Jusqu'où collaborer ?

III – Morale et collaboration

C - Les positions envisageables

4 - Les voies individuelles

On pourrait penser qu'après avoir passé en revue l'ensemble des attitudes vis-à-vis du système, des plus positives aux plus violemment combatives, un tour d'horizon complet a été fait, et qu'il ne reste aucune autre alternative à examiner. Ce serait une erreur: il reste à examiner les voies qui ne se concentrent pas sur le système lui-même, renonçant à l'accepter ou à le combattre, mais sur la façon dont on peut agir indépendamment de lui. Il s'agit en général de solutions individuelles ou en tout cas limitées à des effectifs réduits, à moins de penser qu'on puisse progressivement rendre l'humanité entière indépendante d'un système de plus en plus automatisé.

Une telle attitude peut être motivée par le réalisme, le manque de courage ou l'aversion pour les solutions collectives; dans tous les cas, elle peut mener à des propositions précises qui méritent la considération. Renoncer ouvertement à changer le système, ce n'est pas renoncer pour autant à agir efficacement et bien.

Une forme mineure de cette catégorie de voies consiste à travailler en marge du système: on renonce à être un acteur majeur de l'économie, mais on accepte tout de même d'en tirer un profit indirect. A la manière de Ponce Pilate, on ne prend parti ni pour ni contre le système, on s'en lave les mains; s'il s'agissait de voter, le vote serait blanc: cette voie n'est pas celle des entrepreneurs, des technocrates, des managers ou des banquiers (véritables moteurs du système) mais celle des techniciens, des chercheurs, des professeurs (simples auxiliaires de fonctionnement); celle aussi, à sa limite, des petits profiteurs comme les notaires, les opticiens, les pharmaciens, etc, qui usent à leur avantage des imperfections du système sans chercher à le changer, sans intention critique et sans vision politique au-delà de la défense de leurs intérêts catégoriels (au contraire des profiteurs destructeurs qui par leur action, entendent travailler à sa perte).

Ce qui motive encore le choix d'une telle voie dans le contexte du monde contemporain, c'est une forme de modestie bien comprise. Dans un monde aussi vaste, aussi ouvert et aussi complexe que le nôtre, il est plus sûr de ne chercher à agir qu'à petite échelle, idéalement sur soi-même en premier lieu, puis éventuellement sur les membres de sa famille ou de son cercle de connaissances. Il s'agit d'un choix plus réaliste également, tant il est vrai que même l'éducation de ses propres enfants est devenue difficile, contre le lavage de cerveau dont ils font quotidiennement l'objet sous la triple pression de la pensée unique dispensée par des médias dominants et l'Education Nationale (cf. Jean-Claude Michéa), des opérations de séduction exercées par les produits de marque et le festif généralisé (cf Philippe Muray), et de la substitution à la fonction éducative des familles désormais le plus souvent décomposées de l'influence lénifiante du réseau de copains, connaissances ou contacts Facebook en tout genre qui construisent sans le vouloir ni le savoir le terreau de la nouvelle bienpensance, et qui contribuent, entre autres, à l'obsession hygiéniste et sécuritaire, au triomphe du relativisme d'opinions, et à la dissolution des cultures locales. Tenter de vivre et penser comme un homme, pour retourner le titre de l'essai de Gilles Châtelet, c'est aujourd'hui largement accepter de se comporter en dissident, à la manière d'un Céline, d'un Camus ou d'un Diogène. On peut à ce titre méditer la réflexion suivante, tirée du Précis de décompostion d'Emile Cioran: "L'envie de devenir source d'événements agit sur chacun comme un désordre mental ou comme une malédiction voulue. La société - un enfer de sauveurs! Ce qu'y cherchait Diogène avec sa lanterne, c'était un indifférent."

Mais travailler son indifférence à l'égard du reste du monde, ce n'est pas nécessairement renoncer à l'édification de sa propre verticalité. C'est au contraire se donner les moyens d'y consacrer davantage de temps et d'énergie. "Charité bien ordonnée commence par soi-même", dit-on. On pourrait poursuivre par "exemplarité de comportement bien ordonnée commence par soi-même", "désintéressement bien ordonné commence par soi-même", ou même, d'une façon plus audacieuse, "universalité bien ordonnée commence par soi-même". Cette forme de sagesse très générale et très sure se retrouve dans la morale finale de Candide: "il faut cultiver son jardin".

Dans sa version douce, cette voie est sans doute la plus prisée des gens ordinaires, certes porteurs de la common decency louée par Michéa [en particulier à partir de 45’58], mais en même temps peu habités de préoccupation morale au quotidien. C'est d'ailleurs là qu'on retrouve toute l'ambiguïté du terme de "collaboration". Comme Einstein l'écrivait déjà, anticipant les travaux d'Hannah Aarendt sur la banalité du mal, "Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire". Que la banalité du mal soit équilibrée par la banalité du bien n'y change rien: ce qui est surtout banal est la faible quantité d'énergie consacrée à la délibération morale. La plupart des gens ordinaires préfèrent s'en remettre aux normes sociales en vigueur plutôt qu'à leur propre introspection pour définir le cadre de leur action, et n'aspirent de ce point de vue qu'à des degrés limités de liberté morale. Une telle tendance est assez évidente aujourd'hui, quand on considère que beaucoup de jeunes s'intéressent beaucoup plus à leur apparence vestimentaire qu'aux choix politiques de la nation: le besoin de liberté est intégralement réinvesti dans le champ du commerce. A l'extrême limite, on a le sentiment que certains seraient tout à fait prêts à accepter une forme de totalitarisme politique (renonciation à la souveraineté du vote) en échange de la garantie, une fois pour toutes, de pouvoir choisir leur chaîne de télévision et leur marque de jeans.

Plus originale et peut-être plus pure est la voie de l'indifférence. Certains, occasionnellement inspirés par le bouddhisme, cherchent à échapper aux affres du questionnement existentiel et moral. Ils peuvent être partout, car aucune voie n'est interdite à ceux qui ne pensent pas de manière duale, et qui n'opposent pas leur ego au reste du monde. Parmi eux, quelques uns acceptent des responsabilités qu'ils n'ont pas sollicitées, convaincus par indifférence et non par orgueil qu'ils n'ont pas de raison particulière de les refuser. "Supprimer en soi l'idée de mérite. C'est un grand achoppement pour l'esprit" disait André Gide.

Plus loin encore, au-delà de l'indifférence si l'on peut dire, on rencontre des postures apparemment plus négatives, plus lucides ou plus désespérées. On se rapproche, si l'on veut, d'une attitude qu'on pourrait qualifier de Houellebecquienne. Il s'agit de postures datées, post-historiques, post-humanistes, post-religieuses, et qui d'une certaine manière témoignent d'un certain regret de la disparition de l'histoire, de l'humanisme et de la religion, mais ne peuvent par honnêteté intellectuelle que le constater sans avoir la force de le combattre.

Cette indifférence peut déboucher sur une forme mineure de jouissance triste, d'hédonisme temporaire, rappelant par certains côtés, mais en moins spectaculaire, le souvenir de la décadence romaine. C'est une posture diamétralement opposée à celle de l'entrepreneur protestant.

Rarement, l'espoir improbable de la singularité technologique peut venir compléter cette nostalgie de l'humanisme naïf des Lumières. On se retrouve dans une situation analogue à celle qui est contée dans Demain les chiens si l'on fait de Jupiter une allégorie de la Singularité: la plus grande partie de l'humanité s'abîme dans un ailleurs qui la transfigure, pendant qu'une petite minorité, acceptant toutes les tares constitutives de l'homme par une sorte de nostalgie peu argumentée, préfère en rester à un humanisme minimal et borné.

Une telle opposition entre majorité transfigurée et minorité fidèle aux canons de l'humanisme classique se retrouve dans la posture d'un Sloterdijk ou d'un Jean-Michel Truong, peut-être même puise-t-elle son origine dans la pensée de Nietzsche. Lorsque Zarathoustra harangue la foule moqueuse, c'est bien la position d'un homme seul contre tous qu'il met en scène. Même si chaque homme devrait pouvoir accéder au statut de surhomme, le fait est que ce n'est en général pas le cas: les sirènes du principe de plaisir et du divertissement l'en empêchent. Si bien que si l'on veut rester fidèle à la verticalité de l'homme idéal défini par l'humanisme classique, on doit se résoudre à développer cet idéal en soi-même, ou au sein d'une petite élite, et non chercher à l'étendre à la communauté humaine tout entière (ce qui peut d'ailleurs amener à un intéressant paradoxe, en ce qu'une telle attitude, par son individualisme, n'est précisément pas très humaniste en elle-même).

Le principe consistant à chercher à agir sur soi-même plutôt que sur les autres n'a rien d'une nouveauté. C'est ce que recommandent depuis plus de deux millénaires les tenants du stoïcisme: selon cette doctrine, il est vain de vouloir changer l'ordre du monde; il convient au contraire dde chercher à le comprendre sans passion, de manière à pouvoir vivre en paix avec lui. Une telle attitude ne se traduit pas par un rejet de ceux qui ne partagent pas les mêmes valeurs, ni non plus par une volonté de les convertir. Il ne s'agit donc pas de fuir la réalité, de partir à la recherche d'un ailleurs fantasmé (mode Into the Wild), mais bel et bien de vivre selon ses convictions en voisinage, voire à l'intérieur, d'une société dont on accepte les défauts.

Si l'on craint que celle-ci ne s'effondre, on adjoindra une touche de survivalisme; si on la pense stable, on se contentera durablement d'une situation de symbiose ou de parasitisme sans en éprouver aucun scrupule, du fait qu'on a renoncé à interagir avec ce que Jean-Michel Truong appelle un peu méchamment le "cheptel".

N'ayant ni le désir de convaincre ni celui de se faire remarquer comme exemple, on agira en général à petite échelle, la modération étant de surcroît l'une des vertus habituellement associée au stoïcisme (selon la devise in medio stat virtus). On pourra alors avoir pour objectif de devenir, selon l'exacte expression de Michel Houellebecq (à peu de choses près reprise par René Thom dans Les vrais penseurs de notre temps, un parasite modeste, vivant certes aux crochets du système, mais en toute frugalité et en toute discrétion. Si l'on pousse la logique à son terme, c'est davantage vers la figure de l’ermite qu'on cherchera à tendre plutôt que vers celle du profiteur.

On pourra, au mieux, avoir pour ambition de participer, même faiblement, à l'anémie progressive du système sans pour autant faillir à la règle d'universalité de Kant. Le système n'étant de toute manière pas considéré comme bon en lui-même, sa destruction, même si elle ne constitue pas un objectif en soi, ne saurait être une considérée comme mauvaise. On peut en outre espérer, sans non plus y travailler activement, que le comportement qu'on adopte fasse progressivement tâche d'huile et qu'un meilleur système émèrge finalement à la périphérie du système ancien. On rejoint ici la notion de décentralisation à partir des bords chère à Félix Castan.


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