Jusqu'où collaborer ?

Conclusion

Parmi les voies d’action possibles, listées et explicitées plus haut, il est difficile d'en choisir une en particulier qui serait valable pour tous, car pour faire ce choix il faut tenir compte de la sensibilité propre de chacun, dépendant de ses traits de personnalité.

En conséquence, il est impossible de tenir un discours prescriptif précis, recommandant par exemple de se tenir systématiquement à l’écart du monde bancaire, ou de préférer les fonctions techniques aux fonctions de commandement.

Une telle impossibilité se résume bien au travers des différents dilemmes déjà mentionnés:
  • Dilemme entre la volonté d'agir sur le monde et l'impossibilité de connaître les conséquences ultimes de son action
  • Dilemme entre la volonté d'obéir à des principes moraux universels et la variabilité des circonstances contingentes
  • Dilemme entre la volonté d'autonomie et d'intégrité de jugement, privilégiant le discernement à la communication et l'action au discours, et le risque d'incompréhension d'autrui face aux actions entreprises, en l'absence de conformisme social et d'efforts de justification potentiellement sophistes.

    Existe-t-il pourtant des facteurs communs à toutes les voies citées ? On peut en douter si l'on pose la question un peu différemment, par exemple en tentant d'identifier des archétypes d'individus disposés au bien. Car si l'on pose la question: "Qui fait le bien, qui fait le mal?", la réponse sera sans doute: "tout le monde, plus ou moins". Peu de gens agissent volontairement par malice. De nombreux milliardaires ayant acquis leur fortune avec beaucoup d'agressivité commerciale se consacrent désormais à leur fondation. En plein coeur de la crise, des sondages ont montré que les traders de Wall Street trouvaient leurs revenus excessifs, et regrettaient les règles du jeu trop laxistes leur permettant de gagner de l'argent d'une manière si injuste. Au même moment, plusieurs riches patrons et propriétaires déclarent souhaiter le principe d’une redistribution plus importante à la collectivité, sans pour autant cesser de rémunérer des fiscalistes leur permettant d'optimiser leur contribution sous forme d'impôts. Tous ces paradoxes traversent chacun d'entre nous, et il faut sans doute plutôt voir le mal (comme le bien) comme une tendance partagée par tous, et qui se manifeste à chaque instant dès qu'on préfère la facilité à l’effort, le paraître à l’être, l'image à la réalité ou la consommation à la production.

    En même temps, les choses ne sont jamais si simples, et il arrive que l'oisiveté soit aussi bonne que le travail; tout dépend des circonstances, et personne ne peut prétendre à un jugement absolu. Un joli koan zen raconte l'histoire de deux paysans qui se croisent:
    - Qu'as-tu fait depuis hier?
    - J'ai moissonné mon champ, rangé le grain, roulé la paille toute la journée, depuis avant le lever du jour jusqu'après le coucher du soleil, sans manger ni prendre de repos.
    - Tu m'impressionnes, je vois que tu n'as pas chômé. Moi j'ai dormi le matin, et j'ai passé l'après-midi en méditation.
    - Eh bien, tu m'impressionnes plus encore: tu n'as pas chômé non plus!

    La leçon de ce koan est peut-être qu'il est sage de ne pas juger en mal le comportement des autres: le plus important est de suivre sa propre voie avec intégrité. Si l'on est suffisamment honnête avec soi-même, même la paresse peut être préférable à l'ardeur au travail: il est possible qu'on ait de bonnes raisons d'être peu actif à un moment donné, et plus à d'autres. Il n'y a pas de règle absolue, seule l'introspection sincère doit servir de guide.

    Je ne souhaite pas pour autant me faire le défenseur d'un relativisme de mauvais aloi, d'une tolérance illimitée confinant à l'imbécillité. La critique a toute sa place dans le monde, et aujourd'hui plus que jamais, à un moment où tous les repères structurants vacillent. Mais la critique du monde extérieur doit toujours s'enraciner dans une auto-critique plus exigeante encore. Certes, l'on observe que les sociétés humaines fonctionnelles ont toujours reposé sur des règles morales communes, davantage suivies par conformisme que par adhésion raisonnée; et que le relativisme n'a jamais mené les hommes bien loin. Mais si l'on descend du niveau sociétal au niveau individuel, il devient impossible, pour définir le cadre de l'action morale, de faire l'économie d'une liberté de choix individuelle qui en est la condition, puisqu'elle fonde la notion éminemment ambivalente de responsabilité (à comprendre positivement comme un pouvoir, et négativement comme une charge).

    Les difficultés sont connues : Pour bien agir, les bonnes intentions ne suffisent pas, il faut aussi de la compétence, et donc de la lucidité dans les actions entreprises; cependant la connaissance des conséquences des actions entreprises est difficile, presque impossible; l'individu bien intentionné pourrait alors être tenté de verser dans une sorte d'indifférence par ignorance sincère, mais l'indifférence est inhumaine; faudrait-il alors renoncer à agir pour les autres, et se contenter d'un épicurisme solitaire? Une telle issue semble bien vaine...

    Je vais donc tenter, au risque de me tromper, d'indiquer deux voies qui me paraissent mériter l'attention, non pas pour définir de manière dogmatique quels devraient être les comportements recommandés et les comportements proscrits, mais pour rappeler ce que certaines philosophies traditionnelles nous ont enseigné concernant la méthode à adopter pour définir, en fonction du contexte, la valeur morale des actions possibles. Je m'appuierai principalement pour cela sur les philosophies morales de Kant et d'Epictète.

    1 - Les difficultés du kantisme économique

    La voie kantienne pure consiste à n’agir que sous condition d’universalisation possible de son action. Cependant, s’interroger sur l’universalisation de ses décisions n'est pas une chose facile, car on peut rarement délier les termes d'une délibération donnée du contexte dans lequel celle-ci se produit, pas plus qu'on ne peut facilement distinguer les fins et les moyens (la cause finale restant inaccessible, toutes les actions pouvant in fine se comprendre comme des moyens intermédiaires à plus ou moins longue portée; Gandhi disait d'ailleurs que la fin est dans les moyens comme l’arbre est dans la graine). Les circonstances contingentes ont toujours un rôle à jouer, et parfois un rôle capital. Ainsi, il sera en général recommandé de ne pas voler, mais il pourra y avoir des exceptions, en cas de risque mortel par exemple. Il sera en général recommandé de ne pas tuer, mais un meurtre pourrait être justifié s'il permettait de sauver mille innocents. Et ainsi de suite.

    On tombe là sur la difficulté à distinguer la notion d'impératif catégorique et celle d'impératif hypothétique. On pourrait sans doute presque tous se mettre d'accord sur la puissance du concept d'impératif catégorique. D'ailleurs, n'est-ce pas lui qu'on retrouve derrière toutes les formes d'éthiques de réciprocité, qui quelle que soit leur tournure culturelle particulière, font apparaître presque comme un invariant anthropologique la notion d'altruisme égalitaire? Seulement, si le concept est séduisant sur le plan intellectuel, il est dépourvu de valeur pratique: car il ne dit jamais précisément comment agir. Comme l'a justement fait remarquer Péguy, « Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains. »

    Dans ces conditions, les choix moraux n'ont rien d'évident. Ils supposent souvent une posture difficile, paradoxale; une situation de dilemme. Comment doit-on conduire son action, par exemple, par rapport au phénomène du réchauffement climatique? Est-il fondé, sur le plan éthique, de continuer à prendre l'avion pour son travail ou ses loisirs? Un simple calcul montre qu'un Kantien scrupuleux devrait limiter sa consommation d’avion à 1400 km par an, s'il souhaitait que cette seule décision soit généralisable sans dommage pour la planète. Le modèle du nomade attalien constituerait à ce titre un contre-modèle dont il importerait de combattre l'immoralité .

    Il ne faut cependant pas caricaturer la pensée de Kant. Le Kantien scrupuleux qui précède serait d'ailleurs un bien mauvais élève du maître de Königsberg: un Kantien intégriste plutôt que scrupuleux en fait, un élève borné qui n'aurait retenu que la leçon concernant l'impératif catégorique, leçon qui n'a pas de sens si on ne l'équilibre pas de celle sur l'impératif hypothétique. Or un raisonnement qui confond équité et égalité risque de négliger un certain nombre d'éléments de bon sens. Tout le monde n'a pas les mêmes besoins, il serait donc absurde d'accorder à chacun des ressources identiques sans discernement. Je ne parle pas seulement des besoins individuels, ceux qui participent à la satisfaction égoïste et au sujet desquels il est très difficile d'arbitrer de l'extérieur, mais des besoins sociaux, ceux qui rendent possible l'action efficace.

    Par exemple, pour exercer au mieux sa fonction économique et sociale, un médecin de campagne pourra avoir besoin de se déplacer fréquemment. Pour exercer la sienne, un agriculteur aura moins besoin de se déplacer, mais il devra consommer de l'espace et de l'eau. Il serait donc bon pour les deux parties que le médecin échange son droit à consommer de l'eau contre le droit à consommer de l'espace de l'agriculteur. Etc.

    C'est l'une des raisons fondamentales de l'augmentation des échanges. En dehors de leur valeur anthropologique de régulation des relations entre groupes humains, les échanges de biens, de services et de ressources, constituent aussi la clé d'une organisation plus efficace de la société. La division du travail qui en résulte participe depuis le néolithique, si l'on en croit la notion d'avantage comparatif, à l'amélioration des conditions de vie de tous.

    Seulement, si les échanges sont nécessaires à une division intelligente du travail, nul ne peut dire comment les organiser de manière optimale, ni quelles en sont les limites. Lorsqu'il s'agit de commerce international, différents pays peuvent se mettre d'accord pour se spécialiser chacun dans un domaine particulier en fonction des avantages comparatifs dont il dispose, tout en conservant une liberté d'organisation interne. On a ainsi pu oberver dans l'histoire des flux d'échanges importants entre sociétés très différentes sur le plan de la culture, de l'organisation politique, ou de la technologie.

    Aujourd'hui le problème se pose différemment. Comme il a été expliqué plus haut, les échanges se sont multiplié considérablement sous l'effet de la mondialisation libérale, et la machine marchande semble s'être emballée à la manière d'un moteur trop lubrifié. Désormais, chacun dépend de tous, non plus dans la logique de dépendance et d'identité communautaires qui prévalait dans les sociétés traditionnelles, mais dans l'anonymat des relations contractuelles et marchandes qui s'insinuent jusqu'au coeur des cellules familiales.

    Le système est devenu si complexe qu'il n'est plus possible d'imaginer une allocation autoritaire des ressources, et ce d'autant plus que les tentatives d'économie administrée ont été historiquement discréditées par l'échec de l'URSS, de la Chine communiste, de Cuba, et de la Corée du Nord. On s'en remet donc, sans doute à défaut d'un système économiquement plus performant, à une allocation de ressources simplement définie par la liberté des échanges en société ouverte: c'est le modèle libéral parvenu à son terme. On admet que tout trade off entre différents biens est créateur d'utilité à partir du moment où il est librement consenti par des acteurs conscients de leurs besoins et de leurs désirs.

    Or il faudrait être aveugle pour ne pas voir que ce système produit les inégalités choquantes qui ont déjà été mentionnées plus haut. Est-ce l'effet de la tendance à l'accumulation du capital? Ou plus simplement la conséquence du fait que, le monde fonctionnant sur un mode de plus en plus automatique au moyen d'outils de production et de process de plus en plus concentrés, les inégalités se creusent inévitablement entre une minorité de très utiles et une majorité d'inutiles (les termes "utiles" et "inutiles" ne faisant évidemment ici référence qu'à l'utilité au sens économique du terme)? Quelles qu'en soient les raisons, de tels déséquilibres n'ont en tout cas aucune raison a priori de se résorber à terme. Comme l'a dit Coluche: "Dieu a dit : partageons. Les riches auront à bouffer, les pauvres auront de l'appétit." N'est-ce pas justement ce qui est en train de se passer?

    En l'absence de rebellion, on risque d'en arriver à un stade où des millions d'individus mourront dans la misère pendant qu'une poignée d'autres jugeront légitime, amusant ou utile de se payer des toilettes en or. On pourrait alors se poser la question suivante: est-il kantiennement fondé ou même seulement acceptable que certains s'achètent des toilettes en or? Certains libéraux répondraient « oui » en avançant que cela fait travailler de nombreux intermédiaires, et que, chacun étant libre de son activité sur le marché du travail, cela peut correspondre à une situation d’allocation maximale des ressources. On semble en revenir à chaque fois à la thèse qui prétend que le libéralisme favorise la création de valeur y compris pour les plus démunis. On entend souvent cet argument: l'expatrié qui s'attache les services de nombreux domestiques fait au moins travailler ceux-ci; le client d'un grand hôtel qui fait porter ses bagages fait au moins travailler le porteur; etc.

    De tels raisonnements sont toutefois insuffisants. Tout d'abord, ils supposent une certaine forme de prétention: la contribution au monde du puissant serait plusieurs fois, voire plusieurs centaines ou plusieurs milliers de fois, supérieure à celle du faible. Même si la mesure de ces contributions par l'utilité économique atteste précisément de cette inégalité, la réalité est peut-être bien différente si l'on sait regarder au-delà de la mesure par l'argent: peut-être les pauvres ont-ils un rôle éducatif, une sensibilité esthétique, une dignité spirituelle beaucoup moins déséquilibrée que le rapport de force économique ne peut le laisser croire: dès lors, comment justifier que le riche puisse acheter le temps de travail (donc la vie) du pauvre dans un rapport de proportion aussi inégal?

    Ensuite, le simple bon sens suggère qu'accaparer la force de travail de plusieurs dizaines d'hommes pendant plusieurs dizaines d'années pour pouvoir assouvir ses besoins naturels dans une cuvette en or plutôt que dans une cuvette en céramique relève d'un égoïsme et d'un narcissisme insensés. On est en effet aux antipodes de la sage recommandation de Percy Shelley dans sa Declaration of rights: "No man has a right to monopolise more than he can enjoy".

    De plus, face à l'argument du "ça les fait au moins travailler" opposant un travail ingrat à l'oisiveté pure et simple, on pourrait faire remarquer que les pauvres pourraient évidemment travailler à des choses plus importantes que d’extraire de l’or pour fabriquer une cuvette de toilettes : une agriculture non intensive, des travaux d'intérêt général comme l'entretien des routes, l'entretien et le soin des personnes dépendantes, etc. Ce phénomène a été remarquablement illustré par... le libéral Frédéric Bastiat dans son analyse du sophisme de la vitre cassée. Ce qui se voit (dans notre exemple le travail d'extraction de l'or, dans celui de Bastiat celui du remplacement de la vitre) ne doit pas être opposé au néant, mais à ce qui ne se voit pas, et qui aurait pu se réaliser si le travail précédent n'avait pas dû être accompli.

    De surcroît, la mesure pécuniaire de l'utilité, si elle favorise les échanges du fait de la neutralité du véhicule utilisé (la monnaie), peut être critiquée d'un point de vue non seulement social, mais aussi psychologique. Les résultats des recherches sur le bien-être (surcroît de plaisir quasi-nul au-delà d’un minimum assez bas) tendent à suggérer que même si l’on admettait le principe de l’arithmétique des plaisirs, il faudrait le formaliser au moyen d'échelles non linéaires, peut-être des échelles logarithmiques. Une telle considération bouleverse complètement la logique de l’échange marchand, dans laquelle un euro reste un euro quel que soit son emploi, c’est-à-dire pour donner de l’eau fraîche à un assoiffé, ou pour passer de 4999 à 5000 euros sur une bouteille de vin fin. Or la psychologie de la perception ne fonctionne pas ainsi: la douleur, par exemple, est notoirement difficile à mesurer objectivement, tout simplement parce qu'elle constitue par définition un phénomène subjectif. Cependant, rien ne peut laisser penser qu'elle croisse proportionnellement à un stimulus donné: il y a le plus souvent une certaine tolérance au début, puis des effets de seuils plus ou moins espacés, ajoutés à des effets psychogènes qui amplifient les phénomènes de non linéarité.

    Plus généralement, l'utilité, outre qu'elle est éminemment variable dans le temps (quelle aurait été la valeur d’une boîte d’allumettes il y a 10000 ans, par exemple en nombre d'esclaves?) et en fonction des conventions sociales (on dit souvent qu'on trouverait les pommes de terre meilleures que le caviar si elles étaient plus chères que lui) est bien souvent tout simplement impossible à déterminer. Quelle serait la valeur de l’anonymat pour un roi ? De la vue pour un aveugle ? De la jeunesse pour un vieillard ? De l’espoir pour un suicidaire ? De l'insouciance pour un désespéré ? De la foi pour un athée ? Et plus généralement de tout ce qu’on a gratuitement sans le réaliser, à commencer par le monde, et la vie ?

    Sur ce sujet encore, c'est un penseur libéral majeur, Adam Smith lui-même, qui nous met en garde au moyen de son paradoxe de l'eau et du diamant: "Il n'y a rien de plus utile que l'eau", écrit-il, "mais elle ne peut presque rien acheter ; à peine y a-t-il moyen de rien avoir en échange. Un diamant, au contraire, n'a presque aucune valeur quant à l'usage, mais on trouvera fréquemment à l'échanger contre une très grande quantité d'autres marchandises."

    Ce n'est pas un hasard si dans de nombreuses cultures traditionnelles, certaines réalités échappent de ce fait à l'échange marchand, à commencer par le sol, qui est réputé appartenir à Dieu et non pas aux être humains qui le foulent. On peut d'ailleurs se demander ce que signifie au juste la notion de possession. Bien sûr il existe la traditionnelle approche juridique du concept par le droit de propriété. Cependant, celui-ci admet un certain nombre de limites. Comme le disait Marx: «La propriété privée nous a rendus si stupides et si bornés qu’un objet n’est nôtre que lorsque nous le possédons». Cette représentation peut se retourner. Il est des gens qui sont propriétaires de plusieurs maisons dans plusieurs pays, dont certaines qu’ils n’ont habitées que quelques semaines dans leur vie. Ils en sont juridiquement (et peut-être psychologiquement) propriétaires, mais quelle connaissance intime ont-ils de leur « propriété » ? A l’inverse, un paysan, même pauvre fermier, possède sa terre d’une autre manière que son propriétaire, sans doute plus profonde, durable et réelle, tout simplement parce qu'il la travaille, qu'il la voit évoluer jour après jour, qu'il en sait les détails et les particularités, donc que d'une certaine manière il la comprend.

    Lorsqu'on parcourt un vide-greniers de village, on est plongé au milieu de milliers d'objets dont la valeur totale n'excède pas une ou deux heures de travail d’un bon trader de la City de Londres. Mais quelle compréhension ce trader pourrait-il avoir de tous ces menus objets, manufacturés parfois il y a un siècle, de ces porcelaines vieillottes, de ces vélos à réparer ? En vérité, il n’aurait même pas eu le temps de les voir. Que lui servirait alors de les posséder ?

    On serait bien inspiré, sur un tel sujet, de se souvenir que dans leur forme littéraire, les deux verbes "connaître" et "posséder" peuvent l'un et l'autre s'employer pour désigner la consommation sexuelle, signifiant par cet usage précis leur proximité de principe sur un plan plus général. Etre juridiquement propriétaire d'objets qu'on ne connaît pas, ou qu'on connaît mal -ce qui constitue fatalement le sort des individus très riches- n'a proprement aucun sens. Cela ne fait guère qu'autoriser leur destruction rapide sans conséquences (cas des enfants gâtés qui cassent leurs jouets), mais ne permet nullement d'en jouir, et ceci par définition-même car jouir d'un objet, d'un service, d'un moment, suppose d'en être pleinement conscient, donc de leur accorder du temps et de l'attention; temps et attention qui demeurent inévitablement en quantité limitée, puisque en définitive bornés par les capacités cognitives et le temps de vie de chaque individu.

    On attribue à Origène la remarque suivante « La matière est le meilleur absorbant de l’iniquité ». A priori, il s'agit d'une affirmation contre-intuitive : la matière semble source de différences entre les hommes, entre ceux qui possèdent une Ferrari (métal, bois précieux, cuir) et ceux qui possèdent un vélo rouillé. Mais tout cela est relatif. Peut-être la rouille est-elle aussi belle que le cuir, si on la regarde comme telle. C’est discutable. Mais quoi qu'il en soi nul homme ne pourra être privé de la matière. Pauvre, il errera sur les trottoirs, sous le soleil ou sous la pluie, il connaîtra le bitume chaud, froid ou mouillé. Emprisonné, il aura le contact des murs de sa prison, qu’il pourra toucher à pleines mains. On sait d’expérience qu’une petite fille, tant du moins qu’elle n’a pas été corrompue par la loi du désir marchand, peut jouer avec une poupée de chiffons aussi bien qu’avec la dernière Barbie.

    De son côté, Bouddha avait tout laissé (y compris femme et enfant), il ne possédait guère qu'un bâton et des haillons, mais il était connecté au monde tout entier, et en ce sens on peut dire que le monde était sien, indépendamment de ce que pouvait en dire le Droit.

    Alors, que possédons-nous vraiment ? Et quel rapport la propriété entretient-elle avec l'utilité?

    Au final, pour cette question comme pour d'autres, chaque homme est renvoyé à lui-même. Comme l'écrit Houellebecq dans Plateforme au sujet de la culture: "C'est ça la culture, me disais-je, c'est un peu chiant, c'est bien; chacun est renvoyé à son propre néant." Mais cela, les anciens le savaient déjà. Même si on a l'argent pour s'acheter des toilettes en or, encore faut-il faire ses besoins soi-même. Et en bonne logique, il suit que la voie de la sagesse est aussi souvent, au moins partiellement, celle d'une certaine autonomie. La sagesse, non plus, n'a pas d'utilité...

    Il en résulte une certaine forme de solitude. La même solitude que celle qui saisit le sujet moral en situation d'introspection. En matière d'éthique d'ailleurs, on est toujours seul à avoir accès à tous les attendus des décisions qu'on prend. Dès qu'on commence à se justifier, on s'engage dans un formalisme sans fin, au pire celui du Droit, au mieux celui du langage naturel. Plus une justification doit être rendue publique et plus elle risque de devenir artificielle (pour être comprise) et conformiste (pour être acceptée), les cas les plus caricaturaux s'observant dans les situations obligées de confession publique (excuses télévisées de Bill Clinton, séances d'autocritique lors de la Révolution Culturelle en Chine).

    Kant suggère d'agir différemment. Il vaut mieux consacrer du temps au discernement qu'à la justification. Nul n'est méchant volontairement, et la loi morale est présente en chacun d'entre nous ("la loi morale en moi, le ciel étoilé au-dessus de moi"). La seule chose qui compte est de se donner les moyens de la révéler, plutôt que de céder à la facilité du conformisme ou de la paresse. Nous partageons tous les mêmes finalités: nous agissons tous au nom du bien; si nous prenons des décisions différentes au niveau des moyens, c'est que les circonstances d'une part, et l'effort consacré à notre introspection ensuite, diffèrent. Nos devons accepter ces différences sans pour autant cesser de nous encourager, et d'encourager les autres, à accorder le maximum d'importance et d'énergie à l'activité de discernement.

    Une fois toutes ces remarques bien comprises, voici les principales recommandations qu'on peut enfin formuler:
    a - Combattre le dogmatisme
    Si la seule source fondée de prescription morale réside dans le discernement de l'individu raisonnable et sincère, il s'en déduit que tout dogmatisme est à proscrire. Bien sûr, les règles de comportement déterminées par les dogmes peuvent occasionnellement avoir une fonction positive de cohésion sociale. Elles évitent que toute décision donne lieu à une délibération longue et fastidieuse, et permettent de gérer efficacement le conformisme présent, à des degrés divers, en chacun d'entre nous. Elles jouent à ce titre un rôle analogue à celui des clichés ou des stéréotypes dans les raisonnement de bon sens: elles permettent de gagner du temps dans la délibération. Cependant, dans les cas les plus importants, le dogmatisme peut éloigner de la vérité, en commandant de tenir pour vraies des affirmations arbitraires et invérifiables. Le plus raisonnable est donc probablement de retenir le principe d'un dogmatisme à géométrie variable, fondant un certain nombre de vérités communes assez vagues pour permette à tous de s'en affranchir en cas de besoin, en particulier par le passage au registre métaphorique ou symbolique. Dans le domaine religieux, les religions révélées présentent des problèmes particuliers en raison du caractère réputé incontestable de leur dogme, présentant des risques réels de dérive intégriste. Si les textes des religions abrahamiques (en particulier le Coran et dans une moindre mesure l'Ancien Testament) sont pris au pied de la lettre, la liberté humaine se réduit à bien peu de choses. Or ces textes ne peuvent être modifiés du fait de leur caractère sacré. Ils présentent donc un risque permanent de négation du discernement. Il est donc important qu'un clergé suffisamment structuré et socialement légitime joue un rôle d'intermédiation qui autorise une interprétation relativement souple de ces textes. Le problème est que c'est alors le clergé qui se trouve doté d'un pouvoir supérieur, ce qui n'est pas non plus très compatible avec la notion d'une liberté/responsabilité humaine largement distribuée.
    b - Lutter contre la paresse et le conformisme intellectuel par un effort d'éducation permanent
    L'impératif de conscience morale oblige aussi à ne jamais cesser de se cultiver, de s'informer, de méditer. Si la bienveillance est sans doute utile à la pratique du bien, elle ne peut se passer de discernement, donc de connaissance. La pratique du bien est aussi une affaire de compétences et, rappelons-le, l'enfer est pavé de bonnes intentions. Il faut donc passer une bonne partie de son temps à lire les encyclopédies, faire ou refaire des démonstrations logiques, mémoriser les définitions, formaliser ses raisonnements en les énonçant ou en les transcrivant, confronter ses idées au réel, etc. Un penseur dont je n'ai pas retrouvé le nom disait que pour mériter de l'humanité, chacun devait réfléchir jusqu’à ce que ça fasse mal. Le moins qu'on puisse dire est que la généralisation du zapping, de la frivolité et du divertissement n'aide pas dans cette entreprise (qui en devient donc d'autant plus méritoire et d'autant plus nécessaire). Comme l'écrivait autrement Lytta Basset, le contraire du mal, c’est le sens. Même si nos capacités de connaissance sont de toute manière dérisoires par rapport à la complexité des chaînes causes/conséquences, on ne doit jamais oublier que ce qui fait d'un homme un Juste, c'est sa capacité à exercer un jugement moral autonome. Comme il a été montré par les études d'Oliner rapportées par Térestchenko, cette faculté de juger se construit en bonne partie par la confiance en soi acquise par l'éducation. Même si c'est d'abord l'éducation de la prime enfance qui compte, il revient à chacun de toujours la parfaire: la responsabilité morale est aussi une responsabilité éducative.
    c - Concilier équité et générosité
    L'action morale suppose un autre type d'exigence qui n'a pas été analysée jusqu'à présent: celle de la générosité. Il ne s'agit pas nécessairement d'une générosité de type affectif d'ailleurs, qui risquerait de traduire un besoin d'amour ou de reconnaissance de la part de celui qui en fait preuve, mais plutôt d'une mesure de prudence liée à la difficulté de faire preuve en toute chose d'une équité parfaite.

    Une éthique de la réciprocité n'est pas nécessairement une éthique du sacrifice. Comme le dit le proverbe, charité bien ordonnée commence par soi-même, et un altruisme trop grand ne constitue pas forcément un objectif raisonnable, dans son asymétrie peu compréhensible et peu généralisable. Le juge équitable est plutôt celui qui cherche la juste mesure, et qui partage au mieux des intérêts ou des mérites de chacun, sans trop déborder ni d'un côté ni de l'autre.

    Il est à ce titre intéressant de mentionner une
    expérience fascinante menée dans les années 1980 à l'aide de programmes informatiques s'affrontant dans le cadre de la théorie des jeux. Opposés systématiquement les uns aux autres, ces programmes devaient opter pour une stratégie de coopération ou de non coopération, chacun des quatre choix possibles (coopération-coopération, coopération-non coopération, non-coopération-coopération, non coopération-non coopération) se traduisant par des gains ou des pertes plus ou moins importants. La situation de coopération réciproque assurait des gains limités à chaque partie, et était à ce titre plus avantageux que la non-coopération réciproque. Cependant, ce qui limitait la mise en place de telles coopérations, c'était que le fait que la non-coopération asymétrique (assimilable à une trahison de confiance) conduisait à des gains considérables payés au traître par le trahi.

    Les règles du jeu étaient on ne peut plus simples. Chaque informaticien pouvait présenter un ou plusieurs programmes de la longueur de son choix, aussi simples ou aussi complexes qu'il le souhaitait. Les programmes pouvaient garder la mémoire des décisions antérieures et adapter leurs choix en conséquence. On a donc vu participer des programmes fonctionnant avec des routines de plus en plus complexes, qui tenaient compte dans leurs calculs de conditions de plus en plus nombreuses.

    Ce qui a frappé les observateurs, c'est que malgré la complexité possible et autorisée des programmes en compétition, c'est un programme très simple qui l'emportait régulièrement, le programme tit for tat. Il s'agit d'un programme élémentaire ne retenant que deux règles: coopérer pour commencer, puis choisir systématiquement lors des confrontations suivantes le même choix que celui de l'adversaire/partenaire lors du coup précédent. Bien sûr, il était facile de développer un programme l'emportant sur tit for tat (par exemple un programme ne coopérant jamais). Mais opposé à l'ensemble des dizaines de programmes en compétitions, un tel programme ne parvenait jamais à surperformer tit for tat. Or tit for tat constituant le modèle par excellence de l'éthique de réciprocité, les conclusions étaient limpides: non seulement celle-ci peut être considérée comme souhaitable d'un point de vue spirituel (donc avec une hypothèse métaphysique à la clé), mais il fallait convenir qu'elle était aussi remarquablement efficace. On a d'ailleurs pu observer dans un tout autre contexte, celui de la vie animale, des comportements qui pouvaient s'apparenter à de l'altruisme, et qui conduisaient bel et bien à une situation d'équilibre de Nash.

    Le point qu'il importe maintenant de souligner, c'est qu'il peut exister (en fonction des coefficients utilisés dans le jeu) des programmes très proches de tit for tat qui lui sont légèrement supérieurs: ce sont les programmes qui, au-delà de la logique de réciprocité, ajoutent une logique de générosité ou de tolérance. C'est-à-dire que de temps en temps, ces programmes coopèrent sans raison évidente, simplement pour redonner sa chance, en quelque sorte, à l'établissement d'une relation de coopération mutuelle qui aurait été rompue par erreur ou par accident. D'ailleurs la logique se comprend fort bien: si un programme applique une réciprocité scrupuleuse, il suffit que la confiance soit rompue une seule fois pour qu'on inaugure une phase de non-coopération qui peut s'avérer sans fin si chacun reste sur ses positions. Il semble donc préférable de faire preuve d'un peu de souplesse dans l'application du principe de réciprocité, même si celui-ci continue de constituer l'ossature principale du fonctionnement du programme.

    La traduction de ce principe en morale appliquée est simple: même si l'on doit d'abord agir en vertu d'un principe d'équité (et cette équité ne concerne pas seulement les autres, mais aussi soi-même), on doit aussi savoir garder une marge de tolérance qui permette en particulier d'éviter les situations de blocage. Il peut arriver que ce soient les circonstances, et non la mauvaise volonté ou la mauvaise foi des autres, qui provoque temporairement une situation de non-coopération, ou une incompréhension à ce sujet: il importe alors de savoir passer outre. Non pas systématiquement (au risque d'accepter une situation de martyr ou d'esclave), mais occasionnellement, avec mesure. C'est en cela qu'on peut parler de générosité raisonnable (et non forcément affective): il s'agit d'une générosité souhaitable d'un point de vue général, objectif, non d'un sacrifice ou d'un geste sentimental.

    En matière de conduite économique, il s'agira de toujours s'attacher à produire un peu plus que ce qu'on consomme, d'être prêt à faire un peu plus d'efforts que ce qu'un contrat exige de nous, etc. En bref de garder une marge de manoeuvre en toute chose, plutôt que de s'attacher en permanence à un utilitarisme méticuleux et sans concession.




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