permet d'échapper.

Plus généralement, on est aussi plus à même de garder le contact avec le réel lorsqu'on possède un minimum de polyvalence. Par exemple, lorsqu'un particulier discute avec un artisan au sujet de travaux à faire à son domicile, il est beaucoup plus conscient des possibilités, des efforts nécessaires et des difficultés probables lorsqu'il a déjà lui-même eu l'occasion d'effectuer le type de travaux demandés. Il existe au contraire des gens qui, simplement parce qu'ils ont la connaissance du Droit et la garantie d'un contrat d'assurance, en arrivent à détruire le travail d'artisans réalisé chez eux dès lors qu'ils le trouvent imparfait, en exigeant qu'il soit refait en totalité. Quelle suffisance! Peut-être feraient-ils preuve de plus de tolérance s'ils avaient dû faire le travail eux-mêmes...

D'une manière générale, le travail manuel est un bon exercice d'humilité. Il comporte des enseignements inaccessibles au seul enseignement théorique et intellectuel. D'ailleurs, dans de nombreuses écoles philosophiques (ou monastiques), le travail du corps constitue un contrepoids nécessaire au travail de l'esprit. Un excellent livre paru récemment, l’éloge du carburateur fait par exemple l'apologie du bricolage comme complément d'un travail de consultant de haut niveau, et montre que par bien des aspects, le plus difficile et le plus valorisant des deux n'est pas celui qu'on croit.

Dans cette entreprise générale de retour au réalisme et au bon sens, il convient toutefois de ne pas perdre de vue qu'un certain degré d'idéalisme peut être une bonne chose. Le réalisme présente le risque de conduire à une vision exagérément utilitariste des choses. Le symbole, l'imagination, le rêve, la foi, font également partie de l'Homme, et on pourrait affirmer qu'en leur absence, nul individu ne peut s'élever à la qualité d'être humain au sens plein du terme. Etre profondément conscient de la réalité des choses, comprendre leur fonctionnement, connaître leur immanence, ne devrait donc être considéré que comme une condition nécessaire de l'édification de l'Homme, mais non pas comme une condition suffisante.
d - L'indifférence aux mondanités
Une autre façon de garder le contact avec le réel consiste à se garder de tout snobisme culturel, de tout conformisme de classe, de tout besoin de reconnaissance fondé sur les apparences ou le statut.

Dans une société où l'exigence du paraître et le diktat de la marque sont en permanence entretenus par la publicité et le marketing, il n'est pas facile, en particulier pour les plus jeunes, de s'abstraire de ce souci de l'apparence. Dans de nombreux cas, c'est le narcissisme du client qui est vanté dans les images publicitaires, et non les fonctions objectives des services ou des produits proposés.

La démocratisation du luxe pourrait faire l'objet d'une analyse analogue. Les produits de luxe n'ont pratiquement jamais de valeur en eux-mêmes. S'ils se trouvent investis d'une valeur symbolique élevée qui peut se traduire en un prix de vente considérable, c'est uniquement à la condition que le vendeur sache élaborer un récit qui produise l'illusion de cette valeur (phénomène qui a donné naissance à la mode récente du storytelling). On est, d'une certaine façon, en plein artifice; donc d'un point de vue stoïcien en pleine erreur.

D'une manière générale, la plus pure application des principes du stoïcisme à la vie moderne consisterait en ceci: constatant que dans les conditions de vie des Occidentaux de notre époque beaucoup de possibilités d'édification s'offrent aux plus modestes (temps libre, accessibilité et disponibilité sans précédent des moyens de connaissance, liberté de croyance); considérant également que la veulerie et l'égoïsme individualiste jouisseur atteignent des sommets; il est aisé de conclure que la principale bataille contre le système n'est pas, ne doit pas être une bataille externe contre des ennemis idéels facilement désignés comme boucs-émissaires (traders, fanatiques religieux, extrémistes) mais bien l'ennemi intérieur qui sommeille en chacun d'entre nous: le paresseux qui préfère l'oisiveté à l'effort, le profiteur qui choisit de vivre aux dépens des autres plutôt que de produire de la richesse au profit de tous, le déprimé qui se complaît dans son spleen narcissique, l'incohérent qui critique le choix des autres sans faire preuve lui-même de sens de l'Universel, le désabusé qui maudit son époque sans voir les chances inédites que celle-ci lui offre.

Or c'est précisément là que le stoïcisme est utile et se révèle d'une formidable actualité: puisqu'il s'agit d'agir sur ce qu'on peut contrôler, il s'agit donc avant tout d'agir sur... soi-même! L'une des difficultés principales de l'action morale dans le monde contemporain vient du décalage grandissant entre l'échelle de l'action individuelle et le spectacle du monde. Dans le monde ancien, lorsque l'univers sensible était réduit à la tribu ou à la cité, il était facile d'établir un lien de cause à effet (donc de responsabilité) entre son comportement individuel et l'ordre du monde observable. Aujourd'hui au contraire, conscients de notre petitesse dans un monde peuplé de 6 milliards d'individus, et passifs devant les actualités défilant sur nos écrans, nous avons de plus en plus le sentiment d'être quantité négligeable, poussière impuissante. Il ne tient pourtant qu'à chacun d'entre nous de changer son regard, et de cesser de regarder ce qui échappe de toute manière à notre contrôle, pour se concentrer au contraire sur ce qui nous entoure et que nous pouvons modifier.

Le stoïcisme nous rappelle que ni la puissance ni la sophistication ne sont nécessaires à la production du bien. La voie morale est parfois très simple à suivre, et l'impossibilité de changer immédiatement la totalité du monde ne doit pas empêcher sa mise en oeuvre à petite échelle. La simplicité peut être bonne conseillère, et comme de surcroît elle est accessible à tous elle présente le grand mérite, d'un point de vue kantien, d'être une vertu absolument généralisable.

Réunir kantisme et stoïcisme, réconcilier idéalisme transcendantal et pragmatisme modeste, agir pour le mieux à petite échelle, en toute autonomie, en comprenant le sens de son action, voilà la voie qui s'offre généreusement à chacun d'entre nous, pour nous sauver à tout moment du piège de la fatalité et du risque du désespoir.


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